Chapitre 16 (partie 1)

Piotr passe sa main sur son front trempé. Il s'autorise une seconde de répit, le temps de jeter un bref coup d'œil par la fenêtre, avant de revenir à ses partenaires.

- Répète ce que tu viens de dire, Andreï.

- Le bâtiment est surveillé nuit et jour. Les gardes sont tous armés de fusils et beaucoup viennent de l'armée. Ils ont de l'expérience. Ils...

- Ça, je le sais déjà. Abrège.

- Si on veut s'emparer de l'hôtel de ville, il faudrait plus d'hommes.

- C'est tout ?

Encore un qui parle au conditionnel, le temps de l'imaginaire. On n'est pas là pour écrire un roman, mais pour faire de la politique.

- Le parlement est-il bien sous contrôle, Vladimir ?

- L'attaque de ce matin n'a pas percé notre première ligne de défense. Les partisans d'Arthur se sont écrasés contre cette barrière comme des mouches.

Immobilité dans l'instabilité même. Deux forces en présence poussent tant qu'elles peuvent pour remporter l'avantage. Mais elles ne parviennent qu'à s'annuler.

Deux gouvernements provisoires, deux leaders, deux partis divisant la société, deux ennemis, une guerre. La situation paraît inextricable.

- Andreï, as-tu réussi à faire ce que je t'avais demandé ?

- Infiltrer leur gouvernement ? C'est fait. J'ai un agent dans la place, Ludo, et...

- Ça, je m'en fiche.

Piotr s'essuie une fois de plus le front, signe chez lui d'une exaspération profonde, avant de reprendre encore plus froidement :

- Apprenez à donner immédiatement vos informations. Synthétisez.

- C'est Paul, le second d'Arthur, qui contrôle en ce moment-même leurs forces. Arthur a disparu il y a une semaine.

- Et ?

Pourquoi ne parvenait-il pas à obtenir simplement des informations claires ? Bande d'incapables.

- Et on pense qu'il est parti chercher Dimitri Ivanovitch. Si Dimitri revient...

- C'est bon, je n'ai pas besoin de tes pronostics pessimistes. Sortez tous. Laissez-moi seul.

Dans la capitale, la situation se dégrade pour Piotr Riminiv. Le plus frustrant est qu'il en a conscience et qu'il peut mesurer précisément son échec. Ces dernières semaines, ils ont pu remporter quelques succès, des batailles. Ils ont cru enfin pouvoir atteindre le pouvoir. C'est le plus douloureux, l'espoir.

- C'est assez de mesurer leur incompétence à longueur de journée. Il faut en plus que je mesure la ruine de tous mes projets, mes rêves.

Un silence.

- J'avais réellement cru pouvoir changer mon pays, le rendre meilleur.

C'est l'œuvre d'une vie qui semble s'écrouler sous le poids meurtrier des doutes. L'œuvre d'un petit garçon des rues, obligé de faire rire pour ne pas avoir à pleurer de faim, rêveur et ambitieux. On riait. On riait d'autant plus qu'on connaissait les légendes noires qui couraient sur son compte et qu'on se permettait de rire de cet homme qui nous faisait rire. Mais pourquoi le suivre en politique ? Ils sont rares les utopiques à vouloir faire table rase du passé.

Piotr vient s'asseoir sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, à l'endroit exact où se tenait des heures durant le jeune Alexis. Cela l'amuse encore de jouer au prince dans le palais des autres. Il ressent tout l'aspect sacrilège que ce comportement comporte, et ne s'en porte que mieux.

Mais il sait, à travers sa rêverie, que les projets les plus fous peuvent toujours se réaliser. Alors, il n'est peut-être pas trop tard pour triompher d'Arthur, se faire maître de la capitale, maître du pays, maître d'un monde où l'égalité régnera en dictature.

***

En face, Paul, le second d'Arthur, s'apprête à accueillir son retour et prépare la venue de Dimitri. Il lance dans les rues une propagande favorable à ce nouveau prétendant : jeune, écrivain, magicien. N'a-t-il pas tout pour séduire ? Les Russes en ont assez de cette guerre sans fin qui appauvrit le pays et menace leur propre vie. Ils accueillent pleins d'espérance l'annonce d'une paix prochaine.

Paul tourne un peu en rond au premier étage de l'hôtel de ville. Il ne saurait définir précisément le sentiment qui l'habite. Un peu d'impatience peut-être : leur accession totale au pouvoir n'a jamais été si proche et il aimerait pouvoir enjamber les jours qui le sépare de cet instant. De l'appréhension : on ne sait jamais pourquoi. L'attente fait grandir l'inquiétude alors même que celle-ci n'a aucune raison d'être. Paul le sait et l'accepte, en rongeant son frein. L'espoir, le rêve, le silence se mélangent également et se mangent. Étranges secondes hors du temps qui brassent toute l'âme du jeune homme.

On entend des cris au dehors.

La voiture se range près des marches de l'hôtel de ville et Paul accourt pour leur ouvrir la portière. Dimitri est le premier à sortir, sans s'arrêter, sans lui adresser ne serait-ce qu'un coup d'œil. Paul se tourne vers Arthur.

- Bon voyage ?

- Oui.

Et Arthur suit le même mouvement que Dimitri, laissant Paul seul dans la rue. L'emploi du temps des chefs est trop chargé pour perdre le temps en civilités et bonjours inutiles.

- Paul, quelle est la situation de la ville ?

- La population est en train d'être gagnée à votre cause. Mais le parlement et le palais sont toujours fermement tenus par les rebelles.

On ne parle pas de "parti politique" pour désigner l'ennemi. Le mot rebelle est tellement plus doux à l'oreille.

- Et vous n'avez rien tenté pour les en déloger ?

- Pourquoi risquer nos forces alors qu'avec Dimitri nous sommes sûrs de notre victoire ? Nous avons maintenu nos positions, repoussé une attaque contre l'hôtel de ville et préparé votre retour. Hier, simplement, nous avons mené une petite escarmouche contre eux, de façon à leur montrer que nous continuons le combat. Mais je vous attendais.

- Maintenant, nous sommes là, lâche Arthur sur le même ton glacial. Prépare une attaque contre eux.

- Pour ?

- Elle aura lieu dans deux jours. Et dégage la cathédrale, sécurise-la, demande à la population de s'y retrouver demain 15h.

- Demain ?

- Comment vaincre des rebelles hostiles à notre gouvernement provisoire ?

Paul hausse les épaules.

- En stabilisant le gouvernement. Inaugurons une nouvelle dynastie. Nous aurons droit à notre pouvoir de répression ensuite.

Dynastie. En prononçant le mot, Arthur se souvient d'un détail et fronce les sourcils :

- J'espère qu'Alexandre est mort...

Dimitri, qui s'était plongé dans un rapport militaire, relève la tête et dresse l'oreille avec attention, peut-être même avec un peu d'inquiétude. Mais Paul rougit :

- Notre tsar en fuite ? Je ne sais pas.

Simples mots qui viennent souffler leur relent d'agacement dans l'atmosphère lourde de la pièce.

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