3. Le baiser de sang

Presque dix années passèrent, rythmée par un étrange mode de vie. Jamais deux fois au même endroit, les deux enfants et le vampire ne cessaient de voyager. Tantôt en Europe, tantôt en Asie, tantôt aux Amériques, que l'on avait découvert il y a peu. Ils bougeaient sans arrêt et la journée, les mômes veillaient sur le vampire endormi. La petite Natasia appuyait sa tête sur le cercueil verni tandis que son frère se remettait des prélèvements de sang. Alek se sentait de plus en plus étrange. Durant ces dix années, il avait vu des choses impensables. Il avait assisté à des guerres, à des massacres. Il avait vu son maître, son seigneur Mircae, se battre avec d'autres vampires, même avec d'horribles loups-garous qui avaient osés menacer sa dulçaeta comme il appelait à présent la jeune Natasia. Il semblait l'adorer. Mais Alek ne s'inquiétait pas pour la vertu de sa sœur, son seigneur étant bien plus attentionné à son égard. Lorsque le jeune garçon atteignit sa seizième année, il eut droit à un baiser. A la dix-septième, à des caresses. Lors de ses dix-huit ans, il suppliait presque son maître de lui accorder ce qu'il lui faisait miroiter. Ce fut sa première union du genre, et même sa première union tout court. Elle se termina à l'aube et, alors que son maître allait se coucher, Alek se glissait dans le lit de sa sœur, simplement pour y dormir à côté d'une présence, d'une chaleur. Il aurait voulu pouvoir entrer dans le cercueil avec son maître et se serrer contre son corps temporairement mort. Plus le garçon, devenu à présent un homme pour les standards de l'époque, songeait à cela, plus il sombrait dans une espèce de douce folie. En sentant le corps frêle de sa jeune sœur contre lui, il se dit qu'il devait devenir aussi fort que le Seigneur Mircae, si pas plus encore, pour protéger celle qu'il aimait le plus.

Pour cela, il dut attendre l'année de ses vingt-deux ans.

                                                                                          ***

— Vous savez que je le désire, vous savez que rien ne me comblerait d'avantage. Je veux pouvoir protéger ma sœur..., argumenta Alek, mais Mircae secoua la tête.

— Tu mettras des siècles avant de pouvoir être assez fort pour la protéger.

Il semblait à Alek qu'il tentait de convaincre son maître depuis des heures entières et il devenait fou.

— Rien ne me plairait d'avantage...Te compter parmi mes infants, Alek, est une chose dont je rêve. Tu seras le plus beau et le plus puissant d'entre tous, tu feras de grandes choses...Je veux juste que tu trouves une bonne raison.

Le garçon réfléchit puis un sourire se dessina sur son visage. A cette époque, c'était un rictus inédit. A présent, il l'arbore souvent. Ce sourire mesquin avec un soupçon de malice.

— Les tuer..., murmura-t-il. Son maître fit un signe de tête approbateur.

— Comment? Demanda-t-il et Alek releva la tête.

— Dans le sang et la douleur pour treize années de souffrances et de mépris.

Mircae l'attira à lui et enfouit sa tête dans le cou du garçon, caressant avec délicatesse la peau de son cou. Ses canines s'enfoncèrent d'un coup sec et le vampire se mit à aspirer son sang. Il n'en laissa pas tomber la moindre goutte sur le marbre noir du sol. Petit à petit, Alek se sentit faiblir, devenir vulnérable. Une nausée atroce le saisit. A mesure qu'il le vidait de son sang, son maître le couchait sur le lit de la chambre, près du cercueil. Respirer devenait difficile et le monde s'embrouillait autour d'eux. Mircae finit par le lâcher et mordit son propre poignet qu'il donna à boire à son futur infant. Pas le moins du monde dégoûté par le liquide carmin, Alek posa ses lèvres sur la blessure et se mit à aspirer, d'abord faiblement, puis de plus en plus férocement. Il lui sembla que tout avait duré des heures, il ne savait pas, il perdait le sens des réalités...Les minutes, les secondes, tout cela semblait une vague notion floue et futile.

— Ça suffit, mon ange...Ça suffit..., murmura le seigneur Mircae alors qu'il retirait son poignet.

Dès qu'il ne fut plus en contact avec le sang, Alek se mit à convulser. Il poussa un cri. Son corps lui faisait atrocement mal, le brûlait...Comme jamais. Il perdait la tête.

— Demain soir, tu seras comme moi, mon ange...Demain.

Le noir se fit dans la pièce, dans le monde, Alek sombra.

                                                                                                   ***

Il sentait une odeur de terre et quelque chose de plus... Attirant encore, qui se trouvait au-dessus. Reprenant petit à petit conscience, il se mit à gratter, gratter pour remonter à la surface et sentir de plus près cette alléchante odeur. Faisant fi des vers et des racines, il n'eut aucun besoin de respirer mais il ne s'en rendit pas compte immédiatement. Une main sortit, et il sentit le vent la caresser. Un vent léger... Sa tête suivit peu après, et il croisa le visage souriant de sa jeune sœur. C'était d'elle, que venait cette délicate fragrance. Il avait l'impression qu'elle pourrait apaiser la brûlure de sa gorge. Il s'approcha d'elle.

— Tu es réveillé...Le Seigneur Mircae va être content, Alek...

Elle souriait, elle était si innocente, si joyeuse...Alek ne se contrôlait plus. Il avait faim, beaucoup trop faim. Il se dégagea de la terre, d'un geste leste, et se jeta sur elle. Elle poussa un cri, suivi d'un petit rire. Elle pensait qu'il jouait. Mais elle déchanta en voyant ses canines pointer et la lueur de faim lui tenant l'estomac. Il enfouit son nez dans son cou.

— Ça fait mal...Si mal..., gémit-il, serrant fort les épaules de la petite chose si fragile entre ses doigts. Pardon.

Ses canines s'enfoncèrent alors, sans crier gare, dans la gorge de la jeune fille qui, étrangement, ne se débattait pas et ne paraissait plus si terrifiée que ça. Le vampire aspira son sang à grande gorgée. Il était jeune, inexpérimenté, et en renversait un peu. D'ailleurs, la morsure n'avait rien de nette. Peut-être était-ce cela qui l'empêcha de complètement vider sa sœur, déjà inconsciente. Deux êtres se battaient en lui, le frère aimant qui n'avait toujours voulu que la protéger et l'animal assoiffé, désireux d'en avoir encore plus. Ce conflit l'empêchait de céder complètement. Puis quelque chose le projeta au loin et il s'écrasa contre un arbre. Il aurait dû avoir le souffle coupé, mais il n'était que sonné.

— NATASIA !

Le hurlement poussé par Mircae était horrible, déchirant. Alek le vit s'entailler le poignet alors qu'il voulait sauter à nouveau sur sa sœur, parce qu'il avait faim... Faim. C'était horrible. Il voulait la sentir contre lui, goûter encore son hémoglobine brûlante, inspirer son odeur d'innocente. Puis il la tuerait, il embrasserait son cadavre, il...

Disparut.

Il se mit à courir le plus loin possible d'eux. Ils étaient en Europe de l'Est, et son cœur le poussait à retourner à Moscou achever ce pourquoi il avait sali sa sœur. Le cœur brisé, il ignorait ce qu'elle deviendrait, si même elle survivrait. Il ne voulait pas être le responsable de la perte de son innocence. Il savait qu'il ne pourrait l'accepter.

Il fut rattrapé par son maître, deux jours plus tard.

— J'ai dû la transformer. Elle s'est réveillée, mais elle est faible. Je lui avais dit de ne pas rester dans le cimetière à t'attendre, mais elle n'en a fait qu'à sa tête.
— C'est ma faute, j'aurais dû...
— Rien du tout! Un jeune vampire ne peut pas se contrôler, surtout pas toi qui a aspiré autant de mon sang. Je l'ai confié à un ami en...
— Non. Je ne fais confiance qu'à vous pour la protéger. Moi j'en suis incapable, pas après... Ca. Alors...Gardez la, vivante, je me débrouillerais.

La douleur dans sa voix était palpable. La culpabilité le rongeait. Devenu monstre pour elle, il avait cédé à ses instincts primaires. La scène, il la revivait en détails, même lorsqu'il mourrait pour la journée, se cachant où il le pouvait. Il ignorait comment il avait pu survivre sans aide, sans chaperon. Peut-être la force de l'habitude, après dix années passées à être le serviteur de Mircae. Ce dernier, d'ailleurs, prit son temps pour lui répondre.

— Je savais que tu dirais cela...Alors j'avais prévu une solution. Il y a, en Roumanie, des centaines de vampires qui vivent en Cour, dans un château reculé avec un village à son pied. Le royaume de Valachya. Rend toi là-bas, on t'y attend. Mon frère prendra soin de toi. Après tout...Nous avons l'éternité pour nous retrouver, murmura-t-il avant de disparaître dans la nuit sans un regard en arrière.







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