Chapitre 2 (partie 1)

Ce n'est pas le froid qui me fouette le visage au premier pas posé à l'extérieur, mais une chaleur suffocante. Comme un feu qui brûle mes membres glacés. Tout effort en devient plus pesant, et pourtant je glisse, sur la glace.

Les silhouettes brumeuses des buissons sculptés jaillissent sporadiquement, suivant leur bon plaisir. Unique repère. Et le gravier qui crisse, lorsque le gel se fend. La lune est dévorée sous la blanche obscurité des flocons de givre. Les lumières de la salle de bal... Si loin.

Sortir du palais... C'est onirique. J'avance encore, mais comme si ma vitesse ne cessait de décroître. A l'infini. L'allée n'en finit plus. Comment ai-je bien pu voir ces gueux tout à l'heure ?

Je descends une marche. J'entends la porte claquer derrière moi. Mais je ne me retourne pas. Je n'en aurais pas eu la force, de toute façon. Je ne vois plus que mes mains, blanches aussi. Tout le reste de mon corps est pris dans ce nuage obscur et lent. Comme si je disparaissais.

C'est plutôt perturbant.

Chaque pas renvoie l'allée à ses lenteurs austères, rejette le pas précédent à des kilomètres en arrière, mais continue d'étirer le pas suivant dans des lointains inaccessibles. C'est une lutte pour fuir ce palais, ne serait-ce qu'une heure (mais qu'est-ce qu'une heure dans ce temps suspendu ?). Les pauvres en guenilles continuent d'occuper mon esprit, comme une obsession. Et j'avance.

Mais, enfin, j'arrive au bout de cette distance infinie. La rue est là. Je peux y errer à ma guise.

Les maisons noires, hautes, noires, austères... Elles me rappellent que je suis prince, loin de cette misère. C'est un doux pincement au cœur. Tout est toujours pris dans une sombre brume, mais elle n'est plus blanche maintenant. Je me délecte de ce paysage irréel. Heureux. Il n'y a que ce sentiment de puissance qui me paraît vrai. Même mes mains sont trop blanches pour n'être pas illusion.

Comme j'ai bien fait de partir ! Libre sous les gifles du vent et ses bourrasques puissantes.

Les silhouettes sombres des passants me regardent tristement. Parfois, je vois leur regard, pupilles vitreuses et laides qui me font frémir. Moi, je les fixe durement et elles baissent le regard. Je souris.

Comme on est loin du bal et des valses brûlantes sous le regard enflammé d'un père bouillant de colère ! Ici, c'est la misère noire dans une brume grise.

- Monsieur... Un peu d'argent...

Une vieille, si petite que je ne peux que la regarder de haut. Je secoue la tête, négativement, et me dégage de ces doigts grêleux avec un net sentiment de répulsion. Elle pince ses lèvres mordues de froid, presque inexistantes, et plante son regard livide dans mes prunelles mordorées. Ses yeux brillent, un peu trop à mon goût d'ailleurs. Je voudrais bien m'en détacher, mais la main tremblotante qu'elle a posé sur mon bras me retient fermement.

- Vous... Siffle-t-elle. Je lis dans les âmes des pauvres hères, mon prince.

Ce qui retient mon regard sur ses joues creuses et son regard inexpressif, c'est un mélange de curiosité malsaine et de sentiment d'orgueil, à contempler cette extrême misère qui rappelle mon extrême richesse. Je me complais dans cet échange étrange en oubliant même pourquoi je suis parti. Il n'y a plus que nous deux, au sourire mauvais.

- Pauvre hère, répète-t-elle dans un état de transe. Si vous saviez...

Voilà qui est perturbant et les rôles s'inversent. Cette guenon me parle de ma propre misère alors que la sienne s'étale si abondamment devant moi. Dérisoire. Je me dégage.

- Toujours sur les routes, toujours insatisfait, jamais comblé ! Pauvre hère !

La voix tremblotante s'est faite désespérée. Le tragique est accentué. Ridicule. Je me détourne. Et je l'oublie.

D'autres curiosités attirent mon attention. Peu à peu, je me suis enfoncé dans les rues sales de la ville. Les mêmes visages blêmes pointent aux carreaux et s'attachent sur les dorures de mon habit. C'est une procession de moi et de moi seul sur un peuple à mes pieds.

Ils sont nombreux, silencieux, sales. Ils sont une foule qui se presse sur les pavés. Oppressante. Trop oppressante.

Je m'engage dans une ruelle déserte et plus sale encore que les autres. Inconscience ? Pas vraiment. Il y a du défi derrière : surmonter la peur qui menace de me dévorer. Cette fois-ci, je suis seul avec moi-même...

Enfin, c'est ce que je crois.

Je n'entends pas, derrière moi, le petit groupe de jeunes miséreux qui roulent des yeux furieux à la vue de mes habits dorés. Je ne les entends pas chuchoter. Mais je continue de sourire doucement, plongé dans mes pensées, dans une bulle bienheureuse.

Ils ricanent. Je frissonne. Une brise glaciale passe dans ma nuque et la brûle. Je me sens soudain mal à l'aise. Je tourne en rond, ne trouve nul plaisir dans cette balade qui devait m'apporter le plaisir que je n'ai pas au palais. Je m'arrête, m'adosse aux pierres sombres d'une maison, plonge ma tête malade dans mes mains.

Et je perçois tout à coup leur souffle. Ils sont juste là. Encore en silence. Plus pour longtemps.

- Tu t'es perdu.

Je relève la tête, surpris. Mais je leur fais signe que non. Ce n'est pas compliqué de retrouver mon palais : ses tourelles dorées surplombent toute la ville.

- Si tu nous files de l'or, on t'escorte jusque chez toi.

L'idée me plait. Mais je n'ai pas d'or sur moi.

- Et si tu n'as pas d'or, poursuivent-ils, on peut te prendre autre chose. Tes habits sont bien beaux, tes manières sont bien belles et ton sang est bien bleu. Tu transpires la naïveté et l'hypocrisie. Donne-nous de quoi t'aider, ou jamais tu ne retrouveras ton palais.

- Mais je sais où il est. Vous n'avez pas besoin de me guider.

Je me détourne, pour reprendre la marche. Sans but, pure errance. Mais l'un d'eux agrippe mon bras et me le tord. Je le frappe de l'autre main et lui donne un coup de pied. Si je pouvais, je le ferais condamner à mort. Mais je suis encore à mille lieux de douter que d'ici quelques secondes...

On m'attrape par les cheveux. Je tombe en arrière, en me tordant la cheville. Mais à peine ai-je touché le sol qu'on me pousse en avant et je me retrouve à genoux.

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