6. L'orphelin

Aleksandr avait réclamé un entrainement et Vladimir avait été prompt à le lui donner. Le prince, loin de s'imaginer ce qui l'attendait, l'apprit à coup de poings.

— Les garous sont violents, affirmait le Saigneur. Ils sont barbares, brutaux. Il est nécessaire de savoir utiliser ses ressources physiques.

Ayant ramassé peu de raclées dans sa vie -à l'exception du coup de poignard paternel- Aleksandr devait s'endurcir s'il comptait affronter Hansel et avoir une chance de le vaincre. Il endura des semaines entières de dents cassées, de membres en morceaux, de chairs tuméfiées, jusqu'à ce qu'il apprenne non seulement à supporter la douleur mais à s'en servir comme d'un moteur. Cet entrainement exigeant le forgeait dans son caractère, l'aidait à petit à petit apaiser ses démons. Parfois, il apercevait encore le spectre de Natasia dans l'une ou l'autre des vampires présentes au château. C'était une manière de se coiffer, un regard, un mot, le plus petit rien déclenchait ses souvenirs. Le temps d'un flash, son cœur se brisait à nouveau.

Mais c'était de moins en moins régulier. Sous les coups, l'image de sa sœur devenait floue, lui donnant l'espoir d'une libération prochaine.

— Ferme-toi au monde, pense à toi, à ta grandeur. Tu es un Konstantinov, tu es un prince, tu es supérieur à tous les autres.

Cette phrase, il l'entendait au moins une fois par nuit et, à force, c'était devenu son leitmotiv. Il se la répétait en ouvrant les yeux au crépuscule:
En plongeant ses canines dans la carotide de son repas.
En enfilant sa tenue pour le combat, constituée par une chemise maintes fois reprise -dont les servantes ne parvenaient plus à enlever les taches de sang- et en un pantalon sombre dans le même état.
En descendant les marches jusque dans les profondeurs du donjon.
En se mettant en position pour arrêter les coups.
En se servant de la puissance de son adversaire contre lui.

Puis, une nuit, il ne trouva pas Vladimir seul comme à son habitude. A ses pieds se tenait un homme dans la vingtaine, aux longs cheveux noirs sales et à la peau crasseuse, encore tannée par le soleil. Ses canines proéminentes le désignaient comme un vampire, ses yeux comme un fou. Sûrement un jeune, peut-être autant que lui, emporté par la fièvre de sang. Le Saigneur le maintenait au sol grâce à son talon, qui écrasait ses vertèbres entre sa clavicule.

— Qui est-ce ? demanda Aleksandr, intrigué.
— Ton adversaire de ce soir. Considère cela comme un test.
— Je dois le tuer ?
— Tu dois survivre. Il est atteint de frénésie sanglante, orphelin de Sire, il était occupé à massacrer son village quand l'un de mes chasseurs est tombé sur lui. Maintenant que je sais qui l'a transformé et donc qui punir, je n'en ai plus besoin. Autant qu'il serve.

Le prince considéra son homologue vampire avec une certaine pitié. Ç'aurait pu être lui. Ç'aurait dû l'être, s'il n'avait pas été un Konstantinov. Un autre que Mircae l'aurait peut-être laissé errer dans la nature ou l'aurait tué, tout simplement, sans lui offrir de morsure. Nul doute que le garçon appartenait à la classe paysanne, il suffisait de voir l'état de ses mains et sa musculature développée. Sans doute travaillait-il dans les champs ou à la ferme, un destin que jamais Aleksandr n'avait connu. Né dans une famille aisée et noble, leur belle maison à Saint-Pétersbourg suffisait à prouver qu'il n'aurait jamais à travailler de sa vie. Une chance qu'il ait été mordu par un vampire de sang royal...

Sortant de ses pensées, il ferma son esprit aux émotions, se préparant à tuer celui pour qui on ne pouvait plus rien. Frénétique, orphelin, gueux, personne ne s'en occuperait. L'investissement ne valait pas la peine, les efforts à fournir pour le sortir de cet état seraient trop grands et le résultat incertain. Après s'être assuré que son protégé était prêt, Vladimir sauta à l'écart d'un bond prodigieux. Immédiatement, le jeune vampire se releva et se jeta sur la proie la plus proche, à savoir Aleksandr. Ce dernier dévia son attaque maladroite en glissant sur le côté, le regardant s'écraser dans le mur. Assis dans les gravats, son ennemi secoua la tête comme pour se remettre les idées en place. Ne lui laissant pas de chance, le prince attaqua à son tour avec précision. Il aurait pu le tuer sans jouer, mais il éprouvait un plaisir sadique à être celui qui donnait les coups, pour une fois. Son poing s'écrasa sur le nez de sa victime, laissant jaillir un torrent de sang qui éclaboussa le visage d'Aleksandr. L'autre tenta de se défendre mais il le bloqua au sol en se plaçant à califourchon sur lui. Quand le frénétique voulut lui griffer le visage, le prince lui attrapa le poignet et lui cassa le bras droit, répétant l'opération sur le gauche. Les hurlements résonnaient dans l'espace vide de cette salle dédiée à l'entrainement, dont les dalles avaient aspiré des litres d'hémoglobines. S'acharnant sur son visage jusqu'à le réduire en bouillie, Aleksandr sentit son sexe durcir. Non pas qu'il ait envie de se taper le paysan, simplement la violence et le sang commençaient à avoir ce genre d'effets malsains sur lui.

A force, ses ongles passèrent à travers l'orbite et explosèrent l'œil de sa victime, dans un bruit spongieux. Les hurlements cessèrent, laissant place à des sanglots entrecoupés de gémissements.

— T... Tu...e...T...ma...oi...

Aleksandr eut besoin de plusieurs secondes pour comprendre que le frénétique lui adressait la parole, ce qui n'aurait pas dû être le cas. C'était bien tout le concept d'une fièvre de sang : le vampire devenait l'équivalent d'un animal, obnubilé par l'idée de tuer, au-delà de la simple pulsion temporaire. L'état se prolongeait jusqu'à devenir irréversible, le premier fléau des vampires, puisqu'il forçait les autres à éliminer les dégénérés au risque de voir leur existence être révélée aux humains. Chose que personne ne voulait.

— On dirait qu'il est guéri, constata le prince, perplexe.

Un léger courant d'air lui indiqua que son oncle se tenait désormais à ses côtés. Les bras croisés sur sa poitrine, il jaugea le paysan qui continuait d'essayer d'articuler. Un exercice difficile avec la gorge ouverte. Il émettait des sons plus ou moins clairs mais sans plus.

Ah, les joies de l'immortalité.

— Effectivement. Mais il reste orphelin, sans personne pour l'éduquer il risque de sombrer à nouveau.
— Pourquoi ne pas le faire ? Vous vous occupez bien de moi, un ou deux, c'est pareil non ?
— Perdre du temps avec un paysan dont j'ai massacré le Sire ? Je ne vois pas pour quelle raison.

Aleksandr ne voyait pas non plus. Il était bien incapable de donner un argument valable au Saigneur puisqu'il ne s'expliquait pas pourquoi il refusait de donner la mort à ce jeune vampire. Il avait déjà tué des humains, enfin plutôt des humaines, sur lesquelles il se nourrissait. Mais il n'en était pas encore au stade à y prendre du plaisir, c'était de simples accidents. Il assumait déjà mal de bander en frappant quelqu'un. Même en grandissant au sein d'une famille de sorciers sataniques, il n'avait pas été élevé pour être une brute sanguinaire. Se mordant la lèvre inférieure, une idée jaillit subitement.

— Il pourrait être mon laquais ?
— Tu veux transformer ça en serviteur de ma maison ? Il est à moitié crevé !
— Il régénère déjà, si on remet tout en place il devrait être plus ou moins comme neuf...
— Son œil aura du mal à se reformer.
— Et alors ? Borgne et en vie, c'est toujours mieux que mort.

Vladimir roula des yeux, visiblement peu satisfait du caprice de son protégé.

— Tu ne fais pas ça pour éviter de le tuer, j'espère ?
— Non ! se défendit-il avec véhémence. C'est juste que je m'ennuie. Je suis un prince, les princes ont des laquais, c'est mon problème si je les recrute chez les paysans non ?

Le Saigneur considéra Aleksandr de son regard sombre et pénétrant, pas dupe une seconde. Pourtant, il dut y voir une opportunité ou du moins, quelque chose de positif parce qu'il céda finalement.

— A ta guise, si ça t'amuse. Apprends lui à manger proprement, tu sais comment faire. Il servira de poupée pour tes entrainements jusqu'à ce qu'il en meurt et s'il survit, il devrait lui rester assez de force pour ton linge.

Tournant les talons, Vladimir les laissa tous les deux sur place. Aleksandr baissa les yeux vers le garçon qui était dans un sale état. Il avait cessé de s'agiter et d'essayer de parler, visiblement évanoui. Il ne mourrait pas. Ses blessures étaient graves mais en bon vampire, un peu de sang lui permettrait de totalement régénérer. S'il remettait tout en place, il n'aurait peut-être même pas de handicap. L'abandonnant quelques instants, il sortit dans l'espoir de trouver un garde qui lui apporterait une donneuse. Inutile de le transporter maintenant et de semer des gouttes de sang sur son passage. Le subordonné revint avec ce qu'il avait demandé et Aleksandr lui ouvrit le poignet après avoir trifouillé dans sa gorge, jouant au puzzle avec les morceaux ensanglantés qui en sortaient pour tout remettre plus ou moins en place. L'hémoglobine glissa entre les lèvres de son nouveau laquais et le prince constata avec satisfaction que ses blessures se refermaient.

Les mains pleines de sang vampire, il suçota son doigt jusqu'à ce que la fille perde connaissance. Il lécha sa plaie pour qu'elle cicatrise et la laissa dans un coin, abandonnée comme l'objet qu'elle était.

— Allez debout, ordonna-t-il.

Sans réaction, il donna un coup de pied brutal dans les côtes du paysan, qui ouvrit brutalement les yeux. Il suintait la peur par tous les pores de la peau, un état qu'Aleksandr se surprit à apprécier.

— Je ne t'ai pas sauvé la vie pour que tu tires au flanc. A partir d'aujourd'hui, tu m'appartiens et tu m'obéis. C'est clair ?
— Euh... Non ? rétorqua-t-il d'une voix rendue rauque par sa récente blessure. Et puis quoi encore ?
— Je ne sais pas, j'ai pas décidé.
— Je ne fricote pas avec les monstres !
— Pourtant tu en es un, apprends à vivre avec et sois heureux dans la nuit éternelle. C'est toujours mieux que la ferme, non ?

Il ouvrit la bouche pour répliquer... Et la referma en serrant les dents.

— J'ai ma dignité, marmonna-t-il.
— Tu rêves ! Crois-moi, tu viens de passer du côté des puissants et tu devrais t'en réjouir, parce que tu n'aurais jamais pu y aspirer en étant juste un humain. Serviteur vampire ça vaut toujours mieux que fermier.
— Je n'ai plus d'âme, geignit-il.
— Qui s'en soucie ? Tu es immortel, tu n'as plus besoin de croire en Dieu ou au paradis. Si tu t'en tires bien, tu vivras pour l'éternité en faisant ce que tu veux.
— On n'a pas la même notion de serviteur...
Presque ce que tu veux, précisa le prince en roulant des yeux. 

Le jeune vampire le considéra de bas en haut. Son malaise était palpable, mais finalement il céda.

— Je m'appelle Dmitri.
— Aleksandr.
— Alors c'est quoi mon... Travail ?

Découvrant ses canines, Aleksandr lui servit son tout premier sourire profondément mauvais.

— Tu le sauras bien assez tôt.








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