Chapitre 10
L'odeur amère de la tisane la força à ouvrir les yeux. Sa vision était trouble, ses sens endormis. Léonor mit quelques instants à comprendre que quelqu'un la maintenait à moitié assise afin de lui faire ingérer cet écœurant breuvage, avec une poigne plus forte et solide que celle de sa grand-mère. Elle grimaça et tenta de parler, mais sa gorge était trop sèche.
- Ah, la voilà qui revient à elle.
Une voix d'homme. Et cette odeur de cuir et de plantes... Le médecin, très certainement. Combien de temps avait-elle dormi ?
- Buvez, Mademoiselle. Un petit effort, vous vous sentirez mieux.
Léonor se laissa guider et ouvrit difficilement la bouche pour accueillir le liquide âpre et chaud. Le moindre mouvement lui faisait mal. Son corps semblait vouloir lui résister, et le simple fait de déglutir lui demanda une concentration considérable. Mais après quelques gorgées, les plantes thérapeutiques commencèrent à faire effet, et la douleur recula légèrement. La tête reposée sur l'oreiller, elle réussit à murmurer :
- Que se passe-t-il ?
- Votre état s'est dégradé. Votre grand-mère m'a fait revenir au plus vite.
- Je... Comment est-ce possible ? J'avais l'impression de me sentir mieux.
- Oui, c'est normal.
Elle sentit la main râpeuse de sa grand-mère se poser sur la sienne. La vieille femme se tenait assise de l'autre côté du lit, les yeux cernés et embués de larmes. Léonor ne l'avait même pas remarquée jusque-là.
Le médecin poursuivit :
- C'est un effet très courant avec la Grande Cochüe.
- La... quoi ?
- Une plante que l'on trouve assez communément dans nos forêts. Elle est très toxique. On la confond souvent avec l'Almille.
- Ah...
Léonor n'y connaissait rien aux plantes, qu'elles soient comestibles ou toxiques. Elle s'était toujours débrouillée pour ne pas avoir besoin de s'adonner à la cueillette pour manger lors de ses voyages, et ne comptait pas s'infliger un cours sur le sujet maintenant. Elle se racla la gorge avec une grimace.
- Et donc cette... plante ? Elle est mortelle ?
- Ingérée en trop grande quantité, oui, Mademoiselle j'en ai peur.
- Vous êtes sûr que c'est ça que j'ai ingéré ? lança-t-elle sans se laisser le temps d'encaisser le choc.
- Les symptômes de ces derniers jours ont confirmé mes soupçons... La Grande Cochüe provoque d'abord des vomissements, des courbatures, une fièvre intense, des vertiges. Le corps se défend autant qu'il le peut contre le poison. Et puis au bout d'un certain temps, il s'affaiblit et devient passif. La fièvre tombe, les vomissements s'arrêtent. On pense aller mieux, mais en réalité...
Il échangea un regard contrit avec Saween, et la jeune fille sentit son cœur se tordre de frayeur lorsqu'il ajouta :
- En réalité, le poison gagne du terrain. Et le corps lâche petit à petit.
- Donc... Vous... Vous êtes en train de me dire que je vais mourir ?
Sa grand-mère laissa échapper un hoquet. Elle faisait de grands efforts pour ne pas se laisser aller aux sanglots, Léonor pouvait le deviner. Ses doigts étaient crispés sur les siens, comme si elle voulait la retenir de partir trop vite.
- J'ai bien peur que oui, Mademoiselle. Mes soins vont vous permettre d'atténuer la douleur, mais... Ils ne pourront vous guérir totalement.
Des larmes menaçaient de perler aux yeux de Léonor, et sa bouche se mit à trembler, mais elle n'aurait su dire si c'était l'éventualité de sa propre mort ou le chagrin de sa grand-mère qui l'attristait le plus. Elle avait l'esprit embué, elle n'arrivait plus à réfléchir.
Tandis que le médecin rassemblait ses affaires en silence, laissant Léonor digérer cette funeste nouvelle, Saween laissa libre court à ses sanglots. Elle se frottait le visage de sa main libre, étalant les larmes sur ses joues, tout en marmonnant des paroles que la jeune fille n'entendait qu'à moitié :
- Ma petite-fille... J'aurais dû le savoir... Si j'avais pu... Mon fils, mon cher fils... Encore une fois... Tout recommence... Ma Léonie...
Avant de sortir de la pièce, le médecin lui tendit de nouveau la tasse pleine d'infusion, mais Léonor la refusa d'un geste de la main. Autant laisser la douleur la reconduire impitoyablement aux frontières de l'inconscience. Elle n'avait pas le courage d'affronter la réalité.
Elle n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé lorsqu'elle sentit sa conscience tenter de refaire surface dans le monde réel. Était-ce la nuit, ou les épais rideaux empêchaient-ils seulement la lumière du jour d'entrer dans la pièce ? Elle n'avait plus aucune notion du temps. Mais tout était sombre autour d'elle, et silencieux. Une unique bougie était allumée sur le guéridon près de la porte, mais la maigre lumière de sa flamme ne projetait qu'un halo trop paresseux pour dissiper l'obscurité.
Pourquoi s'était-elle réveillée ? Elle aurait préféré continuer à dormir. Mais quelque chose, l'avait tirée de son sommeil. Passant une main tremblante sur son front, elle réalisa alors qu'elle sentait dans un coin de son esprit une timide tentative de contact, comme si quelqu'un hésitait à entrer et faisait des va-et-vient sur le seuil de sa conscience sans réussir à se décider. Elle songea tout d'abord, malgré les réticences dont elle avait fait preuve, que Lasthyr souhaitait lui parler, ou seulement s'enquérir de son état. Mais elle s'aperçut rapidement que cette approche, maladroite et hésitante, était bien différente de ce qu'elle avait expérimenté avec l'être à la peau verte. Cela ne ressemblait guère à la télépathie qu'elle connaissait, et malgré sa maigre expérience en la matière, Léonor en était persuadée ; c'était tout autre chose.
Elle tenta d'ignorer le martellement dans ses tempes et les divagations de son esprit pour se concentrer uniquement sur cette tentative de contact. Elle s'efforça d'ouvrir en elle-même les barrières que l'on tentait vainement de franchir. Elle sentit alors la présence se rapprocher et soudain, comme venues de nulle part, de grandes mains rêches se posèrent sur son corps. Des doigts trop longs pour être humains la touchaient en divers endroits. Surprise, elle sursauta et ouvrit les yeux, s'attendant à découvrir un intrus dans la chambre. Mais il n'y avait personne, elle était toujours seule dans la pénombre de la petite chambre. Peut-être aurait-elle dû se sentir effrayée, peut-être aurait-elle dû hurler et appeler à l'aide... Mais elle n'en fit rien.
Elle referma les yeux et s'abandonna au contact de ces mains avec une confiance étonnante. Ce toucher chaud, ferme, étrangement rassurant, lui procura une sensation de sécurité immédiate. Ces mains étrangères ne lui voulaient que du bien, elle en était certaine. Son instinct le plus profond le lui assurait.
Alors qu'elle laissait ses dernières défenses s'effondrer, une voix pénétra à l'intérieur de son esprit, dans une tentative laborieuse de télépathie. Alors, elle comprit qu'elle ne s'était pas trompée :
- Lasthyr m'envoie.
Une phrase brève dont la clarté finit d'apaiser la jeune fille. La créature verte avait tenu sa parole ; elle était allée chercher de l'aide.
Avec un sentiment de gratitude infinie qui lui remplit le cœur, Léonor esquissa un sourire et laissa l'étranger poursuivre son travail. Elle n'avait aucune idée de la façon dont ces mains pouvaient influencer son corps et son organisme à distance, elle ne comprenait pas comment elle pouvait ressentir le toucher de ces doigts avec une telle intensité, mais peu lui importait. Elle livra son corps aux dons guérisseurs de cet être avec une foi inébranlable.
Ses muscles se détendaient, sa respiration s'apaisait. Les maux de tête persistants se faisaient moins intenses. Tandis que la douleur reculait, sa conscience se fit plus aiguisée. De plus en plus curieuse de connaître l'origine de ces mains qui parcouraient son corps, elle eut à plusieurs reprises le réflexe d'ouvrir les yeux, espérant toujours surprendre celui ou celle qui exerçait ses pouvoirs guérisseurs sur elle. À chaque fois que ses paupières se soulevaient, durant cet instant insaisissable entre le noir total et la vue, il lui semblait apercevoir... quelque chose. Une créature dont les longues mains squelettiques, recouvertes d'une peau brune et écailleuse, parcouraient son corps de la tête aux pieds. Trois yeux ronds à l'éclat rouge tourbillonnant qui la scrutaient, l'étudiaient. Il lui semblait même parfois entendre un râle profond émaner de cet être dépourvu de nez, et elle se demanda ce qui se cachait derrière cette bouche sans lèvres et démesurément étirée.
Ces quelques images lui venaient par bribes, comme une apparition fugace qui ne se manifestait que lorsque ses paupières soulevaient le voile devant ses yeux. Mais dès qu'elle les avait complètement ouverts, elle ne percevait plus que les contours des meubles de sa petite chambre, faiblement éclairés par la bougie qui terminait de se consumer.
Elle referma les yeux, les rouvrit encore, et la vision de la créature se faufila de nouveau dans cet espace intermédiaire entre obscurité et lumière. Malgré elle, elle lâcha un petit rire amusé. La vision de cet être aurait dû la faire frémir d'horreur. Une telle description ne pouvait que convenir à une sombre créature issue du plus terrible des cauchemars. Et même si elle ne sentait que bienveillance et amour émaner de cet être si repoussant, une partie d'elle-même préférait se persuader qu'elle était victime d'une hallucination.
Au bout d'un moment, le contact de ces mains contre sa peau se fit plus léger, moins insistant. Comme une caresse, de haut en bas, de bas en haut, comme si elles cherchaient des résidus cachés du poison qui leur auraient échappé. Mais la créature aux yeux rouges dut se trouver satisfaite de son travail car, pénétrant maladroitement l'esprit de Léonor, elle lui souffla :
- C'est fait.
La jeune fille rouvrit les yeux, mais ne vit que la flamme de la bougie qui vacilla un court instant. La créature était partie.
Libérée de la douleur, de l'engourdissement et de la faiblesse insupportable, elle se rendormit immédiatement.
Lorsqu'elle se réveilla le lendemain matin, malgré une bouche pâteuse et des muscles engourdis, elle se sentit revigorée. Elle s'assit sur le lit précautionneusement, attendant avec appréhension les coups de marteau dans ses tempes et les remous nauséeux de son estomac. Mais rien. Pas même un léger étourdissement.
Elle repoussa les couvertures et posa ses pieds nus sur le sol. Par la fenêtre, les feuilles de l'Arbre se balançaient joyeusement au rythme de la brise matinale. Elle avait envie de l'ouvrir et de sentir l'air doux du matin, mais elle n'osait pas se lever tout seule. De l'autre côté de la porte, elle entendait sa grand-mère s'affairer dans la cuisine et appela :
- Grand-mère ?
Les bruits de casseroles cessèrent immédiatement et le silence se fit, comme si la vieille femme tendait l'oreille pour s'assurer qu'elle n'avait pas rêvé.
- Grand-mère, tu es là ?
Des pas précipités se hâtèrent vers la porte qui s'ouvrit à la volée. En la voyant ainsi prête à se mettre debout, la vieille poussa un cri affolé.
- Mais enfin Léonie, tu dois rester couchée, que fais-tu ? Tu divagues, tu as de la fièvre ? Tu ne sais plus où tu es ma pauvre chérie, reste couchée... Je suis là.
Saween se précipita vers elle et toucha son front, s'attendant à le trouver brûlant et moite de sueur. Mais il n'en était rien. Décontenancée, elle planta son regard dans celui de sa petite-fille dont l'éclat la surprit plus encore. Devant son air ébahi, Léonor esquissa un sourire amusé :
- Je crois que je suis guérie, grand-mère.
- Quoi... ? Mais ce... Comment est-ce possible ?
- Je ne sais pas trop... Mais je me sens bien. Reposée.
- Mais le médecin a dit... Ma chérie, il a dit que tu ne passerais pas la journée...
La vieille femme était complètement perdue, ne sachant si elle devait se réjouir de retrouver Léonor en plein forme ou ne pas se faire de faux espoirs face à ce regain d'énergie. La jeune fille devinait sa confusion à ces gestes imprécis, son regard fuyant et ses balbutiements. Espérant l'apaiser et lui offrir des réponses, elle décida qu'il valait mieux lui dévoiler la vérité. Elle prit ses mains dans les siennes et murmura :
- Grand-mère... En réalité, j'ai reçu de l'aide.
- De l'aide ? Que veux-tu dire ?
Elle s'installa près de Léonor sur le lit.
- L'autre nuit j'ai discuté avec... cette créature à la peau verte dont j'ai rêvé si souvent. Nos esprits se sont liés, et j'ai pu avoir une vraie conversation avec elle.
- Quoi ? Mais ma Léonie, tu ne dois pas leur parler, ils sont dangereux, tu ne te rends pas compte...
- Grand-mère, laisse-moi parler je t'en prie, l'interrompit la jeune fille d'une voix apaisante. Je sais que c'est une chose qui t'effraie, vu ce qui est arrivé à Papa, mais... Je ne crois pas qu'ils soient dangereux. À vrai dire, je pense même qu'elle m'a sauvé la vie. Du moins, indirectement.
- Comment ça ?
- Elle a perçu mon état... catastrophique. Et je lui ai demandé si elle pouvait m'aider. Et cette nuit, une autre créature m'a rendue visite.
- Une autre de ces créatures vertes ?
- Non, non c'était autre chose encore... Je ne suis pas sûre de ce dont il s'agissait. Mais cette chose... Cet être, quel qu'il soit... Il m'a guérie. Ça j'en suis certaine. Et c'est Lasthyr qui l'a envoyé, j'en suis sûre aussi.
- Lasthyr ?
- C'est le nom de la créature verte qui me parle.
Les yeux de la vieille femme s'embuèrent. Les lèvres tremblantes, elle chuchota :
- Je ne comprends pas comment c'est possible...
- Moi non plus, répondit Léonor en souriant. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive, grand-mère. À ces créatures, ces rêves, cet empoisonnement... Mais je finirai par comprendre, crois-moi. Et en entendant...
Laissant ses appréhensions de côté, Léonor se leva afin de prouver à sa grand-mère, autant qu'à elle-même, qu'elle ne se trompait pas. Elle tenait parfaitement bien sur ses deux jambes, solides et stables, sans aucun vertige. Alors elle s'écria :
- Je suis guérie, c'est tout ce qui compte !
- Oui, oui, tu as raison !
Sa grand-mère se leva à son tour, la prit dans ses bras et pleura longuement, se réjouissant avec profusion des couleurs qui avaient retrouvé leur place sur les joues de sa petite-fille.
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