Chapitre 4 (partie 2)
Tandis que nous parlons, nous parvenons dans la cour où tout le palais semble s'être réuni. Juste un murmure, à mon arrivée. Et l'on s'écarte.
J'ai le vertige : jusqu'à quel point puis-je me suffire de l'amour dévorant que je porte à mon égo ? Je suis seul et pourtant j'ai l'impression que cette simple solitude fait tourner le monde autour d'elle. Je ne connais pas ces hommes autour de moi. Parfois, je sais leur nom. Arthur, Dimitri... Je ne me souviens pas avoir vu leur sourire, rien que des marques d'amour. Non, je n'ai toujours récolté qu'un doux respect et des courbettes. Je suis seul. Mais puissant, fort, riche, admiré... Tant de qualités qui me remplissent d'aise. N'est-ce pas que leur simple énumération vaut bien plus que le plus agréable badinage avec un étranger ?
- Où est cet homme qui vous fait tant rire ?
Le voilà. Il courbe l'échine et je souris. Il se relève d'un coup et de ses mains jaillissent une farandole de bulles de savon qui viennent jusqu'à moi, me chatouiller. Elles s'envolent vers le ciel quand elles n'explosent pas dans leur élan, parois translucides renvoyant le monde extérieur à ses laideurs.
Mais je sens comme une gêne autour de moi. Notre comédien me fixe d'un regard très dur, trop dur. C'est à ses yeux de démon que je le reconnais enfin.
Horreur. Je me sens brutalement foudroyé sous l'horreur de ce contact visuel. La blessure intérieure se répand sournoisement dans mes veines, laissant un vague relent d'amertume glacial qui me tétanise. Et je reste immobile, toujours aussi distant, maigre rempart contre les malveillances extérieures. Un feu dévorant, invisible, me broie, mais je reste l'être méprisant que l'on craint férocement.
- Faites-moi rire.
Ma voix est glaciale, presque mauvaise. Mais j'y mets du défi, comme pour me moquer de lui. Me faire rire... L'enjeu est immense de la part de celui qui pointait un couteau sur ma gorge, deux nuits auparavant, dans les rues sales de la ville. Pourtant ce monstre s'incline dans un sourire :
- Ce sera un plaisir. Votre majesté.
Un peu d'ironie, dans sa voix. Certains rient.
- Connaissez-vous l'histoire du rat vagabond ? Reprit-il, plus fort, en se reculant quelque peu tandis que l'on s'écarte pour lui faire de la place. C'est bien dommage car elle me distrait fort. Amis, voici le chant d'un monstre en sa demeure. Un monstre en sa demeure aux multiples horreurs : les parois ruisselaient d'envoûtantes richesses, de miroirs diamantins, de portraits écarlates, de boutons bigarrés à l'enveloppe moite : des immondices en or soupoudrées de dédain. Il vivait dans sa grotte et il s'y sentait bien. Il s'engraissait la panse comme un gros rat heureux.
Hypnotisé par cette voix d'outre-tombe, par l'étrange ballet de cet homme, plié en deux, roulant le dos d'un air grave, j'en étais venu à m'oublier.
- Rimini, la souris, riait de ses manies. À la pointe du jour, elle approchait du nid et déposait toujours un gravillon doré. Se terrant dans les fleurs, Rimini roucoulait et glissait prudemment son regard hors des fleurs. "J'arrive mon tout doux !" Hurlait notre hideur. Et comme il s'extasiait devant le gravillon ! Et comme il larmoyait... Face au pauvre embryon. Rimini se gaussait et se gaussait encore.
Le peuple se gaussait, tout autour de moi. Grand et petit, gros et freluquet, rieur et gémissant, le comédien avait l'art de changer d'identité en un claquement de doigt. C'en était si surprenant, hilarant.
- Mais hélas, elle aussi était avide d'or. Elle se serait plu dans un palais de marbre, de glace et de lumière, près de l'eau sous les arbres. Aussi prépara-t-elle un vrai plan de génie. Au coucher du soleil, des ombres en litanie fantastiques, terribles, envahirent le ciel. Le monstre prit peur des illusions sensorielles, sans voir que la vision venait de Rimini. Ce riche égocentrique à l'orgueil infini comprit que son égo se trouvait menacé. Il résolut de fuir non pour sauver sa peau, se disait-il, mais pour quitter un lieu maudit, partir en vagabond découvrir du pays, emporter loin d'ici ses rêves de crapaud. Il finit misérable et loin de sa patrie. Rimini la maligne en rit, en rit, en rit...
Je vois bien les rires gras qui secouent la foule tout autour de moi. J'aurais ri, également, si une sorte de malaise, que je ne saurais définir, ne m'avait enveloppé. Aussi gardais-je un air un peu songeur, mais toujours grave. Le conte avait du charme, mais, sans savoir pourquoi, je ne parvenais pas à rire.
- Je n'ai pas ri.
Quelques mots lâchés gravement, avec au fond, mais peut-être perceptible pour moi seul, une grande forme de déception et d'amertume. Ils riaient tous, réjouissant celui qui m'avait menacé de son couteau. Tous solidaires. Moi solitaire.
- Viens dans mon bureau.
Le comédien opine du chef et la gaieté générale retombe brusquement. On me fixe presque avec méchanceté. Pourquoi ?
Une étrange forme de solidarité les unit à cet homme qui n'a jamais rien accomplit d'incroyable, sinon les faire rire. J'y vois la malédiction du pouvoir, où les comédiens qui apportent un instant de gaieté sont plus appréciés que ceux qui s'acharnent à leur construire un bonheur durable. Peuvent-ils être superficiels à ce point-là ? Peuvent-ils s'arrêter à leurs propres plaisirs éphémères ? Vanité, tout est vanité. Je leur en veux de ne pas respecter la douleur immense qui me tord le cœur chaque fois que cet homme, ce comédien véreux, se trouve dans mon champ de vision.
Il baisse la tête.
Arrivé dans mes appartements, je lui fais signe de s'asseoir, le temps que je repose la clé dorée, discrètement subtilisée à mon père lors de mon passage dans son bureau, derrière une petite horloge.
Je me tourne vers le voleur :
- As-tu conscience que ta vie ne tient qu'à un fil ?
- Vraiment ?
- Je ne t'aurais rien fait si je ne t'avais revu. Mais tu es revenu.
- Comment pouvais-je deviner que vous étiez le prince ?
- Deviner ?
Mon front, mes manières, mes vêtements, mes paroles... Tout criait mon statut noble, ce soir-là. Eux-mêmes n'étaient pas dupes. Et quand bien même ils n'auraient pas su que j'étais prince, il fallait être stupide pour ne pas deviner que je venais du palais.
- Que fais-tu là ? Au palais ?
- Je viens gagner ma vie.
- Mensonge. C'est pour moi que tu es venu.
Une lueur étrange passe furtivement dans ses yeux. C'est une réponse parfaite et plus sincère que celles qui pouvaient sortir de sa bouche.
- Demain, je veux que tu ais quitté Moscou.
Mais au lieu de prendre peur et de s'incliner, il se lève tranquillement et fait non de la tête. Pourquoi me défier comme il le fait ? Pourquoi s'en prendre à moi ? Une sourde angoisse m'étreint. J'ai... J'ai l'impression de découvrir un monde profond, infini, vertigineux. Juste parce que je m'étais décidé à sortir de mon palais, un soir.
- Tic-tac, tic-tac... Avant que l'horloge ne fasse un tour, c'est toi qui auras quitté Moscou.
Je ne comprends pas.
- Souviens-toi que tu es mortel, Alexandre. Le peuple s'en souvient et s'arme contre toi.
Ce petit homme brun, aux yeux perçants et froids, apparaît comme l'incarnation véreuse d'un mal qu'il faut que j'éradique. Je me tourne vers Arthur, silencieux dans le fond de la pièce :
- Qu'on le décapite.
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