Chapitre 11 - Première Partie
Énith se frotta les yeux en retenant un grognement fatigué. Elle travaillait depuis des heures dans l'ambiance confinée de la bibliothèque et aurait bien pris quelques minutes pour se détendre. Sa concentration était fuyante, elle n'avançait pas aussi vite qu'elle l'aurait souhaité et son humeur s'en ressentait.
Elle s'étira les bras et le dos, inspira un grand coup en s'efforçant de chasser son inquiétude et sa frustration, et se replongea dans les lignes qu'elle était en train de traduire.
Il y était question d'êtres semblables aux humains, mais dont la taille des adultes ne dépassait pas celle d'un enfant de dix ans. C'était un peuple simple, pacifique et nomade qui vivait en osmose avec la nature. Ils ne présentaient pas d'aptitudes particulières et étaient peu enclins à apprendre des autres Mondes avec qui ils étaient en contact. Des créatures renfermées sur elles-mêmes et passablement inintéressantes. Malgré tout, Énith voulait se montrer consciencieuse et traduire ce passage jusqu'au bout.
De l'autre côté de la table, le Maître Scribe écrivait à toute vitesse et marmonnait dans sa barbe, complètement absorbé par sa tâche. Ils s'étaient réparti le travail pour avancer plus vite et Énith grimaça en constatant que son vieux mentor se révélait bien plus efficace qu'elle. Les doigts calleux du vieil homme glissaient sur le parchemin puis venaient lisser sa courte barbe tandis qu'il réfléchissait, tandis que son autre main faisait courir la pointe de sa plume sur la page vierge. Ses gestes étaient répétitifs et son visage laissait transparaître tantôt un profond sérieux, tantôt une satisfaction sereine.
Se sentant observé, il leva ses yeux gris et ridés vers elle.
- Qu'y a-t-il, Mademoiselle Énith ?
- Rien, Maître Hanshen, rien du tout. Pardonnez-moi, j'ai juste beaucoup de mal à me concentrer aujourd'hui.
- Nous travaillons depuis de longues heures Mademoiselle, il est normal de se sentir moins alerte, concéda-t-il tout en rebaissant les yeux vers son travail. Surtout avec les bruits incessants... Vous pouvez fermer les fenêtres, si vous préférez.
Ce jour-là en effet, le calme qui régnait habituellement dans la bibliothèque était sans cesse perturbé par des cris et bruits d'altercations qui leur parvenaient depuis la ville en contrebas. Énith s'efforçait de ne pas en tenir compte, mais les éclats de violence ne cessaient de la faire sursauter.
Depuis l'apparition du Renard, Horenfort avait de nouveau plongé dans la brutalité. De toutes parts, des conflits avaient éclaté, et la ville tout entière était ébranlée par le son fracassant de rixes pourtant vaines. La paix éphémère entre les partisans des deux religions avait déjà volé en éclats. La peur, comme souvent, avait eu besoin d'un bouc-émissaire, d'un coupable, d'une cible sur qui rejeter la faute du malheur qui accablait le peuple. Alors, les griefs entre les deux religions avaient refait surface, accordant aux fidèles la maigre consolation de pouvoir diriger leur colère quelque part ; les fidèles de l'Anima accusaient le Culte de la Divinité Double d'avoir apporté l'hérésie et le blasphème dans le pays, d'avoir déclenché une punition divine, tandis que du côté du Culte, on accusait l'Anima d'avoir délibérément ouvert la Porte afin que les ténèbres détruisent la Nouvelle Religion et ses adeptes. Des accusations sans fondements que rien ni personne ne pouvait plus raisonner.
Le père d'Énith avait enjoint les chefs religieux à tenter de raisonner les fidèles, mais la jeune fille avait bien conscience qu'une telle requête était vaine. Les appels au calme, même de la part des ecclésiastiques, s'étaient toujours révélés inefficaces par le passé, et maintenant que les chefs religieux étaient eux aussi en conflit ouvert, ce n'était pas près de s'arranger. La jeune fille se remémora leur dispute véhémente lors du conseil, le rictus rempli de haine et de mépris de Johol, le regard outré des Sages en face de lui... Ils ne semblaient pas en posture de montrer le bon exemple.
- Je ne suis pas sûre que la chaleur étouffante soit préférable au bruit, rétorqua enfin la jeune fille. Gardons les fenêtres ouvertes.
- Alors il nous faudra faire avec, même si travailler dans ces conditions est difficile.
- Cela ne semble pas vous poser de problème, observa-t-elle.
- L'expérience, sans doute. Mais je dois avouer que le passage que je traduis en ce moment est passionnant.
- Vraiment ? De quoi parle-t-il ?
- De créatures nommées les Topi. Ils font la taille d'une main, sont dotés d'ailes dorées et d'après ce que je lis à l'instant, ils détiennent une espèce de poudre d'or qui leur permet de réaliser une forme de magie très avancée.
Énith ne put cacher sa surprise et laissa échapper un rire amusé.
- Vous plaisantez ? On dirait...
- Des fées ! termina le scribe, dont les yeux brillaient comme ceux d'un enfant. Très exactement, Mademoiselle. On dirait à s'y méprendre les petites fées qu'on trouve dans nos vieux contes.
- C'est incroyable, ça ne peut pas être un hasard !
- Eh bien non, je ne pense pas, Mademoiselle. Si nous ne savions pas de source sûre que ces peuples existent réellement, ce seul passage aurait suffi à me convaincre qu'Aelwen la Louve n'a fait que dresser ici une liste de créatures imaginaires, mais... Il faut croire que les êtres magiques de nos contes ont été inspirés par ces peuples.
- Croyez-vous que nous trouverons des créatures semblables aux ogres et aux croque-mitaines ?
Hanshen délaissa de nouveau ses parchemins pour l'observer. Il semblait se demander si la jeune Duchesse cherchait à plaisanter ou si elle était sérieuse, et Énith devait bien avouer qu'elle ne le savait pas elle-même. D'un côté, l'éventualité que les ogres puissent exister réellement était absurde et risible, mais d'un autre, terriblement inquiétant. Elle haussa les épaules avec une mine interrogative pour faire comprendre à son mentor qu'elle ne plaisantait qu'à moitié. Celui-ci lui répondit alors :
- Je dois vous avouer que je ne l'espère pas, mais ma foi... Plus rien ne me surprendrait vraiment, je crois bien.
Et sans plus attendre, il se remit au travail. Ce vieux scribe ne se laissait pas distraire si facilement. Énith plongea sa plume dans l'encrier et voulut reprendre sa traduction, mais elle n'avait pas ce jour-là la volonté sans faille de son maître. Elle laissa son regard se perdre de nouveau par la fenêtre, imaginant à quoi pouvaient bien ressembler réellement les Topi. Vivaient-ils dans des palais de fleurs, comme elle l'avait lu quand elle était enfant ? Aimaient-ils les objets brillants, étaient-ils farceurs envers les humains ? Les rencontrerait-elle un jour ?
- Votre encre est en train de noircir la page, Mademoiselle.
La voix du scribe la fit sursauter. Jurant tout bas, elle s'empressa d'éponger les dégâts.
- Je vous ai connue plus studieuse que cela, ma chère Énith.
- Je suis désolée, Hanshen. Ce n'est pas mon jour, il faut croire. Je n'arrive pas à me concentrer.
- Peut-être qu'une petite pause en compagnie du jeune Meben vous ferait du bien ?
Énith se rembrunit avant de répondre :
- Impossible... Il est reparti vers les Lacs Blancs avec son oncle.
- Oh... Je vois.
La jeune fille laissa échapper un soupir contrarié.
Oui, un moment de légèreté avec son ami lui aurait fait le plus grand bien. Il avait été d'un grand soutien depuis le Solstice, et son sourire à toute épreuve était chaque jour comme une bouffée d'air frais dans l'ambiance pesante et inquiète du château. Leurs conversations lui manquaient déjà.
La veille, alors qu'elle lui avait proposé de la retrouver pour leur désormais traditionnelle collation dans le salon de jeux, il s'était présenté avec une mine triste et l'œil sombre. Et même s'ils ne se connaissaient que depuis quelques jours, Énith savait bien que cette expression était des plus inhabituelles sur le visage de Meben.
- Que se passe-t-il ? avait-elle demandé tandis que le jeune homme se laissait tomber dans un fauteuil.
- Je viens de me disputer avec mon oncle. Il a pris la décision de repartir à la Demi-Lune le plus vite possible. Je lui ai dit que je voulais rester, vous aider autant que je le pouvais, mais il ne me laisse pas le choix.
- Oh...
Énith avait gardé un visage impassible, ne souhaitant pas laisser voir au jeune homme combien cette nouvelle l'affectait. Elle avait enfin un ami digne de ce nom, avec qui parler, échanger, rire... L'idée de le perdre si vite, surtout en cette période troublée et angoissante, lui serrait l'estomac. Elle avait évité son regard en demandant :
- Pourquoi ne veut-il pas rester plus longtemps ?
- Il a peur, évidemment. Même s'il ne voudra jamais l'admettre.
La porte s'était ouverte à ces mots, laissant entrer Bardan, lèvres et poings serrés. Il avait toisé son neveu en vociférant :
- Vous avez beau être en colère contre moi Meben, cela ne change rien au fait que je doive assister à vos entrevues avec la jeune Duchesse. Vous auriez dû m'attendre.
Il avait salué Énith d'un hochement de tête solennel et s'était installé sur un sofa, jambes et bras croisés. Un silence inconfortable s'était emparé de la pièce. Meben gardait sa mine renfrognée, Énith n'osait plus le questionner. Finalement, pour remplir le silence, elle avait demandé :
- Quand partez-vous ?
Elle avait parlé à voix basse, mais pas suffisamment. Bardan n'avait pas laissé le temps à son neveu de répondre :
- Dès demain matin, Mademoiselle. Nous partons à la première heure.
- Je vous prierais de ne pas intervenir dans nos conversations, mon oncle, s'était agacé Meben sans lui accorder de regard. Vous vous octroyez le droit de prendre des décisions à ma place mais je suis encore assez grand pour mener une conversation par moi-même.
- Cherchez-vous de nouveau le conflit, mon cher neveu ? Vous devriez vous contenir, si vous souhaitez conserver un peu de dignité devant votre amie.
Énith ne savait plus où se mettre, voyant Meben sur le point d'exploser de rage face aux tentatives d'humiliation de son oncle. Finalement elle avait posé une main apaisante sur celle du jeune homme, accroché son regard pour lui faire comprendre que cela n'en valait pas la peine. Meben s'était passablement calmé et avait réussi à lui expliquer, sans être interrompu cette fois ci, que son oncle considérait la situation bien trop dangereuse à Horenfort. En tant que garant de sa sécurité il se devait de le ramener le plus vite possible auprès de ses parents à la Demi-Lune. Gênés par la présence de Bardan qui ne se cachait pas d'écouter leur échange, les deux jeunes gens n'avaient pas pu se dire à quel point ils étaient déçus de devoir se quitter, laissant en suspens leur amitié naissante.
Le lendemain matin, Énith s'était levée de bonne heure afin d'être présente pour son départ. Mais au moment de lui dire au revoir, devant les regards de ses parents, de Bardan, des domestiques et des gardes, elle n'avait su que lui offrir les politesses d'usage. Leurs adieux avaient été courtois et polis mais impersonnels, laissant à Énith un goût amer, une impression d'inachevé qui ne la quittait pas.
- Cela explique votre air lointain et distrait.
La voix du vieux scribe la ramena au présent et la fit rougir. Il lui accorda un rapide regard, sourcil levé et sourire en coin. Allait-il lui aussi s'imaginer des choses à leur sujet ? Elle se hâta de rétablir la vérité :
- Je suppose qu'il va me manquer, en effet. C'était agréable d'avoir un ami de mon âge ici. Mais cela vaut peut-être mieux ainsi. Il pourra rapporter à ses parents notre décision de ne pas nous fiancer, aussi déçus soient-ils... Et cela me permettra de me concentrer davantage sur notre travail. Nous n'avons pas de temps à perdre.
- En effet, Mademoiselle.
Sur cette réponse laconique, comme pour appuyer ces dernières paroles, le scribe se remit au travail, et Énith l'imita, balayant Meben de son esprit.
Elle termina laborieusement la traduction du paragraphe traitant des Poskah, ces petits êtres primitifs fort peu intéressants, et se lança à l'assaut du passage suivant avec un enthousiasme renouvelé. À chaque nouveau paragraphe, elle ressentait cette pointe d'excitation dans son cœur, cette euphorie de la découverte pure. Quelle nouvelle merveille se cachait dans ces lignes ? Quelle nouvelle créature incroyable ?
Elle ne parvenait toujours pas à croire que ce manuscrit leur soit tombé entre les mains exactement lorsqu'ils en avaient eu besoin. C'était une chance inouïe. C'était même... déroutant.
Est-ce vraiment de la chance ?
Elle releva le nez vers la fenêtre, pensive. Voilà plusieurs jours que cette idée se frayait un chemin dans son esprit, mais qu'elle la repoussait à chaque fois, jugeant qu'elle n'avait pas le temps d'y prêter attention. Mais cette question forçait le passage avec de plus en plus de ténacité. D'où pouvait donc bien venir cet ouvrage jamais découvert auparavant ?
- Voilà que vous êtes de nouveau dans les nuages, ma petite Énith, lui fit remarquer le vieux scribe d'une voix amusée.
La jeune fille reposa sa plume, repoussa ses parchemins et prit sa tête dans ses mains. Elle commençait à comprendre qu'il était inutile de s'acharner, elle n'arriverait à rien dans l'état d'agitation mentale dans lequel elle se trouvait. Elle répondit :
- C'est-à-dire que... Il y a quelque chose qui ne colle pas dans toute cette histoire. Vous ne trouvez pas que c'est un hasard bien étrange que l'on ait trouvé ce manuscrit à peine quelques jours avant l'apparition du Roi Hoaren ? Vous ne trouvez pas bizarre que vous ne l'ayez jamais découvert avant ?
Le vieux scribe se laissa aller contre le dossier de sa chaise en laissant échapper un soupir fatigué.
- Excusez-moi, Hanshen, s'empressa-t-elle d'ajouter. Je vous déconcentre avec mes divagations.
- Non, ne vous excusez-moi Mademoiselle Énith. En réalité, moi aussi, je trouve ça bien étrange. Depuis le premier jour où je vous l'ai donné à traduire, je cherche à comprendre comment ce manuscrit a pu rester inconnu de tous pendant de si longues années. Pendant des siècles ! Ça ne tient pas debout. Absolument pas. Et depuis que le Renard nous a dévoilé toute cette histoire, eh bien... Oui, je me pose les mêmes questions que vous.
- Donc nous sommes d'accord. Ça ne peut pas être un hasard.
- On ne peut rien affirmer pour le moment, corrigea Hanshen, avec son pragmatisme habituel. Nous nous faisons peut-être des idées, mais il me semble raisonnable de nous poser la question.
- Et de garder l'œil ouvert. Si quelqu'un s'est effectivement arrangé pour que nous tombions dessus, c'est que cette personne connaissait l'existence des Autres Mondes, et probablement même du Monde Interdit.
- En effet.
- Cela semble absurde !
- Avec tous les évènements qui se sont produits ces derniers jours, ma petite Énith, je pense que nous devrions revoir notre conception de l'absurdité...
Et le Maître Scribe replongea dans la traduction du manuscrit, laissant Énith plus perplexe et soucieuse que jamais.
C'en était trop. Entre le départ de Meben, les bruits incessants des conflits en ville et ces ruminations au sujet de l'origine du manuscrit, elle ne parviendrait jamais à se concentrer correctement. Elle commençait à se sentir complètement dépassée par les événements. Elle se leva.
- Excusez-moi Maître Hanshen. J'ai vraiment besoin de m'aérer les esprits quelques instants.
- Bien sûr Mademoiselle. Prenez votre temps.
Le parquet grinça sinistrement sous ses pas lorsqu'elle quitta la pièce, comme un écho lugubre aux plaintes de son esprit tourmenté. Elle descendit les escaliers avec un sentiment de culpabilité inconfortable et se promit de remonter très vite auprès du scribe. Elle détestait ne pas se sentir à la hauteur de la tâche qui lui incombait.
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