Chapitre 1 - Deuxième partie
Énith rejeta sa tête en arrière et fit doucement craquer sa nuque avec une grimace de douleur. Elle était assise depuis des heures, absorbée par sa lecture, et s'aperçut soudain que son dos et ses jambes endolories réclamaient également son attention. Tout en massant sa nuque raidie, elle reposa avec douceur les délicates feuilles de parchemin qu'elle tentait de déchiffrer depuis le début de l'après-midi. Elle se leva, s'étira, et se dirigea vers la fenêtre afin de se dégourdir les jambes. Le soleil commençait déjà à décliner à l'horizon et sa lumière rousse serait bientôt cachée par les montagnes imposantes qui s'étendaient à l'ouest. Combien de temps était-elle restée plongée dans ses parchemins ?
Après le déjeuner, fatiguée de l'atmosphère agitée et suffocante qui régnait dans les couloirs du château, elle avait cédé à la tentation de se retirer dans le calme et la fraîcheur de la vaste bibliothèque, juste le temps de profiter d'un moment de solitude et d'une passionnante lecture. Mais comme bien souvent, elle n'avait pas vu le temps défiler, et le soir était déjà là...
Elle se sentit légèrement coupable de s'être isolée ainsi tout l'après-midi, mais rien ne pouvait totalement éclipser le plaisir qu'elle ressentait à chaque instant passé dans la bibliothèque.
C'était probablement son endroit préféré au monde. La quiétude et le silence qui y régnaient la rassuraient, les hautes étagères de pierre chargées d'une multitude de livres semblaient la protéger, comme une barrière stable et puissante entre elle et le monde extérieur. L'odeur des vieilles pages, des reliures de cuir, du parquet et des tables de travail cirées la plongeait instantanément dans une profonde sérénité, un sentiment de sécurité incomparable. Elle était là dans son élément.
Elle ouvrit la fenêtre, inspira une grande bouffée d'air et s'aperçut avec soulagement que la fraîcheur revenait doucement en ce début de soirée. Son regard s'attarda sur les jardins en contrebas et fut attiré par le mouvement de deux personnes qui se dirigeaient vers le rempart Nord. Elle sourit avec tendresse en reconnaissant ses parents, qui profitaient probablement de la douceur du soir pour s'échapper à leur tour de l'agitation du château.
Après tant d'années de mariage, le duc et la duchesse des Montsombres affichaient une complicité sans faille et ne laissaient jamais passer une occasion de s'octroyer un moment à deux, loin des regards de la cour et des exigences mondaines. Énith pensa que leur histoire d'amour était digne des plus grandes romances que l'on trouvait dans les livres et qu'un jour, peut-être, les futures générations liraient avec passion les aventures de Briam et Elmande des Montsombres.
Ils avaient dû faire face à de nombreux obstacles pour afficher leur amour au grand jour et obtenir du Roi l'autorisation de se marier. En raison d'une très vieille coutume, résultant d'un accord ancestral entre la famille royale et la famille ducale, une fois toutes les trois générations l'héritier du duché des Montsombres était tenu de se marier avec l'un des enfants du Roi lui-même. Briam aurait dû à son tour honorer cette tradition.
Énith n'avait jamais réellement compris l'origine de cette loi archaïque, que l'on avait respectée religieusement pendant des siècles et qui avait maintenu des liens de consanguinité complexes entre les deux familles, rendant ainsi ces unions non seulement immorales, mais aussi illégales, selon les propres lois établies par la dynastie des Bellondes.
C'était l'argument principal que son père, Briam, avait ardemment défendu lors de son plaidoyer devant le Roi Eiram, afin de le convaincre de le laisser prendre l'épouse de son choix. Énith avait entendu des centaines de fois l'histoire de ce puissant discours, au cours duquel son père avait réussi à émouvoir la cour tout entière. Alors le Roi avait cédé et avait ainsi définitivement mis un terme à cette tradition absurde.
Depuis, le duc et la duchesse des Montsombres avaient prouvé à tous que leur amour avait amplement mérité qu'ils se battent pour lui. Énith les admirait pour cela, car même après l'abdication du Roi, ils avaient encore dû faire face aux regards réprobateurs des nobles et de leurs propres familles.
« Le fait de choisir son épouse passe encore, mais un choix avisé aurait été le bienvenu... », avait déclamé la mère de Briam, lors d'une dernière tentative pour faire renoncer son fils.
Car ce n'était pas pour une noble du Royaume de la Tétrade que Briam s'était ainsi battu avec ferveur, mais pour une étrangère venue de l'Est. Une jeune femme de Sessen, un vaste pays au-delà de la mer avec lequel le Royaume était en excellents termes depuis des millénaires, grâce à des accords commerciaux fructueux. Mais malgré les bons rapports entre les deux pays, les mariages entre Sesseni et Tétradiens avaient longtemps été décriés et l'idée qu'un duc choisisse une épouse étrangère avait fait jaser dans toutes les villes du royaume.
Il fallait bien avouer que ses parents formaient un couple atypique...
Son père, Briam, digne fils de la lignée des Montsombres, était trapu, les cheveux bruns et la barbe broussailleuse, et sa peau était aussi blanche que les premières neiges de l'hiver. Quant à sa femme, Elmande, elle était plus grande et plus fine que lui, et sa peau noire et son léger accent témoignaient de ses origines Sesseni. Elle avait ce port de tête à la fois gracieux et franc qui intimide et inspire le respect au premier regard.
Leurs traits étaient si différents que leur alliance avait paru peu naturelle aux yeux de leurs familles, et personne n'avait compris ce qui avait pu les rapprocher ainsi. Mais pour eux, leur amour avait sonné comme une évidence, à la première seconde où leurs regards s'étaient croisés. Ils racontaient toujours l'histoire de leur rencontre avec des étoiles dans les yeux. Énith souriait à chaque fois qu'elle l'entendait en se demandant s'ils n'enjolivaient pas légèrement les faits pour donner encore plus de substance à leur amour légendaire...
Alors qu'elle observait ses parents qui s'éloignaient dans la forêt au-delà du rempart, Énith se demanda s'ils se doutaient qu'elle avait passé une nouvelle fois l'après-midi dans la bibliothèque.
Bien évidemment ! pensa-t-elle.
Son père savait toujours où elle se trouvait, à croire qu'il avait développé un sixième sens, ou pire, qu'il la faisait surveiller par ses hordes d'espions... Elle réprima un soupir. Elle savait bien qu'il ne voyait pas toujours d'un très bon œil son penchant pour la solitude, qu'il préfèrerait la voir s'intégrer à la vie sociale du château et prendre ses responsabilités de future duchesse des Montsombres.
Cela semblait si facile pour lui, les fêtes et les mondanités l'avaient toujours exalté, il évoluait avec une telle aisance dans la vie du château, jonglant avec les nobles, les ecclésiastiques, les domestiques, les sujets... Comprenait-il à quel point il était difficile et contre nature pour elle d'apparaître à son aise et souriante en société ? Non, probablement pas. Il ne faisait de toute manière pas souvent l'effort de la comprendre...
Elle avait parfaitement conscience du devoir qui pesait sur ses épaules et de l'avenir qui l'attendait. Et si elle l'envisageait sans enthousiasme, elle n'avait pas l'intention de chercher à y échapper. Cependant, elle venait d'avoir dix-sept ans, et tout juste sortie de l'adolescence, elle aspirait encore à profiter de ses jeunes années d'insouciance. Elle ne se sentait pas prête à affronter le monde, la politique et les responsabilités. La seule pensée de ne plus avoir le loisir de s'isoler dès qu'elle en ressentirait le besoin lui donnait mal à l'estomac.
Elle referma finalement la fenêtre en tâchant de chasser ces pensées désagréables de son esprit. Son père saurait la retrouver et la sermonner bien assez tôt.
Alors qu'elle rabattait le loquet de la fenêtre, elle surprit son propre regard dans le reflet en face d'elle et grimaça légèrement en se rappelant qu'un nouveau dîner mondain l'attendait le soir-même et qu'elle était loin d'être présentable. Elle avait enfilé la robe la plus légère qu'elle possédait, et la finesse du tissu soulignait ses formes avec plus de sensualité qu'elle ne l'aurait voulu.
C'était en réalité une robe de jeune fille qu'Énith n'était plus supposée porter, maintenant que ses quinze ans étaient bien derrière elle, mais la chaleur de la journée l'avait poussée à abandonner son corset et ses jupes bouffantes de dame pour cette vieille robe de fillette. Et même si elle n'avait pas beaucoup grandi ces deux dernières années, le vêtement révélait malgré tout beaucoup trop de sa peau brune pour ne pas aller à l'encontre de la pudeur protocolaire.
Sa regrettée grand-mère Noma aurait poussé un cri outragé et feint de perdre connaissance si elle l'avait vue ainsi fagotée, et Énith ne put s'empêcher de sourire avec une certaine nostalgie à cette pensée. Quant à ses longs cheveux, épais et frisés, ils couraient librement sur ses épaules et autour de ses joues rondes, simplement retenus par deux barrettes afin qu'ils ne lui tombent pas dans les yeux.
Mais elle avait beau savoir que cette tenue était indécente et n'aurait même pas convenu pour une enfant de bonne famille, elle ne pouvait s'empêcher d'apprécier son reflet, ainsi naturel et sans artifice. Peut-être parce que la simplicité de sa robe et de sa coiffure lui rappelait une enfance durant laquelle elle n'avait jamais eu à se soucier de rien, ou peut-être simplement parce qu'elle aimait se sentir libre de montrer son vrai visage...
Quoi qu'il en soit, elle envisageait avec le plus petit enthousiasme l'idée de passer une heure à se parer pour le dîner. Elle savait cependant qu'elle n'y échapperait pas, mais s'autorisa à rester encore quelques minutes dans la bibliothèque pour poursuivre sa lecture laborieuse.
Elle se réinstalla à sa table de travail et se replongea dans la première feuille de la liasse de vieux parchemins qu'elle s'était mise en tête d'étudier.
Ils avaient été écrits de la main-même de l'antique reine Aelwen la Louve. Énith avait intimement conscience du trésor historique qu'elle détenait entre ses mains. Cette reine avait vécu du temps des Anciens Rois, cette très vieille dynastie qui avait régné sur le Royaume de la Tétrade plus de mille ans auparavant. Lorsque le Maître Scribe lui avait remis ces documents, elle avait d'abord cru qu'il se payait sa tête. Comment un manuscrit aussi ancien, aussi important, écrit par la main d'une reine illustre, n'avait-il jamais été traduit ?
– Ne vous moquez pas de moi, Hanshen, il existe forcément une traduction quelque part ! avait-elle protesté. Vous vous amusez seulement à mettre à l'épreuve mes compétences en traduction, n'est-ce pas ?
– Je ne me le permettrai pas, Mademoiselle, avait-il répondu avec un clin d'œil. Jamais je n'aurais recours à de tels subterfuges pour vous faire travailler les langues mortes.
Énith s'était esclaffée devant l'air taquin du vieux scribe, en se remémorant les nombreux souvenirs de leurs leçons ensemble, au cours desquelles il l'avait plus d'une fois laissée croire qu'elle avait entre les mains un document inédit et précieux, alors qu'il s'agissait en réalité d'un classique déjà traduit des dizaines de fois.
Elle ne lui en avait cependant jamais tenu rigueur, car cette sensation unique de se retrouver face à une pièce manquante de l'Histoire avait développé chez elle une soif intarissable de lectures et de savoir sur ces civilisations lointaines et insaisissables. Mais alors qu'elle s'apprêtait à rabrouer le scribe gentiment pour cet énième mensonge, il avait poursuivi :
– Mais cette fois Mademoiselle, je vous l'assure, ce document n'a jamais été traduit. À vrai dire, je n'en avais moi-même pas connaissance avant que vous me questionniez sur nos livres concernant les débuts de la dynastie des Anciens Rois d'Horenfort. Comme je vous l'avais dit alors, les références écrites sur ce temps-là sont rares et peu fournies, et nos connaissances sur les Anciens Rois sont pour la plupart issues de la transmission orale, des contes et des légendes. Nous connaissons leurs noms et les rudiments de leur langue grâce à ces vieilles histoires que nos ancêtres ont couché sur le papier, mais guère plus.
– Dans ce cas, d'où sort ce manuscrit ? avait murmuré la jeune fille en lissant le premier feuillet du bout des doigts.
– Je l'ai découvert en sélectionnant pour vous les ouvrages les plus susceptibles de vous apporter de maigres réponses au sujet des anciens rois. Il était coincé entre une ancienne édition des Contes des Premiers Rois, et un livre particulièrement barbant sur l'état de finances au moment de la chute du Dernier Roi, Rodrich l'Aigle. Autant vous dire que personne n'avait pris la peine de consulter ces livres depuis bien longtemps... Et je n'ai trouvé nulle référence de ce manuscrit dans nos registres. Je n'y aurais peut-être guère prêté d'attention moi-même si je n'avais pas reconnu le nom de la Reine Aelwen au bas de la dernière page.
– Alors il se pourrait que personne ne connaisse l'existence de ces écrits ? s'était exclamée Énith, au comble de l'excitation.
– C'est possible, avait répondu le scribe. Mais ne nous emballons pas avant d'avoir la certitude que ce document est authentique. La signature à elle seule ne suffit pas à attester de son origine.
– Je sais bien. Mais ne devrions-nous pas... remettre ce document aux scribes de la Grande Bibliothèque de la Porte d'Azur ? La famille royale voudra sûrement avoir connaissance d'un tel...
– Je suis tout aussi compétent que les scribes de la capitale pour authentifier ce manuscrit, jeune fille, l'avait interrompu Hanshen en fronçant les sourcils.
– Bien sûr, bien sûr, je le sais, s'était reprise Énith, soucieuse de ne pas froisser son vieux mentor. Je me demandais simplement si un tel document historique ne revenait pas de droit à la bibliothèque du Roi...
Le Maître Scribe avait gardé le silence quelques instants puis avait rétorqué :
– Ce qui se trouve à Horenfort appartient à Horenfort. N'oubliez pas que notre ville était en ce temps-là la capitale du royaume. Ce manuscrit fait partie de notre histoire.
Énith n'avait pas contesté cette affirmation et avait accepté avec le plus grand enthousiasme sa proposition de l'aider à traduire ce manuscrit. Mais elle ne se doutait pas à ce moment-là que cette tâche lui donnerait autant de fil à retordre. Le vieux dialecte des montagnes n'était déjà pas facile à déchiffrer et pour ne rien faciliter à l'affaire, l'écriture de la Reine Aelwen ressemblait à des pattes de mouche. Énith passait un temps fou à déchiffrer chacune des lettres. Après une bonne semaine de travail, elle n'avait toujours pas terminé la première page. Mais elle ne se décourageait pas.
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