Alors qu'une silhouette s'affaisse lentement sur la rive, une autre s'approche à vive allure. Elle dépasse la lisière de la forêt et survole à présent un champ de fleur. Comment ses ailes arrivent-elles à supporter une telle vitesse ? Même si les athlètes peuvent y parvenir, ils subissent de nombreux entraînements avant d'essayer. Ils augmentent ainsi la résistance de leurs ailes face à la pression écrasante de l'air, afin d'éviter qu'elles se froissent ou se brisent.

Alors, comment peut-il aller aussi vite sans aucune préparation ? On aurait presque l'impression qu'il coupe l'air pour avancer... Il s'agit probablement d'une urgence, puisqu'il se dirige vers l'elfe qui s'est effondrée peu de temps avant. De plus, son allure qui semblait déjà être à son paroxysme s'est légèrement accélérée quand la jeune femme avait commencé sa chute. Venez, approchons-nous de ces deux elfes.

Vous préféreriez d'abord savoir qui je suis ? Oh, je vois... On ne parle pas aux étrangers, n'est-ce pas ? Vous avez bien appris la leçon, votre mère serait fière ! Mais vous me connaissez déjà sous diverses formes. Je suis la brise légère qui rafraîchit en été ; je suis le courant d'air qui claque les portes ; je suis aussi le mistral dévastateur et le blizzard qui amène la neige. Je suis le vent qui écoute vos histoires pour les transmettre aux générations suivantes. Mais dépêchons-nous de les rejoindre sinon nous n'entendrons rien.

Le jeune elfe que nous avions aperçu au loin s'est à présent agenouillé aux côtés d'une demoiselle aux ailes bleutées. De grosses larmes coulent le long de ses joues et toute couleur semble avoir désertées son visage désespéré. Lui si insouciant qui aimait tant jouer avec mes brises matinales, lui qui adorait observait les autres avec son petit sourire malicieux, lui qui fredonnait toujours une chansonnette semble maintenant inerte. Ses yeux d'ordinaires vifs et curieux ne montrent à présence qu'une peine infinie. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours vu Milena et Benjamin ensemble, quelle que soit la circonstance. Ils ont grandi ensemble et semblaient être les deux faces d'une même pièce. Petit à petit, j'ai vu leur amitié se renforcer au fil du temps et devenir un attachement bien plus profond. Mais si l'un commençait à s'en apercevoir, l'autre cherchait toujours "la perle rare" comme elle disait.

– Milena, ma chère amie... Pourquoi ne m'as-tu pas attendu, aujourd'hui ? Est-ce à cause de ce que je t'ai dit hier ? C'est vrai que je ne crois pas aux âmes soeurs qui se reconnaissent au premier coup d'oeil, contrairement à toi. Mais cela ne m'aurait pas empêché de t'accompagner aujourd'hui ! Tu sais bien que j'aurais fait n'importe quoi pour t'aider, même si je n'y crois pas... Pourquoi es-tu partie sans moi ? J'aimerais tant que tu me répondes. J'aimerais tant pouvoir te dire combien je suis désolé. Je suis arrivé trop tard une fois de plus... une fois de trop. Tu m'as souvent taquiné sur mes innombrables retards, mais tu ne m'en as jamais gardé rancune. J'aurais tant aimé arriver à temps cette fois-ci. Tu as toujours été là pour moi, et le jour où je peux enfin te rendre la pareille, je n'arrive pas à l'heure. Pourtant le vent m'en est témoin, je n'ai pas ménagé mes ailes. J'espère que Lau RatCle s'est trompé et qu'aucun narval ne t'a touchée... Dis-moi que tu as fait une mauvaise chute et que tu es seulement évanouie...

Malheureusement, il s'agissait bel et bien d'un narval. Vous ne l'avez pas vu ? On ne voyait que ça, pourtant ! Aussi gros qu'un requin, de la même couleur qu'un dauphin, avec une longue corne au sommet de son crâne. Il y a encore quelques années, il n'était pas rare d'en croiser dans les fleuves et les lacs autour des villes. Ils étaient connus pour leur grande sagesse et il arrivait souvent que lors d'un désaccord, les antagonistes demandent conseils à l'un d'entre eux. Cependant, ces derniers temps, en croiser un est devenu un événement extrêmement rare.

En effet, il y a une dizaine d'années, un sort a mal tourné et a rendu leur corne mortelle, ou plus exactement soporifique. Toute personne qui la touche ou même l'effleure tombe immédiatement dans un sommeil profond. Cependant, jusqu'à présent, nul ne s'est jamais réveillé et aucun vaccin ou antidote n'a été découvert. Depuis, les narvals sont pourchassés par des escadrons spéciaux s'ils sont aperçus aux alentour d'une ville, afin d'assurer la sécurité des civils et particulièrement des enfants. La manière dont celui-ci a réussi à passer entre les mailles du filet est un grand mystère. D'après les narvals, une personne pourrait un jour contrer cette terrible malédiction : le Vainqueur des Ténèbres. Lui seul pourrait réveiller toutes ces personnes et détruire le sortilège pesant sur leur corne. De très nombreuses personnes étaient partis à sa recherche, mais personne ne trouva celui qui portait ce titre.

– Milena... pourquoi n'ai-je pas réussi à te sauver ? Si seulement tu n'avais pas écouté Lau RatCle... Si tu te trouves ici, c'est à cause de sa prophétie disant que ton âme soeur se trouverait au bord du fleuve, aujourd'hui... Si seulement tu m'avais écouté, tu ne serais pas là ! Il ne me reste plus qu'à te porter jusqu'à la ville la plus proche, en espérant trouver des guérisseurs rapidement. Ils me confirmeront peut-être que tu n'es qu'évanouie...

Malheureusement, mon pauvre Ben, tu auras beau te démener comme un fou, elle ne se réveillera plus...