Chapitre 1 - Première partie
La journée avait été étonnamment chaude en cette fin de printemps au cœur des montagnes. L'ardeur des rayons du soleil, d'ordinaire plutôt clément en cette saison, avait surpris tous les habitants du château et la cadence des préparatifs de la fête du Solstice s'en était ressentie.
Cependant, les couloirs et les jardins grouillaient toujours de domestiques affairés, de cuisiniers pressés, de ménestrels et acrobates espérant décrocher un contrat et de nobles invités arrivés trop tôt. Dans deux jours, la journée la plus longue de l'année serait célébrée avec faste et ferveur dans tous les recoins du Royaume de la Tétrade, comme le voulait la tradition ancestrale. Mais la chaleur humide s'infiltrait partout et ralentissait les mouvements, pesant sur l'enthousiasme de chacun.
Briam avançait d'un pas décidé à la suite de son intendant, ignorant les gouttelettes de sueur qui coulaient désagréablement le long de son dos. Quel temps infernal, maugréa-t-il en lui-même. Une chaleur pareille dans les hautes montagnes, c'était presque contre nature.
Et si dans sa jeunesse il avait envié le climat ensoleillé des duchés du Sud, aujourd'hui il regrettait les courants d'air frais et piquants qui balayaient habituellement les rues d'Horenfort. Une moiteur aussi étouffante n'avait désormais plus d'autre effet que lui taper sur les nerfs, sans parler de l'agitation et des perpétuelles allées et venues de ces derniers jours.
Briam sentait sa jeunesse lui échapper... Aurait-il pu croire, vingt ans auparavant, qu'un jour le soleil et les mondanités lui seraient aussi désagréables ? Il soupira d'agacement face à sa propre mauvaise humeur, puis leva le regard vers son intendant qui s'immobilisait devant la porte de son cabinet privé.
- Je me suis permis de le faire attendre ici, Monsieur le Duc. C'est la seule pièce du château qui ne soit pas envahie par les préparatifs du Solstice... J'espère que cela ne vous gêne pas.
- Non Sirgil, vous avez bien fait, répondit Briam.
- J'ai déjà demandé que l'on fasse monter des rafraîchissements et de quoi se restaurer. Le Sage avait l'air éprouvé par les températures inhabituelles, je l'ai invité à ne pas vous attendre pour se désaltérer.
- Parfait, je vous remercie Sirgil.
- Je vous en prie, Monsieur.
- Ah, Sirgil ! rappela le Duc alors que son intendant s'apprêtait à lui ouvrir la porte. Voudriez-vous aller trouver mon épouse et lui dire que j'aurais peut-être un peu de retard, mais que je viendrai la retrouver comme convenu ?
- Bien entendu, Monsieur le Duc.
Sirgil posa la main sur la poignée tandis que Briam tirait un mouchoir de sa manche pour s'éponger les tempes. Ses cheveux drus imprégnés de sueur lui collaient à la peau et la sensation était des plus désagréables. Aussi éprouva-t-il un soulagement manifeste en pénétrant dans son cabinet, dont les rideaux tirés avaient préservé la fraîcheur. Il soupira d'aise tandis que Sirgil refermait la porte derrière lui et attendit quelques instants que ses yeux s'habituent à l'obscurité de la pièce.
Le Sage était assis sur un petit siège rembourré, le dos droit, ses doigts noueux serrés autour d'une tasse de thé glacé qui reposait sur ses longues jambes frêles. Ses yeux clairs et ridés braqués sur lui, la bouche relevée en un petit sourire affable, il attendait que le duc se manifeste. Briam inclina doucement la tête et les épaules et le salua :
- Ismar le Sage, soyez le bienvenu au château d'Horenfort. J'espère que je ne vous ai pas fait trop attendre.
- Pas le moins du monde, mon cher Duc, répondit Ismar en reposant sa tasse sur le guéridon à côté de lui. J'ai été accueilli avec les plus grands égards, comme toujours.
Briam rendit son sourire au vieil homme et s'avança de quelques pas tandis que le Sage se levait pour l'inviter à s'approcher, les bras tendus. Il prit les larges mains du duc dans les siennes et les serra chaleureusement :
- C'est à moi de m'excuser de m'être présenté sans y avoir été invité, et sans m'annoncer. Je sais que les préparatifs de la célébration du Solstice sont toujours mouvementés et éreintants, et je ne me serais pas permis de m'imposer si la question n'avait pas été essentielle.
- Je n'en doute pas. Je vous en prie, asseyez-vous.
Tandis que le Sage se rasseyait avec grâce malgré la raideur évidente de ses membres vieillis, Briam prit place à son tour sur un siège en face de son invité et s'efforça de conserver un sourire amène. La dernière fois que l'un des Cinq Sages s'était présenté chez lui sans y avoir été invité, il était venu lui annoncer qu'un violent conflit religieux avait éclaté dans l'une des villes du duché et qu'un renfort militaire était nécessaire pour faire revenir l'ordre.
Cela avait été la première d'une série d'attaques et de violences entre les partisans de l'Anima et les partisans du Culte. Depuis, les chefs religieux de part et d'autre avaient le plus grand mal à apaiser les tensions. Le duc était lui-même intervenu et punissait avec la plus grande fermeté ces actes de violence insensés, mais aucune de ses entreprises, militaire ou judiciaire, n'avait suffi à décourager les instigateurs des conflits. Et, bien qu'aucune attaque ne lui ait été rapportée depuis plusieurs semaines, la présence d'Ismar le Sage dans son bureau privé ne lui disait rien qui vaille.
Cependant, celui-ci se resservait du thé avec des gestes délicats, sans se presser, dans une attitude qui laissait transparaître bien plus de solennité que d'urgence.
- Je vous rassure tout de suite Monsieur le Duc, je ne suis pas venu ici pour vous rapporter de néfastes nouvelles, annonça Ismar en lui tendant une seconde tasse. La situation semble stable pour le moment, les Esprits soient loués.
A ces mots, Briam détendit les muscles de ses épaules et avala une gorgée de thé, savourant avec délectation le liquide qui lui rafraîchissait le gosier.
- Vous m'en voyez soulagé, répondit-il avec un sourire non feint. Puis-je donc vous demander l'objet de votre visite ?
- Il s'agit de la fête du Solstice, mon cher Duc, et de la présence aux festivités, sur votre invitation, de Johol et Lyrie, les représentants du Culte de la Divinité Double.
Briam crispa ses mains autour de sa tasse et fronça imperceptiblement les sourcils en tentant de lire les intentions d'Ismar sur son visage impassible. Les Sages étaient-ils courroucés de la présence à la Fête du Solstice des chefs de la religion opposée ?
- Je vous demande pardon, avança-t-il avec calme, mais il me semblait que nous étions convenus ensemble que leur présence était essentielle afin de donner l'exemple d'une entente cordiale entre vos deux religions, et de...
- Bien sûr, bien sûr, Monsieur le Duc, l'interrompit le Sage. Vous vous méprenez, nous sommes toujours profondément convaincus de la pertinence de leur présence aux festivités. À vrai dire, si je suis ici, c'est que le Conseil des Sages considère qu'il serait avisé d'aller encore un peu plus loin, et d'inviter Johol et Lyrie à participer plus activement à la célébration.
- De quelle façon ? interrogea Briam en haussant les sourcils. La vénération du Solstice ne fait pas partie des fêtes religieuses célébrées par Le Culte...
- C'est très juste, mais certains de leurs rituels en faveur de leur dieu masculin, Diùnn, se rapprochent suffisamment de la symbolique de notre Esprit du Soleil pour que nous puissions y trouver une résonnance lors de ce jour sacré. Il nous semble qu'inclure l'un de ces rituels à nos célébrations religieuses serait la meilleure façon de montrer l'exemple ; les deux religions ont des aspects semblables, des rituels semblables, et peuvent donc cohabiter dans le respect mutuel. Il nous semble urgent de montrer au peuple que ces violences n'ont aucune raison d'être.
Briam acquiesça d'un léger mouvement de tête tout en avalant les dernières gorgées de son thé. Les paroles d'Ismar étaient pleines de bon sens. La force d'un tel évènement, l'alliance symbolique des deux religions autour d'une célébration commune, pourrait certainement avoir l'impact attendu.
Ou bien aurait-il des conséquences radicalement inverses... Certains adeptes pourraient se sentir trahis ou qualifier la chose de blasphématoire, auquel cas leur colère n'en serait que plus vive. Mais si les chefs religieux faisaient montre d'une union forte et déterminée, peut-être les fidèles finiraient-ils par les suivre. Peut-être...
- En avez-vous parlé aux Représentants du Culte ? demanda Briam. La proposition du Conseil me semble pleine de sagesse, mais je ne suis pas tout à fait convaincu que Johol et Lyrie voient tout ceci d'un très bon œil... Vous savez comme moi que les règles et les dogmes du Culte sont particulièrement inflexibles.
- Nous attendions votre consentement avant de partager notre proposition avec le Culte, Monsieur le Duc. Quant à vos réserves, je les partage, mais le fait que Johol et Lyrie aient accepté votre invitation aux festivités nous semble être la preuve qu'ils sont enclins à montrer l'exemple à leurs fidèles, en témoignant leur respect envers l'Ancienne Religion. Peut-être se laisseront-ils convaincre du bien-fondé de notre offre.
- Oui, vous avez peut-être raison.
Cela faisait beaucoup trop de « peut-être » au goût de Briam, mais il n'avait pas suffisamment le temps de peser le pour et le contre. Il fallait agir pour apaiser les hostilités entres les fidèles, et il fallait agir rapidement.
- Dans ce cas, nous donnez-vous l'autorisation de mettre en place ce rituel commun ? demanda Ismar.
- Je vous la donne, répondit le duc en hochant la tête.
- Fort bien, dans ce cas, je ne vous retarde pas plus et vais de ce pas rédiger notre proposition de façon officielle. J'enverrai un coursier la leur remettre en main propre avant la fin de l'après-midi, en espérant qu'ils ne seront pas trop pris au dépourvu...
Briam se leva et se dirigea vers la cloche pour rappeler l'intendant, mais Sirgil l'avait devancé et ouvrait déjà la porte avec un hochement de tête entendu. Le duc lui sourit avec reconnaissance, se demandant quel sixième sens cet homme avait-il bien pu développer pour anticiper ainsi chacune de ses demandes. Puis il salua le Sage et le laissa sortir à la suite de Sirgil.
Il s'accorda quant à lui quelques minutes de sérénité supplémentaires dans la fraîche obscurité de son bureau et se rassit sur son siège en fermant les yeux. Il se massa les tempes en grognant de satisfaction, puis glissa ses doigts dans sa barbe, comme il le faisait chaque fois qu'il réfléchissait intensément.
L'agitation extérieure lui parvenait par bribes de bruits étouffés ; les pas qui résonnaient sur les dalles du couloir, les voix des domestiques qui s'interpellaient de part et d'autre, les sons des instruments que l'on accordait, les coups des marteaux qui installaient les estrades et les tentes dans les jardins... Il devinait l'impatience et l'enthousiasme de tout ce monde qui s'affairait au-dehors mais lui-même ne parvenait à ressentir que de l'inquiétude. Cette proposition des Cinq Sages pour apaiser les tensions religieuses était très certainement judicieuse, mais il ne parvenait pas à se défaire du mauvais pressentiment qui lui serrait l'estomac.
Après avoir avalé une seconde tasse de thé glacé, il se releva à regret pour rejoindre l'effervescence des préparatifs. Il avait encore beaucoup à faire avant de retrouver son épouse Elmande pour la promenade en forêt qu'il lui avait promise le matin même. A cette idée, un large sourire éclaira son visage bourru ; rien ne l'apaisait jamais plus qu'une heure ou deux en compagnie de la Duchesse, loin de l'ambiance protocolaire du château.
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