9. Du sang sur les draps

Aleksandr papillonna des paupières au crépuscule, le nez emplit d'une odeur de sang et de sexe particulièrement âpre et entêtante. Nu, il se redressa péniblement en position assise et constata qu'il n'était pas seul dans son lit.

— Bien dormi, mon prince ? demanda Roman, amusé.

Son érudit ne portait aucun vêtement. Fouillant dans sa mémoire, le vampire devait admettre que les évènements précis du banquet sanglant perdaient en clarté à mesure que la soirée avançait. Il se souvenait avoir pris Venecia contre une colonne de la salle du trône, jouit en elle, puis il s'était tourné vers Lucia. La belle blonde avait rempli une coupe pleine du sang de la sorcière, qu'il avait vidé d'un trait. Une vague brûlante avait alors traversé son corps...

Et là, le trou noir.

— Vous avez l'air perplexe.
— J'essaie de recomposer les pièces du puzzle... Où est Dmitri ? demanda-t-il en remarquant que son serviteur manquait à l'appel.
— Très certainement en train de nettoyer vos saletés. Il y a du sang partout depuis la salle du trône jusqu'à vos appartements, répondit Roman en gloussant. Pas que ça, d'ailleurs.

Le regard brûlant que lui lança le vampire l'aurait normalement fait rougir. Heureusement, il ne s'était pas encore nourri même si avec tout ce qu'il avait avalé la veille, il était surpris d'avoir faim. Comme en réponse à ses pensées, la porte s'ouvrit et son serviteur pénétra dans la pièce, en compagnie de son repas.

— Désolé, j'étais...

Dmitri s'interrompit brutalement. Figé, il regarda Roman, puis Aleksandr, passant de l'un à l'autre comme s'il essayait d'établir une connexion dans son esprit. Une moue dégoûtée passa sur ses traits avant qu'il ne détourne le regard, les lèvres serrées. Il poussa la fille dans la chambre et referma la porte un peu trop fort derrière lui alors que d'habitude, il restait le plus possible en compagnie de son maître.

— C'est quoi son problème ? S'agaça le prince.
— Mh, voyons... Jeune vampire issu de la classe paysanne, élevé probablement selon les préceptes catholiques... Tu vois où je veux en venir ?

Cela tombait sous le sens en effet. Aleksandr n'avait pas été élevé par des parents croyants et après ses dix ans, il avait été élevé par un vampire aux mœurs totalement en décalage avec celles du dix-huitième siècle. Il avait tendance à oublier que ce n'était pas le cas de tout le monde, même s'il n'était pas certain d'avoir vraiment couché avec Roman. Quoi que leur nudité ne plaidait pas en faveur d'une sieste diurne des plus chastes. Secouant la tête, il nota mentalement qu'une discussion sérieuse s'imposait avec son serviteur, puis se tourna vers son repas. Sa gorge commençait à le brûler, alors même qu'il avait largement abusé du sang la nuit dernière. S'humectant les lèvres, il attrapa la fille par le poignet et l'emmena jusqu'à son lit pour être mieux installé. L'allongeant sur le lit, elle se laissa faire comme une poupée.

— Sers-toi si tu veux, tu dois avoir faim.
— Vraiment mon prince ? Sur votre repas ?

Suspicieux, Roman semblait chercher où était le piège.

— Et bien oui, sur quoi d'autre ?
— Mais ce n'est pas...
— Pas quoi ? Pas correct ? C'est moi le prince il me semble et tu es nu dans mon lit. Je crois que pour les convenances, c'est un peu tard.

Sur ces paroles bien inspirées, Aleksandr perça la jugulaire et aspira goulument le sang qui s'en échappait. La vie coulait en lui et il gémit doucement tandis que Roman s'emparait du poignet de leur victime, pour imiter son maître. Ensemble, ils burent jusqu'à ce qu'elle s'écroule, presque sans vie. La respiration sifflante et erratique, son cœur battait à un rythme irrégulier. Son ouïe surnaturelle lui permettait de percevoir le moindre signe vital et il éprouvait un intérêt morbide à parier sur le moment de son trépas. Perdu dans sa contemplation, la voix de Roman le tira de ses pensées :

— Si je peux me permettre... Partager votre couche et votre repas sont deux choses totalement différentes. Le degré d'intimité que cela suppose n'est pas le même pour un vampire.
— Je partage toujours avec Dmitri.
— Oh... Et bien c'est... Disons qu'il vaut mieux ne pas en parler, mon prince.
— C'est tabou à ce point ?
— Oui et non. Pour beaucoup, ce serait vu comme trop moderne et ils pourraient paniquer. La plupart des vampires présents au banquet sont ancrés dans leurs us et coutumes ancestrales, très féodales. Ils ne veulent pas de changements.
— Ils pourraient paniquer ?
— Et bien vous avez un rôle très important au sein de notre société, vous êtes le Premier Infant, l'héritier officiel, le conseiller principal. Ils pourraient penser que vous souhaitez influencer le Saigneur.

— Influencer Vladimir ? Ah ah, celui capable d'un tel acte n'est pas encore né ! Je n'ai aucune ambition politique, je...

Il s'interrompit, les sourcils froncés.
Il n'avait aucune ambition, aucun réel projet. Il s'entrainait pour être « digne de son titre » sans avoir conscience de la signification réelle et profonde de ce terme. Être prince n'impliquait pas uniquement de chasser leurs ennemis ancestraux. Comme Vladimir, il devait être à la fois politicien et guerrier, même si son rôle n'avait pas la même importance que celui du Saigneur. Il n'enviait d'ailleurs pas le trône de son oncle, mais peut-être, un jour, pourrait-il avoir un territoire à lui, quelque part.
Ou mener une bataille, au sens propre comme au figuré.
Loin de se douter de la portée prémonitoire de cette réflexion, il se rassit confortablement sur son lit, s'adossant à ses coussins pour observer Roman.

— Ton maître t'a décrit comme un érudit, tu connais l'Histoire des immortels, les usages, tu peux m'apprendre tout ce que je désire.
— Théoriquement, oui. Je ne possède pas toute la connaissance du monde, ce serait mentir que de l'affirmer, mais je peux vous guider dans la nuit.

Ses yeux brillèrent d'un éclat malsain et Aleksandr sentit son bas ventre se contracter. Nourri, il pouvait bander à loisir. Nu, il ne pouvait pas prétendre être indifférent à son nouveau jouet.

— Rien ne me dit que je peux avoir confiance en toi.
— En effet. Même moi, je ne vous l'affirmerais pas. Vous avez raison de penser comme cela, mais vous n'avez pas besoin de me faire confiance pour apprendre des données factuelles de ma bouche, ou pour jouir de mon corps autant qu'il vous plaira.

Le prince éclata d'un rire franc.

— Tu as raison.

Aussi brusquement qu'elle était arrivée, son hilarité se dissipa. Il pouvait questionner Roman sur tout ce qu'il souhaitait et certains sujets lui brûlaient les lèvres. Il n'avait pas osé approfondir, avec Vladimir, la discussion sur la stérilité dont Mircae et lui semblaient frappés, ou la raison pour laquelle il était si étrange qu'il ait apprécié le sang d'Hansel. Mais il ne connaissait pas encore suffisamment son serviteur pour pouvoir se le permettre, aussi dériva-t-il sur un sujet plus léger.

— Tu connais la source du problème, avec les Originels ?
— Comme dans toute histoire, il y a deux versions. Selon les loups, la lignée des Ténèbres –donc la vôtre- aurait éradiqué les Premiers Loups, leurs ancêtres, pour une obscure raison. J'ai entendu toutes les justifications possibles : la jalousie, le désir de pouvoir, un rituel quelconque supposé offrir la suprématie à la race vampire... Des foutaises, si vous voulez mon avis. Selon les vampires, Hansel est un ambitieux persuadé d'appartenir à une race supérieure. Son but est de régner sur toute la communauté surnaturelle, d'obtenir le pouvoir du Saigneur, en quelque sorte.
— Mais mon oncle ne règne que sur les vampires, non ?
— Pas uniquement. Il a, à son service, une vaste communauté magique. Il s'est attaché la fidélité des kochtcheï par exemple. Un exploit, vu les créatures... Il a aussi conquit plusieurs terribles, sans compter certaines familles de garous qui le reconnaissent comme seigneur légitime. Hansel n'apprécie pas cela. Pour lui, les vampires sont des êtres contre-nature qui jouent avec la mort et ne devraient pas exister.

Aleksandr leva les yeux au ciel. L'Ulrf Berserkir se cherchait ses excuses pour justifier sa vendetta, ni plus ni moins. Entendre de la bouche d'un loup-garou que les vampires sont « contre-nature » quel comble !

— Donc il se sert d'une sombre excuse d'honneur familial bafoué pour mener sa guerre ?
— Voilà. Mais ne le sous-estimez pas, c'est un guerrier extrêmement puissant, un homme dangereux. J'ai vu de mes yeux ce qu'il peut infliger aux vampires, il est... Très créatif pour tirer avantage de notre immortalité.

Le regard hanté de Roman aurait dû être un témoignage suffisant, mais une curiosité morbide poussa Aleksandr à se rapprocher du corps de son amant pour quémander une explication supplémentaire, des détails.

— Ce ne sont pas des choses que l'on raconte, souffla-t-il contre ses lèvres.
— Qu'est-ce que je t'ai déjà dit au sujet des convenances, Roman ?
— C'est vous le Maître.
— Bien. Et si, au lieu de me raconter, tu te servais de notre amie pour me montrer ?

Il déglutit, hésita... Puis finalement, acquiesça. Roman n'avait rien d'un sadique et même si la fille était presque morte, reproduire ce qu'il avait vu ou entendu raconter au sujet des méthodes d'Hansel ne lui procurait aucun plaisir. Tout le contraire d'Aleksandr, qui l'observa déchirer la chair avec un plaisir manifeste. Dès qu'il s'en rendit compte, il se sentit vaguement gêné, tiraillé entre l'envie de lui demander d'arrêter et celle de ne rien dire. Pourquoi exigeait-il ce genre de folies ? Était-ce lié à sa nature de vampire, ou l'immortalité avait-elle révélé quelque chose de plus sombre qui existait déjà en lui avant cela ? S'humectant les lèvres, il fixa Roman en train d'arracher la peau fine du ventre de son mannequin. Ensuite, il plongea ses mains pour en extraire les boyaux et les passa autour du cou de leur désormais cadavre. Ses gestes étaient mal assurés, l'entreprise très sale. Il n'y avait pas que du sang. Des morceaux de chair rosés étaient coincés entre les dents du vampire, qui semblait sur le point de rendre son repas.

— Il les pend aux arbres, à la lisière de la forêt, au crépuscule, expliqua-t-il lentement. Il les laisse agoniser toute la nuit, en prenant soin à ce qu'ils restent conscients. Puis il... Il les laisse brûler au soleil.

Il avait soufflé cette dernière phrase, gêné, hanté, comme s'il entendait les hurlements des victimes résonner à ses oreilles. Aleksandr, lui, ne prenait pas conscience de ce que cela signifiait. Il savait le soleil mortel, mais n'avait jamais assisté à aucune exécution de ce genre. Maladroitement, son esprit tentait de peindre un tableau auquel il manquait bien trop d'éléments pour lui donner la portée adéquate. Un jour, il saurait et il repenserait à cette nuit. Mais pour l'instant, il jouait à l'enfant inconscient de la portée de ses actes.

— Tu mets du sang partout ses mes draps, Roman, murmura Aleksandr.

Il s'empara de ses mains barbouillées et lécha lentement ses doigts, un par un, jusqu'à les nettoyer. Puis, sans crier gare, il utilisa sa vitesse surnaturelle pour le retourner sur le lit, à genoux. Se pressant contre ses fesses, Roman pouvait sentir la force de son érection. Vaguement, le prince éprouvait de la honte, mais elle s'effaçait petit à petit au profit d'une sorte d'euphorie. Il n'avait plus besoin de se mettre la moindre limite, encore moins avec un adversaire aussi sadique. Il s'imagina en train d'étrangler l'Ulrf Berserkir avec ses propres tripes et songea, l'espace d'une seconde, que ce genre d'images n'était pas supposé l'encourager à pénétrer son amant.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top