Chapitre 5 (partie 2)

Arthur est là dans le couloir et ne me laisse pas un instant de répit. J'aurais voulu profiter, en paix, de ma nouvelle découverte, mais il m'attrape par le bras et me dit :

- Réfléchis, Alexandre. Ne fais pas l'erreur bête de t'en prendre au comédien. Laisse-le partir. Il ne te fera rien. Et l'exil lui siéra bien, tout vagabond qu'il est. Qui veux-tu être ? Un terrible tyran ? Ou un souverain miséricordieux ?

Si je ne fais rien, ils vont se déchirer l'honneur de me conseiller et se targuer d'avoir une quelconque influence sur moi. Si je ne fais rien, leurs esprits tortueux viendront se jouer de moi et je laisse le pouvoir s'ouvrir aux réclamations, car tous sauront qu'il n'y a pas de punition pour ceux qui bafouent le prince.

- J'ai pris ma décision. Je veux qu'on le décapite, Arthur. Dresse un échafaud dans la cour, à l'endroit même où il chantait les aventures de Rimini la souris.

- Maintenant ?

- Maintenant.

- Sans procès ?

- J'ai toutes les preuves avec moi.

- Ce n'est qu'un comédien !

Vraiment ?

Je ne peux pas leur révéler les vrais motifs de ma haine. Je ne peux pas leur raconter ce qui s'est passé cette nuit-là, aux marges du bal, dans les rues de la ville. Je ne peux que regarder Arthur et lui dire :

- Dresse un échafaud.

Il s'incline et s'en va. Dans l'heure qui suit, je les abandonne. J'ouvre un livre et commence à rêver près de la fenêtre. Tous s'activent autour de moi, mais je suis le récit fantasmagorique de l'explorateur aux confins du monde. Arthur continue ses suppliques et j'entends le chant de la mer monter dans le lointain, rien d'autre. On s'incline, on murmure « c'est le prince, Alexandre, l'enfant de l'empereur, il demande qu'on le laisse tranquille, mais on dresse l'échafaud dans la cour. Un tyran ». Mais je ne vis, je ne pense plus qu'à travers ce héros qui emporte et mon âme et mon être, rien d'autre. Je rêve et l'on s'active. Le monde s'est endormi et soupire entre mes mains.

Quand je relève la tête, mon père est devant moi, le regard noir, les mains crispées. Il me dit :

- La foule est dans la cour. Elle murmure. Tue-le vite.

- C'est-ce que tu aurais fait ?

- Moi, je serais parti. L'heure tourne. Il n'est pas trop tard pour venir.

Je ferme les yeux. Passe l'image du marcheur d'outre-mer sur la crête blanche et neigeuse des nuages. Il se tourne vers l'immensité et tout lui appartient. Je souris. Quand je rouvre les yeux, l'empereur a disparu. L'échafaud est dans la cour et la nuit est tombée. Par la fenêtre, les hommes portent des torches.

Je termine les dernières lignes. Le vent se couche et l'homme se relève pour marcher. Il glisse parfois sur la glace, mais quand il se relève le monde lui est un peu moins hostile, l'effort un peu moins rude, les terres un peu moins inconnues. A l'horizon, il y a un trésor et il se penche pour le ramasser. Une petite boite fermée, aussi blanche que la bulle froide qui l'entoure. Et le livre s'arrête là, je relève la tête.

Arthur est devant moi et ne dit rien. Il m'observe sans rien, et je sens qu'il me juge. Je soupire :

- Va chercher mon père. Il voudra sans doute assister à l'exécution.

- La foule est là.

- Pourquoi ? Ce n'est qu'un saltimbanque.

- La foule pleure et chante.

- Va chercher mon père.

Je dévale les marches en toute hâte et parvient dans la cour. On s'écarte sur mon passage. Respect ? Crainte ? Haine ? Adoration ? Ils ont des yeux globuleux qui brillent dans la nuit et je grimpe sur l'estrade. Là, le comédien. Je ne sais toujours pas son nom, mais demain l'homme sera oublié.

- Vous parlez de tyrannie. Cet homme que vous appréciez tant est coupable d'outrage à la personne princière. Je ne cherche pas simplement à défendre mon honneur, mais aussi celui de l'empire. Crachez sur le prince, conspirez contre lui et vous détruirez un symbole. L'empire n'est que du vent : il s'écroulera comme un château de cartes et vous emportera dans sa chute. Mais si vous croyez en moi... Nous serons forts.

La foule est muette et m'observe. J'entends leurs cœurs battre rapidement, toujours plus rapidement. Les torches éclairent des visages patibulaires et sombres aux sourires légers. Je répète, inquiet :

- Nous serons forts.

J'entends quelques murmures dans la masse. On s'anime, on se tortille. Je poursuis :

- Je me fais le gardien du peuple. J'ai les idéaux de ma jeunesse, la force de changer le monde. Voilà un homme qui gît à mes pieds et que la corde doit ramener en enfer. Mais je ne peux pas envoyer mon peuple en enfer.

Je me tourne vers le condamné :

- Lève-toi.

Il obéit. Il tremble comme une feuille.

- Non, je t'envoie au-delà de l'empire, là où nul d'entre nous n'a jamais mis les pieds, où le monde s'arrête et renaît. Pars explorer les terres lointaines, détruire d'autres royaumes, miner le monde entier, mais au sein de l'empire nous serons protégés.

Exil. Le héros de mon livre parcourait le monde en exil, jusqu'à l'horizon.

J'entends la foule murmurer et je frémis. Ils peuvent gémir, ils peuvent m'acclamer. Je rentre chez moi.

Mon père n'est pas venu. Je m'écroule sur mon lit, en proie aux questionnements les plus féroces. Les torches dans la cour s'éteindront-elles ? Où ira le comédien ? Vingt heure est-il passé ? Je voudrais dormir, je voudrais rêver, que le monde s'arrête et s'écroule, pour qu'il n'y ait plus tout autour de moi qu'une immensité vide et sereine, et le silence...

Mais je n'ai pas le temps de plonger dans le doute, car soudain, la porte s'ouvre et Arthur, nerveux, surgit dans la pièce en criant :

- Ton père a disparu. Il a... Laissé une lettre d'abdication en ta faveur. Alexandre, tu es...

Tsar de Russie.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top