Chapitre 9 (partie 2)

J'ai eu grand mal à trouver le sommeil. La nuit était agitée par de sombres souvenirs, hantée par l'image terrifiante de Dimitri dans la forêt, pointant son arme sur moi. Comment me débarrasser de ces démons ? Je me suis débattu longtemps dans mon lit pour les chasser, en vain. Ils s'accrochaient en véritables sangsues. Je croyais vivre un cauchemar vivant, et je me réveillai exténué.

Mon guide m'attend dans les écuries. Il me dit de faire vite avant que tout le village ne s'éveille, et a la délicatesse de ne pas s'étonner de ma face tristement livide. Nous filons, toujours vers le sud, ne croisant sur notre chemin que quelques pauvres paysans insignifiants.

- Dis, comment t'appelles-tu ?

Il m'observe longuement avant de répondre :

- Nicolas.

Nicolas. C'est un nom, rien de plus.

- Pourquoi fais-tu tout cela pour moi, Nicolas ?

- Pourquoi ?

- Oui.

Encore une fois, il m'observe. Je ne sais pas à quoi il pense, mais c'est un regard déroutant, comme s'il me remettait moi-même en question.

- Un jour, j'ai pu entrer au palais. Et je t'ai vu.

Comme je lève un sourcil, il précise immédiatement :

- Tu ne m'as pas vu. Tout le monde s'agitait autour, mais toi tu regardais par la fenêtre, rêveur.

- Toujours, murmuré-je.

- Tu avais les sourcils froncés, interrogateurs. J'ai été saisi par cette image, tu sais. Des futilités, tout autour. Et toi, tranquille, tu te poses des questions. C'est l'image que je me faisais d'un souverain. Et puis, tu m'as souri, mais tu ne t'en es pas rendu compte.

- C'est tout ? Une image ? C'est faible, non ?

- Non, maintenant tu marches à mes côtés.

- Nicolas, qu'est-ce que ça fait de ne pas vivre dans les quatre murs d'un palais ? Qu'est-ce que ça fait d'être un enfant abandonné, un voleur de grand chemin et de vivre dans la peur ?

Il me raconte tout. Le conte est noir et triste, mais il a le mérite d'être exotique. C'est étrange que je m'y intéresse parce qu'il ne me divertit pas : il me bouleverse. Je fais entrer un autre monde dans mon âme. Mensonge, conte, ou réalité... Je ne m'en soucie guère tant que je découvre la personne qui chemine à mes côtés.

Elles sont là, les questions. Il n'avait pas tort. Au milieu de ses récits catastrophiques, je ne dis rien. Je m'interroge. Ai-je ruiné ma vie à rester enfermé dans ces quatre murs ? Que vais-je devenir maintenant ? Peut-on vraiment compter sur moi ? Je vois comme il doute quand il parle de me donner le trône. Moi aussi, je doute affreusement. Est-ce que dix-huit années ont pu ruiner une vie entière ou est-ce que mon existence peut encore être sauvée ?

Et c'est encore de moi dont il s'agit, pas des autres. Suis-je égocentrique ?

Le vent est venu se loger en moi et le dragon gémit, en faisant couler ses torrents de larmes à l'intérieur de ma poitrine. Je le sens qui veut rugir et faire exploser sa colère, mais je sens aussi le regard de Nicolas posé sur moi.

- Tu pleures ?

- Non.

Je n'ai pas encore envie de lui dire combien son histoire m'a remué. C'est mon secret encore...

- C'est une histoire parmi d'autres, conclut mon compagnon. Mon enfance n'a pas été gâtée, mais je ne suis pas sûr d'être le seul.

Une voix, une voix parmi d'autres. Et comme une foule derrière qui se presse, anonyme. Taisez-vous.

- Alex, Alex... Ça ne va pas ?

Une voix, voilée, lointaine, perdue dans cette foule immense...

- Alex ? Alex ?

On arrête mon cheval. On m'aide à descendre. Mais je vais bien. C'est le dragon qui pleure. C'est le vent qui hurle à l'intérieur de moi. Moi, je vais bien. Je n'ai pas vécu tous les malheurs de Nicolas. Je n'ai même pas été abandonné enfant. Ce n'est que maintenant, l'abandon.

- Alex, écoute-moi. La frontière n'est plus très loin. Passé la frontière, je t'abandonnerai. Passé la frontière, tu seras seul. Tu y arriveras ?

Qu'est-ce qu'il me raconte ?

- Alex, voilà ce que nous allons faire : tu vas grimper dans ce panier, sous ces draps, que je vais accrocher à ta monture. J'irai devant, tirant nos deux chevaux, et je passerai le barrage. La nuit tombe. La relève approche. L'équipe qui est en place est exténuée par sa journée de garde et sera moins vigilante. Monte dans le panier.

C'est un large panier en osier, mais il faut que je me recroqueville et que je courbe la tête pour pouvoir y entrer tout entier. La position est extrêmement désagréable et les douleurs s'intensifient lorsque mon cheval se met en marche, me balançant en tous sens.

- Alex, ça va ?

Je ne réponds pas, trop concentré à retenir mes cris.

- On arrive. Pas un geste, pas un bruit, Alex.

Je l'entends discuter avec les gardes frontaliers. Il leur propose une petite somme s'ils le laissent passer tranquillement. Moi, je retiens mon souffle et tente d'oublier les douleurs lancinantes dans ma nuque, dans mes membres, dans chacune de mes articulations. Je tente d'oublier que ce sont peut-être les dernières secondes avant longtemps que je passe à respirer l'air russe. Moi, leur tsar...

Mais le cheval repart tranquillement. Cette fois, sur un sol étranger. J'ai l'impression qu'une éternité s'écoule avant que les draps recouvrant le panier ne se soulèvent.

- On y est, Alex.

Je me redresse douloureusement et adresse un petit sourire à mon passeur. Mais lui ajoute doucement, sur un ton un peu inquiet :

- Je vais te quitter. Je ne sais pas ce que tu vas devenir. Je crois que toi-même tu l'ignores. N'oublie pas que jusqu'à ce que tu te sentes prêt, nous serons nombreux à t'attendre.

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