Chapitre 12 - Deuxième Partie

Ils avancèrent de quelques pas, évitant les trainées noires, marchant prudemment de façon à garder toujours l'œil sur la surface de l'eau. Mais rien ne bougeait. Rien ne se passait. La vibration de l'eau demeurait régulière, l'air humide semblait s'alourdir de minute en minute, et les algues brillantes, immobiles, attendaient calmement leur prochaine victime.

Les soldats Hagal et Barres, toujours à leurs postes, attendaient les nouvelles directives de leur Duc. Mais alors qu'ils avaient affiché une franche détermination lors de leur approche du Marais, quelques instants plus tôt, les deux hommes semblaient désormais agités, nerveux, et piétinaient sur place. Être aussi proche de la Porte Maudite semblait accentuer l'effet néfaste que cet endroit avait sur chacun d'entre eux. Énith avait peur qu'ils n'aient du mal à se contrôler et plongent bientôt dans la panique. Son père sembla tenir la même conclusion qu'elle car il leur cria :

- Soldats, restez vigilants, gardez les yeux ouverts, et maîtrisez votre peur ! Faites appel à tout votre courage !

- Oui, Monsieur le Duc ! répondirent-ils d'une même voix.

Mais le soldat Barres ne parvint pas à retrouver son calme. Jetant des regards hébétés tout autour de lui, il se balançait d'un pied sur l'autre, le souffle court, et ne faisait plus attention aux trainées noires qui brillaient tout autour de lui. Son talon effleura alors leur surface sombre et visqueuse. Aussitôt les algues s'enroulèrent d'un seul mouvement autour de sa cheville. Dans un hurlement de terreur, le visage déformé par l'angoisse, le soldat trébucha et s'effondra au sol, incapable de résister à la force de ses choses mouvantes qui l'attiraient à elles. Briam et le Seigneur de Narambie hurlèrent des ordres d'une seule et même voix, mais le soldat Hagal semblait paralysé par la peur et ne fit pas un pas en avant pour venir en aide à son camarade. Alors Ricaël, qui se trouvait à quelques enjambées du malheureux Barres, franchit la distance qui le séparait de lui avec une adresse surprenante et agrippa sa main tendue. Le soldat hurlait de terreur, et la lueur d'espoir qui s'était allumée dans ses yeux au moment où le Seigneur l'avait attrapé s'éteignit en un instant. Aucun homme seul, aussi fort soit-il, n'était de taille à rivaliser contre la puissance des algues qui entraînaient Barres vers le marais. Les deux soldats restés en retrait se précipitèrent pour lui venir en aide, mais gênés par les trainées noires et ralentis par leur appréhension, ils ne purent arriver à temps. Des lianes sombres s'enroulaient maintenant autour du corps du soldat, ondulèrent jusqu'à sa gorge et rentrèrent dans sa bouche tandis que les yeux du pauvre homme s'écarquillaient de douleur. Ricaël n'eut pas d'autre choix que de lâcher prise, et son cri de frustration et d'impuissance se mêla aux hurlements étouffés du soldat qui sombrait dans les eaux du marais.

Pétrifiée face à cet atroce spectacle, Énith ne parvenait pas à détacher son regard de l'endroit où le soldat Barres avait disparu. Déjà l'eau sombre avait repris ses vibrations régulières, et les algues avaient retrouvé leurs places sur le sol humide. Rien n'indiquait plus que l'homme s'était trouvé là quelques secondes plus tôt. La jeune fille étouffa le cri d'horreur qui menaçait de sortir de sa gorge et crispa un peu plus ses mains sur l'encolure de son cheval qui s'agitait sous elle.

- Ricaël ! hurla Briam de toute la force de ses poumons. Ricaël, reculez ! Ne restez pas là ! Reculez, tous !

Briam, Ricaël et les trois autres soldats se faufilèrent entre les algues aussi vite que leurs jambes tremblantes de frayeur le leur permettaient. Alors que le Duc allait ordonner à tous de rebrousser chemin et de rentrer à Horenfort, une lumière argentée se forma au sommet du Tombeau des Rois, et tous s'immobilisèrent. En quelques secondes, le Renard se matérialisa sous leurs yeux stupéfaits.

- Briam des Montsombres ! appela-t-il. Je vous avais pourtant prévenus que vos armes seraient sans effet contre cet ennemi. Que faites-vous ici ?

Nulle colère ne transperçait de sa voix résonnante, mais son ton était ferme, et ses paroles sans détour. La lumière argentée qui émanait de son pelage contrastait violemment avec la noirceur de l'eau du marais et de ses plantes maudites. Énith sentit comme une bouffée d'espoir face à cette apparition.

- Sauf votre respect, Sire Hoaren, répondit Briam sans se démonter, je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous. Et si vos conseils nous sont précieux, nous ne pouvions pas nous comporter comme une bande de pleutres, qui ne prend même pas la peine d'étudier la menace qui pèse sur elle. Nous devions voir de nos propres yeux le mal qui émane de ce marais.

- Le courage ne vous sera d'aucune utilité en ce lieu, Briam, rétorqua le Renard en faisant quelques pas en leur direction, sur le flanc du monticule de terre. Seuls la peur, la colère, le doute et la mélancolie vous attendent près du Marais Maudit. Les ténèbres sont là, elles avancent, elles sentent votre frayeur. Elles s'en nourrissent. Elles s'en renforcent. Votre présence ici ne fait que les servir.

- Nous nous en rendons compte à présent, admit le Duc. Mais nous devions venir pour le savoir, nous devions venir pour en apprendre plus sur cette force étrange. Cela nous a coûté la vie de l'un de nos hommes, et je le regrette amèrement. Mais désormais, nous en savons un peu plus sur ce qui nous menace.

- Vous n'en savez pas suffisamment pour la combattre, cher Duc. Vous perdez votre temps si vous pensez pouvoir combattre vous-mêmes ces forces des ténèbres, ou si vous croyez être capables de refermer la Porte, poursuivit le Roi Hoaren. Je vous l'ai dit ; trouvez les Autres Mondes, et demandez-leur de vous aider.

- Mais comment ? Nous ne connaissons rien à tout cela, nous ignorons tout de ces Autres Mondes !

- Sire Hoaren !

Prise d'un subit élan de détermination, Énith avait sauté de cheval et s'avançait vers le Renard, qui dardait sur elle ses yeux d'un blanc profond. Ignorant les exclamations inquiètes de son père derrière elle, elle escalada le Tombeau des Rois d'un pas décidé, et se planta devant le spectre du vieux roi. Elle avait des questions à lui poser, et n'avait pas l'intention de le laisser repartir avant d'avoir obtenu des réponses.

- Jeune Énith, la salua Hoaren.

- J'ai en ma possession un manuscrit écrit par la Reine Aelwen la Louve, je travaille à sa traduction et je crois qu'il parle de ces Autres Mondes, de ces Autres Êtres. Pouvez-vous me dire si ...

- C'est impossible, l'interrompit le Renard.

- Qu'est-ce qui est impossible ?

- Vous ne pouvez pas avoir en votre possession des écrits des Anciens Rois concernant les Autres Mondes. Ils ont tous été détruits.

Énith se figea. Ses soupçons étaient donc fondés ; il était impossible que ce manuscrit se soit trouvé depuis toujours dans la bibliothèque d'Horenfort. Quelqu'un l'y avait mis volontairement. Quelqu'un connaissait l'existence des Portes et des Autres Mondes.

Elle répondit :

- À vrai dire... Nous ne comprenons pas non plus comment il a miraculeusement atterri entre nos mains au moment où nous en avions besoin. Je commençais à croire que... C'est certainement stupide mais je me disais que c'était peut-être... vous, qui nous l'aviez donné pour nous aider.

- Non. Non, je n'ai rien fait de tel.

- Vous ne savez donc pas comment il a atterri dans notre bibliothèque ?

- Non.

Il était difficile de percevoir une quelconque émotion sous ce regard blanc et cette voix spectrale, pourtant Énith aurait juré avoir aperçu un soupçon d'inquiétude traverser le visage animal de l'Ancien Roi. Elle écarta elle-même son propre désarroi face au mystère de l'origine du manuscrit et demanda :

- La Reine Aelwen pourrait-elle apparaître devant nous, comme vous le faites ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Elle a été engloutie par le Marais il y a quelques jours. Nous n'avons pas pu l'arrêter.

- Oh... je suis désolée, répondit Énith avec la plus grande sincérité.

Apprendre que les Spectres étaient également vulnérables face aux Ténèbres, susceptibles d'y succomber et de disparaitre, était pour le moins inquiétant. Énith s'efforça de ne pas se laisser troubler :

- J'aurais eu tellement de questions à lui poser... Pouvez-vous tenter d'y répondre à sa place, Sire Hoaren ?

- J'essaierai.

- Finirai-je par trouver dans ces écrits le moyen de communiquer avec les Autres Mondes, ou suis-je simplement en train de perdre mon temps ?

- Si ce sont réellement des écrits de la Reine Aelwen, vous trouverez des indications sur les emplacements des différentes Portes. Je sais qu'elle a passé une grande partie de sa vie à noter avec la plus grande minutie toutes les informations qu'elle possédait sur nos relations avec les Mondes.

- Lequel de ces peuples nous conseillez-vous de contacter ? Lequel serait le plus enclin à nous aider ? Il y en a tellement...

- Je l'ignore, jeune Énith. Les Mondes gardent de lourdes rancunes envers les humains, j'ignore s'ils consentiront à vous aider. Peut-être que les Valacturiens seraient plus propices à pardonner que les autres.

- Les Valacturiens ? Je ne crois pas avoir encore lu quoi que ce soit à leur sujet.

- Alors dépêchez-vous de poursuivre votre lecture, jeune Énith. Gardez courage, et ne revenez plus près du marais.

Énith tenta de protester et de le retenir en tendant le bras vers lui, mais sa main n'attrapa que de l'air. Le Renard avait déjà disparu.

Une fois de retour au château, Énith fila à toute allure vers la bibliothèque. Il n'y avait plus une seconde à perdre. Les paroles du Roi Renard avaient encore une fois soulevé une multitude de nouvelles questions, mais Énith décida de les laisser de côté pour le moment. Elle devait rester concentrée sur son travail.

En la voyant débouler à toute vitesse dans la salle d'étude, le Maître Scribe sursauta et la dévisagea avec inquiétude.

- Mademoiselle Énith ! s'exclama-t-il en se levant à la hâte. Que s'est-il passé ? Qu'avez-vous ? Vous avez l'air épouvanté.

- Notre escapade au Marais Maudit a été éprouvante Hanshen, répondit Énith. L'un de nos soldats a été englouti dans le marais. La puissance des forces obscures de cet endroit ne fait plus aucun doute.

- Saints Esprits, murmura le vieil homme. Quel malheur pour nous tous !

- Nous devons nous dépêcher, poursuivit-elle sans lui laisser le temps d'encaisser le coup. Sortez le manuscrit, et aidez-moi. Nous devons trouver le paragraphe qui parle des Valacturiens.

Hanshen ne posa pas de questions, et ils se plongèrent de nouveau tous deux dans les pages abîmées du vieux manuscrit.

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