Chapitre 6 (partie 2)

- Mes gardes ?

- En as-tu vu un seul en arrivant ?

- Ma cour ?

- Crois-tu qu'elle te défendra ?

- Je ne te crois pas.

Un cri plus distinct que les autres parvient à mes oreilles :

- A bas le tsar.

Ils complotaient ma déchéance et j'étais dans ma bulle. Je dois avoir l'air un peu hébété. Mais je refuse de quitter mon palais. Je suis tsar et devrais pouvoir écraser n'importe quelle révolte.

- Appelle le chef de ma garde.

- Qui ?

- Le général des armées ?

Il hausse les épaules et accompagne ce geste d'une mimique éloquente. Et ce regard... Il fuit, il semble encore me craindre. En fait, il ne me connait pas. Qui me connait ?

Je jette un regard par la fenêtre, sur les immenses jardins qui jouxtent mon palais. Je m'attarde sur cette vague ligne d'horizon qu'on devine à travers les arbres.

Qui me connait ? Il a suffi d'un discours pour qu'on souhaite me renverser.

- Et toi ? Arthur ?

- Pars, me lâche-t-il simplement en quittant la pièce sans se retourner.

Est-ce que je me connais moi-même ? C'est comme si j'avais vécu en suspens durant des millénaires. Et me voilà, abandonné. Que se passe-t-il ?

Les cris semblent gagner en ampleur. Ils me font presque peur. Cette salle est encore vide, encore propre, encore riche de ses multiples tableaux, bibelots en argent, en or, bibelots d'Orient, coussins de soies et miroirs dorés. La pièce est encore tout à moi. Mais les cris montent.

Un dernier regard dans la glace, à ce visage si blanc, si doux...

- Eh bien allons-y.

Un pincement au cœur. J'entends des gens courir dans l'escalier. Les voix se font plus distinctes. Elles parlent de moi. Pourquoi ? Ils savent où aller, déjà les voilà à la porte. Et ils l'enfoncent d'un coup sec.

Il n'y a personne. Leur surprise m'amuse un bref instant. Passage secret et judas étroit au creux des murs épais des palais médiévaux. Je connais tout des mystères du château qui me permettent de fuir sans être vu. Je souris... Jusqu'à ce que je reconnaisse celui qui les mène. Mon comédien. Mon agresseur. Ce monstre.

À l'instant, je sens mes forces fondre. Et je sais qu'il me faut fuir... Qui est celui qui prend l'exil ? J'ai déjà assez traîné dans cette pièce secrète.

Fuir. On verra plus tard ce que je deviendrai. Je dévale les escaliers dans un sanglot peureux, et m'arrête, pris d'inquiétude, devant la petite porte qui mène au jardin. Peut-être sont-ils derrière... Il me faut attendre que la nuit revienne.

J'entends le palais résonner de ces hurlements sauvages qui me transpercent le cœur. J'entends le saccage, les rires insolents et bientôt les flammes. J'entends la nuit tomber et les torches apparaître.

Comme ils doivent être furieux de ne pas m'avoir trouvé dans ma chambre ! Comme ils doivent me chercher ! Ils m'ont tout pris.

J'ouvre doucement la porte du jardin. Il y a des hommes qui courent en tous sens. Et de la fumée dehors. L'escalier aussi commence à s'emplir de fumée.

Je ne mesure pas le danger, je fonce. La fumée commence par m'asphyxier. Je tente de l'éviter en cachant mon visage avec mon bras. Mais des vertiges me prennent. Je ne vois plus grand chose. À peine distingué-je des silhouettes armées de torches qui courent autour de moi. Et je suis éclairé par le halo rouge sang de mon palais brûlant.

- Eh toi !

J'accélère. La fumée se fait moins dense et je distingue mieux ce qui m'entoure.

- Eh toi !

Et on me distingue mieux. Mais les bois sont à deux pas. Je m'y engouffre sans réfléchir. Les arbres fuient aussi, dans mon dos. Les broussailles veulent me barrer le chemin, et je les contourne. Des hululements me crient de m'arrêter. De vagues formes humaines apparaissent quelquefois... Des arbustes, des buissons, des arbres.

Épuisé, je m'arrête dans un bosquet noir où je m'accroupis. Maintenant, je distingue mieux ce qui m'entoure. Je reviens comme d'un rêve. Ma respiration se fait moins sifflante et je distingue précisément ce qui m'entoure. Le noir, des formes doucement enveloppées de noir qu'une lumière sourde éclaire dans un nuage brumeux.

Qu'est-ce que je fais là ? Assis, par terre, dans un riche uniforme, sans rien d'autre que ma peur et cette incompréhension aveugle. La situation serait cocasse si elle n'engageait pas autant ma vie.

- Il est passé par là ! Crie un voix familière.

J'aurais dû m'en douter. Même Arthur fait partie de ces traîtres. Mais en fait qu'importe : il m'a aidé, je ne l'ai jamais vraiment aimé et la trahison que l'on vient de me faire en me chassant de mon palais est déjà si grande que ce n'est pas un détail qui va la bouleverser.

Je me terre un peu plus, glissant simplement un regard à travers les feuilles pour les épier sombrement.

- Il a disparu, clame un autre, inquiet.

Je vois mon ami froncer les sourcils. Il semble parcourir une dernière fois du regard les broussailles qui l'entoure. Mais la nuit est un obstacle trop féroce entre lui et moi.

- Arrêtons les recherches, ordonne-t-il. Mais je donne une prime à celui qui me le ramènera mort ou vif, fût-il à l'autre bout du monde.

Et comme on l'observe avec surprise, il ajoute :

- Ne croyez pas que notre cher enfant de cœur ne cherchera pas à se venger. Faites courir son portrait en province et lancez l'armée à ses trousses. La Russie ne respirera que lorsqu'il aura rendu son dernier souffle.

- Laissez-le partir en exil. Il est si jeune !

Je remercie silencieusement celui qui est intervenu. Je n'ai guère envie de jouer la proie dans une chasse à l'homme, mais Arthur prend un air songeur et rétorque :

- Je crains que nous n'ayons pas le choix. Son discours de la veille a fait son effet. Il est loin d'être aussi tyrannique que son père ; loin d'être aussi détesté par le pays tout entier. Et s'il revient, qui sait si son jeune âge, si son étrange beauté et si ses mystérieuses qualités ne viendront pas conquérir les cœurs ? S'il se loge dans le souvenir des gens, comme une pensée heureuse d'un passé révolu, le pouvoir peut revenir et anéantir tous nos efforts.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? Nous sommes des révolutionnaires. Nous apportons un ordre nouveau et qu'importe le passé !

- Mais nous n'avons aucune légitimité quand il a tout pour lui. Son monde ne disparaitra tout à fait que lorsque son cœur cessera de battre.

Il porte son regard vers le bosquet où je me trouve, ne me voit pas. Et soudain, ajoute :

- Envoyez quelqu'un en Sibérie. Qu'on aille chercher notre nouveau tsar, Dimitri Ivanovitch.

Le silence est là. Mon âme est vide.

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