1. La fuite
Tout commença un soir d'hiver à Saint-Pétersbourg, en 1719.
Une épaisse couche de neige recouvrait les rues de l'ancienne capitale russe. Les diligences peinaient à passer et la plupart abandonnaient, laissant leurs occupants se réfugier dans l'une ou l'autre auberge de plus ou moins mauvais goût.
Un petit garçon regardait par la fenêtre du troisième étage de sa maison bourgeoise et poussa un soupir en entendant des incantations s'élever du salon. Une habitude, même si personne d'autre ne semblait s'en rendre compte à l'extérieur. Comment auraient-ils pu ? Ses parents paraissaient être tout à fait normaux lorsqu'ils se rendaient à l'une ou l'autre réception, laissant l'enfant trop jeune à la maison, en arguant une santé fragile pour répondre aux questions des curieux.
Un vaste mensonge, mais dont il ne se plaignait pas. De derrière ses carreaux, il observait le monde comme un théâtre gigantesque auquel il n'avait aucune envie de participer. En dehors de cette activité, la solitude et le silence des domestiques le poussaient à dévorer l'énorme bibliothèque familiale. Il ignorait la raison de ce mutisme, certainement un ordre donné par sa mère. Les femmes s'occupant du linge, de la cuisine et du ménage étaient pourtant des sorcières, elles-aussi. Mais visiblement de moindre importance.
Isolé. Un mot adéquat, quoi qu'à nuancer. Une autre enfant vivait aussi dans ce manoir glacé : sa petite sœur, Natasia. Une relation complexe, intense et complice les unissait tous deux. Une enfant de six ans à peine, mais à l'esprit éveillé, rusé, espiègle, qui apportait un peu de soleil au cœur des ombres. Sa mère la regardait toujours avec froideur et n'y prêtait que peu d'intérêt, se concentrant sur son fils aîné, au grand damne de ce dernier. Aussi tragique que cela paraisse, Aleksandr n'éprouvait pas de réelle affection pour ses parents. Plus jeune, il avait tenté d'attirer leur attention mais il n'y gagna rien, hormis devenir le témoin de scènes que son esprit ne comprenait pas. Élevé dans cet environnement, il ne trouvait pas cela anormal, mais ne pouvait en saisir toute la portée dans le prisme des conventions sociales de l'époque. Il comprit que ses parents touchaient à des magies peu recommandables. Ils aimaient les démons et tuaient parfois des gens. Alek avait déjà vu des corps plein de sang, du haut de ses treize ans. Il s'en souvenait bien... Et y repensait souvent.
La première fois, son esprit se mura dans un oubli salvateur, tentant de masquer un dégoût quasiment ancestral, comme si quelque chose, tout au fond de lui, savait que ce n'était pas normal. La seconde, ses petites mains tremblèrent, la pièce tourna, sans que sa conscience ne daigne s'envoler. Puis, à force, c'était devenu... Normal. Une habitude. Il ne comprenait pas, mais la réalité ne s'altérait pas pour autant : Ses parents étaient des sorciers. Sa mère du moins, son père...Il n'était pas sûr. Il ne voulait pas savoir. Il voulait juste partir d'ici où il ne se sentait pas chez lui, et emmener sa petite sœur avec lui. Une jeune beauté brune, fragile et innocente. Quelque chose au fond de lui soufflait qu'un jour, elle subirait le même sort que toutes les autres femmes qui entraient dans leur maison sans jamais en ressortir. Peut-être était-ce l'attitude de leur mère à son égard, ou une simple certitude née d'une paranoïa naturelle.
Il en était à cette étape de ses réflexions lorsqu'un hurlement résonna dans la maison, au milieu des incantations.
En temps normal, Alek n'y aurait pas prêté attention, la faute à une mauvaise habitude. La bâtisse, entourée par des protections magiques qu'il discernait à l'œil nu, empêchait le son de filtrer. Même le clochard arpentant difficilement la couche neigeuse, à quelques mètres de leurs murs, ne se doutait de rien. La curiosité ne le poussait plus, depuis longtemps, à descendre pour regarder. Il se contentait de lire, d'apprendre, mais n'osait pas pratiquer depuis qu'il avait vu son premier démon. L'instinct primitif de terreur avait relâché sa vessie et son esprit s'était rebellé contre la perspective de jouer avec ce genre de forces infernales.
Oui, en temps normal, Alek n'aurait rien fait, hormis prendre un livre et tenter de s'y plonger. Sauf que cette voix, il la connaissait.
Natasia.
En lui, quelque chose de rebella.
L'enfant possédait déjà la maturité d'un adulte, forcé de grandir trop vite dans ce milieu vicié. Il ne réfléchit pas aux conséquences de ses actes ou au risque d'être blessé. Il s'écarta de la fenêtre et dévala les marches jusqu'au salon, ses pieds nus foulant le marbre glacé. Il arriva juste à temps pour voir son père, armé d'une longue dague, approcher de sa petite sœur en lui ordonnant de se taire. Terrifiée, la petite fille de six ans ne parvenait pas à se contenir. Attachée sur une sorte d'autel improvisé, elle tremblait de tous ses membres sur le fond des psalmodies maternelles. Et elle suppliait, elle appelait naïvement cette mère indigne au secours. Puis elle tourna ses grands yeux gris vers lui, un sourire rassuré déformant ses lèvres. Il lisait en elle comme dans un livre, elle le pensait capable de la protéger. S'il était là, elle ne devait plus s'en faire.
Fort de cette foi sans limite, le jeune garçon n'hésita pas. Il se jeta sur son père avec toute la force contenue dans son corps maigrichon. L'adulte chancela à peine mais cela permit à Alek de se mettre entre la lame et sa petite sœur, serrant le corps tremblant de cette dernière tout contre son torse. Elle sanglotait, alors que le poignard s'abattait pour transpercer le corps du garçon. Effet de surprise ou élan d'intelligence, la lame ne toucha pas son cœur mais laissa une entaille d'une profondeur terrifiante dont coulait une impossible rivière de sang.
Il poussa un cri, serrant le poing sous l'afflux douloureux couplé à l'adrénaline. La scène lui apparut alors avec une aveuglante clarté : Près de l'autel brûlait un feu, dans leur cheminée. Et à côté, posé sur la pierre, se trouvait un tisonnier. Il tendit la main, plein de désespoir, et l'objet métallique bougea tout seul pour le rejoindre. Sa mère n'avait rien manqué de la scène. Elle cria quelque chose, son père se retourna, les sourcils froncés et Aleksandr en profita pour frapper avec force. L'arrière de son crâne s'ouvrit comme une fleur au printemps, répandant une magnifique gerbe rouge qui tacha le tapis autant que le visage du fils aîné. La portée affreuse du geste ne l'arrêta pas une seconde, poussé par l'urgence et sa première préoccupation : le bien-être de sa sœur. Sans attendre, il dépêtra Natasia de ses liens, qui cédèrent sous ses doigts brûlants et parti en courant. La tenant fermement par la main, il ne prit pas la peine d'attraper un manteau ou même des chaussures. Ils devaient fuir, quitter cet Enfer magique, rester loin de ces êtres indignes lui servant de parents. Il poussa la porte et un vent glacial le cloua sur place le temps d'un battement de cœur. Natasia gémit, ouvrit la bouche, mais il ne lui laissa pas le temps de parler. Il la souleva dans ses bras pour lui éviter les engelures aux pieds et il courut...
Il courut...
Encore et encore.
Jusqu'à ce qu'il trébuche.
Les deux enfants roulèrent dans la neige. L'une en pleurs, l'autre évanouit, transi par le froid, la douleur, la perte de sang. Peut-être un peu par le meurtre de son père. Le contrecoup des évènements le frappa de plein fouet. Sa conscience le quitta, sa peau secouée de tremblements et ses lèvres bleutées : celles d'un cadavre en devenir.
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