Chapitre 7 (partie 2)
Cette fois, les routes me sont ouvertes, peut-être jusqu'à cet endroit calme et paisible où je serais chez moi, choyé. Ce n'est plus du vagabondage, je le jure. C'est une fuite en avant.
Et ne plus regarder le passé.
Le vent se lève brusquement et fait voler les flocons glacés. Et fait voler les nuées. La lumière et le froid s'amusent avec ce paysage jusqu'à effacer ses contours et mélanger les ombres. Le scintillement princier et le miroitement bleuté des éclats givrés couvrent comme un rêve ce beau manteau royal. Je traverse un tableau romantique ; ce n'est pas l'inconnu, puisque j'ai déjà vu ce cadre accroché aux épaisses murailles de pierre qui entourent la salle de bal du palais. Le soleil éblouit un peu plus ; les couleurs sont plus vives peut-être... Je me raccroche à ce que je connais.
Et que les violons dansent... Et que les robes volent...
Il n'y a toujours personne. Pourquoi n'ai-je pas quitté plus tôt mon palais ? J'ai l'horizon qui est tout à moi. J'ai ces étendues, cette débauche d'art, tout à moi. Et ce cheval qui file. Vous croyez qu'on me rattrapera ? Et que les violons dansent...
La salle de bal tourne au rose. À la vive agitation qui occupait mon entourage succède une douce tranquillité. C'est ma berceuse qui résonne. Ce sont mes paupières, si lourdes, qui m'intiment le sommeil. Quand le lent balancement de l'animal endormi réveille étrangement des images d'antan, je ressens en mon âme le chant d'un...
Éléphant. Étrange choc qui me fait tout d'un coup sursauter. Je redresse la tête et lutte contre la douce torpeur qui menaçait de m'endormir. Voilà que j'entends la cacophonie des coursiers dans mon dos. Des soldats. Contre moi. Une journée a passé dans l'anonymat avant qu'il ne me faille fuir de nouveau.
Je lance mon cheval au galop.
J'avais rejoint la route, plus agréable pour un cavalier. Aussi c'est en ligne droite que je file, si vite que le galop se meut en un vol apparent. Comment les éléphants pourront-ils rattraper l'aigle royal et féroce que j'incarne ? Ils s'empêtrent dans la neige, ils roulent sur eux-mêmes, ils me perdent de vue dans la lumière de ce soleil couchant...
Imagination, imagination... Elle tourne bien trop vite dans mon esprit épuisé. Elle déforme mes sens, efface mes craintes, magnifie la situation... Je suis pourtant poursuivi par mes propres soldats et bien plus près que jamais de ma chute en enfer.
La neige ralentit tous les gestes pour les faire entrer dans une lenteur désespérante. Mon cheval est déjà bien fatigué... Et je crois que je le suis aussi. La lumière rose se meut en un crépuscule lugubre. Mais déjà les bruits de la cavalcade dans mon dos se font assourdissants.
- Arrêtez ! Il ne vous sera fait aucun mal !
Croient-ils qu'une simple supplication suffise à me soumettre ? Croient-ils que ce mensonge...
Mais mes pensées s'arrêtent : un village vient d'apparaître. Village veut dire lit, repas chaud, feu de cheminée et lit. Mon esprit est soudainement incapable de réfléchir : bloqué sur cette image, la seule que puisse produire cet extrême état de lassitude qui meurtrit chaque point de mon corps.
Je traverse au galop les ruelles étroites et continue ma course, toujours sans réfléchir. Ce n'est pas bien compliqué : l'instinct de survie réagit au seul bruit de cette cavalcade arrière. Et je m'enfonce dans la nuit tombante, cherchant à disparaitre.
Une heure passe. Mes poursuivants ont suivi ma silhouette solitaire. Jusqu'à ce que je m'efface tout-à-fait dans une nuit sans lune. Et je les vois perdus, désorientés, inquiets.
- Où est-il ? C'est comme s'il s'était volatilisé tout d'un coup. Impossible.
- Et nous, on est où ?
Ces pantins désarticulés aux allures mécaniques m'offrent un curieux spectacle. Ils tournent en rond, en un manège naïf qui me fait rire et qui les horripile. Au milieu du chemin, aveuglés par l'éclat de la lune, ils ne peuvent me voir, mais je peux me moquer. Et je les entends s'affoler :
- Où est-il passé ? Il n'a pas pu s'envoler ?
- Il a plongé dans la nuit. Qu'il aille en enfer !
- Et nous ? Et nous ?
- Revenons sur nos pas, dans le village que nous avons traversé.
Moi, je continue mon chemin dès qu'ils ont disparu. Je quitte les fourrés où je m'étais dissimulé pour poursuivre cette lutte contre le sommeil.
Le lendemain, au réveil, je ne me rappelle ni cette promenade nocturne, ni mon arrivée dans ce petit village où j'ai passé la nuit, ni même les visages qui m'ont accueilli. Temps indéterminé que j'ai vécu comme un songe inconscient.
Mais le soleil est déjà haut. Il perce gaiement à travers les rideaux fleuris pour baigner la petite chambre d'une lumière chaude. Un pot d'eau clair attend sur la table accompagné d'un petit bouquet de fleurs. Tout est propre, petit... Je ne devrais pas être répugné.
Il manque les hauts plafonds, les stucs dorés, les miroirs et l'extrême prévention d'une cour à mes pieds. Non, il ne manque rien qu'un vague sentiment de bien-être. Ici, je sais que je ne suis pas à ma place.
Ne riez pas. Je pourrais être méprisant et pester contre ce monde que je ne comprends pas. Je pourrais m'étonner de leurs manières vulgaires et me morfondre dans le souvenir d'une gloire déchue. Je le pourrais. La chute n'a-t-elle pas été suffisamment brutale, éminemment mordante, et profondément désespérante, pour laisser dans mon cœur une envie de révolte ? Ne me suis-je pas perdu ? Je voudrais languir inlassablement. Je voudrais les haïr, voudrais me distinguer, voudrais rappeler le passé...
Mais je préfère agir intelligemment.
J'entends des cris au rez-de-chaussée. J'aperçois dehors les troupes de soldats. Je me précipite hors de ma chambre et grimpe jusqu'au dernier étage. Le grenier m'accueille avec des volutes de poussières qui m'effraient d'abord. Mais j'y plonge résolument, m'enfouissant dans un recoin obscur. Je lève les yeux et les ferme avec ferveur, tout en serrant les poings. Ah, si seulement je pouvais retrouver les moments de purs bonheurs goûtés dans la campagne, et quitter ce grenier infâme...
Les cavalcades dans l'escalier résonnent plus fortement encore et je comprends qu'on monte au grenier. La porte s'ouvre dans un grincement terrifiant, renvoyant un jet de lumière qui m'éblouit un instant.
Trois silhouettes noires.
- Monsieur Alexandre Ivanovitch.
Une d'elle crache par terre.
- Si t'es là, va falloir se rendre. Fais pas ton lâche.
Peut-être suis-je lâche.
- On voudrait bien voir ta petite tête en or. On voudrait bien attraper ta petite tête de quelques cent mille roubles.
Gaspillez votre argent à me rechercher, vous agirez en tyran capricieux.
- Notre tsar serait-il dans cette poussière nauséabonde ? Seigneur ! Quelle puanteur ! Triste sort... Alex ! Petit Alexis.
Mais je ne réponds pas. Ils renversent des caisses, tirent quelques coups de pistolet dans le vide, soulèvent des moutons de poussière qui viennent rapidement nous envelopper tous d'un nuage opaque. Je les entends pester, m'insulter, s'engueuler. Et je ferme les yeux.
- On descend. Il y a d'autres villages aux alentours et méfiant comme il est, il est peut-être parti aux aurores.
Alors, quand la nuit tombe et m'enveloppe de sa protection, j'ouvre le couvercle du panier à linges qui me servait de prison et je me glisse jusqu'à l'écurie, saute à dos de mon cheval et file, loin.
Entre l'ombre et la fuite, je sais qu'il me faut commencer une vie d'errance.
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