10. Première bataille


Comme si parler de lui l'avait invoqué, Hansel fit de nouveau parler de lui quelques nuits après le banquet sanglant quand un enfant à cheval déboula dans la grande cour du château valachyen. Si les lèvres de la bête écumaient, le gamin, lui, tremblait et fleurait bon la magie. Un fils de sorcière, qu'on avait envoyé pour porter un message durement déchiffré entre deux balbutiements. Loups, village, maman, voilà ce qui en ressortait. Une association d'idées assez simple à faire : les originels attaquaient une bourgade sous la protection du Saigneur, en guise de provocation. Cela se solderait par un massacre en leur défaveur, si les vampires n'intervenaient pas. Vladimir avait promis sa protection à tout qui le reconnaitrait comme maître et ces femmes en faisaient partie. Bien que mortelles, elles appartenaient à la caste des êtres magiques et détenaient donc un statut spécifique, juste en-dessous des immortels à leurs yeux.

Aleksandr terminait son entrainement nocturne avec ses guerriers lorsqu'il entendit l'agitation. Ils échangèrent un regard entendu et tous filèrent en quelques secondes jusqu'à la cour, aidés par leur vitesse surnaturelle. Le Saigneur les y attendait déjà, l'épée au côté.

— Que se passe-t-il ?
— Une attaque, Hansel aura été rapide. Nous devons y aller avant qu'il ne reste plus rien à sauver. Je refuse d'être humilié par ce chien, cracha Vladimir.

Son visage, déformé par la haine, trahissait un état nerveux que le prince n'avait jamais contemplé auparavant. Aleksandr n'était pas présent depuis suffisamment longtemps pour savoir si ces attaques étaient ou non habituelles mais il ne comptait pas rester sans rien faire pendant que l'on s'en prenait au pouvoir en place.

— Laissez-nous y aller pour vous !

Son oncle le toisa. Il le dépassait d'une bonne tête et ses yeux lançaient des éclairs.

— Tu crois qu'on devient un guerrier accompli en quelques semaines, petit prince ? Arme-toi, emmène ta Suite, mais tu n'iras pas seul en mon nom. Pas encore.

Il n'avait pas tort mais Aleksandr se sentait blessé dans son ego et douché dans son enthousiasme. Pour autant, il inclina légèrement la tête en signe d'accord. Puisqu'ils s'entrainaient au moment où l'enfant avait déboulé dans la cour, tous étaient armés et ils ne perdirent pas davantage de temps. Plus rapides que des chevaux, ils utilisèrent leurs jambes pour arriver en vue du village dans la vallée. Nul besoin de carte ou d'indications, il suffisait de suivre l'odeur âcre de la fumée, du sang et de la mort. Aleksandr aurait aimé que son cœur batte à tout rompre dans sa poitrine, en écho à l'excitation intense qu'il ressentait. Hansel serait-il présent ou avait-il envoyé ses sbires à sa place ? Pourquoi ce village en particulier ? Le fruit du hasard ou un message caché que seul son oncle pouvait comprendre, ce qui expliquerait sa fureur ? Dans son dos, Lyov, Nasar, Stas, Rurik et Evgeny couraient, déployés dans un arc de cercle dont il était le centre. Derrière eux, plusieurs dizaines de soldats appartenant à l'armée valachyenne les suivaient.

Rapidement, les hurlements se mêlèrent aux odeurs, témoignant de la présence de survivants. Puis, à la sortie des bois, ils tombèrent sur le carnage. Des loups, tous imposants et les babines ensanglantées, ravageaient la bourgade. Certains, sous forme humaine, incendiaient les habitations en allant jusqu'à y enfermer des victimes vivantes. La paille, le bois, la chaux, des accélérateurs transformant le village en fournaise et donc en piège mortel pour les vampires. Pourtant, Vladimir n'hésita pas une seconde. Il entra en collision avec un loup à deux doigts de dévorer une sorcière vivante, enfonçant son épée profondément dans son flanc jusqu'à le couper quasiment en deux. Se moquait-il de sa propre sécurité, au point de ne pas attendre les membres de sa propre suite ? Ou au contraire, était-ce une forme de courage ? Aleksandr resta quelques secondes sans bouger, impressionné par le ballet auquel il assistait. Puis il se secoua, conscient qu'il n'était qu'à quelques mètres d'un véritable champ de bataille. Il n'en avait jamais connu auparavant, il n'imaginait pas cela aussi bruyant, aussi salissant, aussi immonde. L'odeur lui attaquait les narines au point de provoquer une nausée. De la bile remonta le long de son œsophage, tandis qu'il se partageait entre l'excitation et la crainte des flammes. Evgeny posa sa grosse paluche sur son épaule. Aleksandr lui lança un regard peu amène, que soutint son guerrier. Peut-être imagina-t-il l'échange silencieux qui s'en suivit : C'est trop dangereux pour vous, à ce stade. Non, je suis le prince de Valachya, je dois en être capable. Brutalement piqué au vif, il se dégagea de sa poigne et prit la suite de son oncle.

Les autres n'hésitèrent pas une seconde, poussés par l'habitude et la soif de sang. Quant à ce qu'il se passa, Aleksandr aurait été bien en peine de le raconter avec exactitude. Un flou, artistiquement et mortellement dessiné : voilà les souvenirs de la bataille en elle-même. Il avait tué, ça, oui. A un moment, son épée égarée, il utilisa ses griffes en les enfonçant dans le corps sonné d'un loup sous forme humaine. Ses phalanges rencontrèrent les côtes et les brisèrent grâce à sa force surnaturelle. Non sans s'écorcher au passage, mélangeant les deux hémoglobines. Ses yeux brillaient, sa gorge charriait des cris bestiaux témoignant de son exaltation. On le blessa, tentant de lui arracher le bras d'une morsure puissante mais quelqu'un l'aida, poussant l'animal dans les flammes toutes proches. Le feu léchait son visage, il en sentait la chaleur et une terreur primaire mêlée à de la fascination le prit. Il aurait tendu la main, juste pour essayer, si l'odeur d'Hansel n'était pas apparue tout d'un coup.

Alors, la scène redevint nette dans son esprit. Tournant la tête au ralenti, Aleksandr contempla pour la première fois le chef des Originels sous sa forme humaine. Gigantesque, blond, un nez cassé, une trogne couturée par les cicatrices. Un torse musclé, imposant, dans le même état. Sale, taché par la boue et le sang, bref, un guerrier dans toute sa splendeur meurtrière. Ses mains épaisses se serraient autour du cou d'un vampire appartenant à l'armée de son oncle, jusqu'à lui arracher la tête, le tout sans le quitter des yeux. D'un sourire agressif dévoilant ses canines, Aleksandr n'hésita pas une seconde à l'affronter, tout en confiance dans ses nouvelles capacités. Hélas, s'il était puissant, rapide et agile, il manquait de la maîtrise et de l'expérience permettant à Hansel d'anticiper ses coups, de les parer et de répliquer d'une manière efficace jusqu'à prendre le dessus. Environs trois minutes plus tard, il plaquait le prince sur le sol. Approchant sa bouche à l'haleine ferreuse, il souffla :

— C'est comme tuer un bébé, beaucoup trop facile pour avoir un quelconque intérêt.

Sa main, transformée en une forme hybride de patte lupine, menaçait la chair tendre de son ventre avec ses griffes acérées. Elles s'y enfoncèrent rapidement, arrachant un hurlement au prince. Immédiatement, trois ombres s'abattirent sur Hansel et une quatrième le remit sur pied. Heureusement, les cinq trous sanglants n'étaient pas assez larges pour que ses boyaux s'échappent.

Nasar avait enfoncé son épée dans l'épaule d'Hansel. Evgeny le maintenait à genoux et Stas lui clouait la jambe au sol avec son poignard. Pourtant, le meneur des originels ne se départit pas de son sourire. D'autres loups arrivèrent et la diversion fonctionna. Une fraction de seconde suffit pour qu'il se transforme et prenne la fuite, malgré ses blessures. Pour lui, la douleur ne semblait rien représenter alors qu'Aleksandr se faisait violence pour ne pas s'écrouler. Il tentait de garder contenance et de préserver le peu de fierté qui lui restait, repoussant Lyov pour tenir seul sur ses jambes. Le guerrier s'écarta, accompagnant les autres poursuivant les fuyards. Mais la voix de Vladimir tonna, sonnant la fin de l'affrontement.

— Il y a plus urgent à faire ici !

Il couvrait tout, jusqu'au crépitement des flammes, aux hurlements des victimes.

— Transformez ceux qui sont trop mal en point pour survivre, aidez les autres à éteindre l'incendie. Ramenez nos blessés. Que les vivants en bon état fournissent leur sang.

Vladimir ne jeta pas un regard au prince et Aleksandr était bien décidé à ne pas être couvé. Malgré les vagues brûlantes qui le terrassaient comme autant de coups de poignard et la fébrilité provoquant des tremblements dans tout son corps, il se débrouillerait seul pour trouver de quoi le soigner. Avisant deux enfants terrorisés, un écho du passé l'emplit de nostalgie. Il se revit, des années auparavant, serrant Natasia dans la neige. Hélas pour eux, il ne ressemblait en rien à son Sire et n'avait pas sa maitrise. La petite fille saignait, sa gorge brûlante exigeait d'être apaisée. S'il buvait, la douleur disparaitrait, ses blessures se régénèreraient...

Ses jambes cessèrent de le porter. Une seconde, Aleksandr était debout et avançait vers ces enfants. L'instant d'après, il contemplait ses mains en train de s'allonger pour se muer en griffes. De l'extérieur, son corps sembla s'entourer d'ombre et lorsqu'elles se dissipèrent, il n'était plus humain mais bien loup. Un loup noir, à la taille de l'animal soit deux fois moindre que les garous. Le prince n'en avait aucune conscience, trop obsédé par son besoin de se nourrir. Le garçon poussa un hurlement, dont l'intensité semblait décuplée. Résonnant dans sa tête, l'animal couina et recula en essayant de se couvrir les oreilles à l'aide de ses pattes. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il comprit ce qu'il considérait comme un problème majeur.
Il commença à paniquer. Quelque chose l'entoura soudain, le privant de la vue. Ils vont me tuer. Un vampire ne se transforme pas en loup.

Si ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top