Chapitre 12 (partie 1)
- Vagabond, qui es-tu ?
- Personne. Je fuis mon passé. Je cherche mon futur, ne suis ni l'un ni l'autre.
- Vagabond, mystérieux... On ne construit pas un futur sur du vent. Qui es-tu ?
Sur du vent... J'ai pris en haine celui que j'étais enfant, l'être puant d'orgueil, haï par le monde. Mais cette haine n'est-elle pas tournée contre moi-même ? Je m'admire et je me déteste, moi passé et moi fuyant. J'ai pris en haine celui que j'étais, mais qui suis-je ?
- Vagabond, qui es-tu ?
- Je ne veux plus fuir, Edmée. Promets-moi que je n'aurais plus à fuir.
- Je resterais avec toi. Mais avec qui ?
- Ma tête est mise à prix. Si on me tue, on est riche. Alors les gens ne réfléchissent plus et me cherchent. Si on me tue, mon royaume est sauf. Si je disparais, l'empire s'effondre. On craint que je ne revienne prendre mon trône. On a raison, je reviendrai. Je suis prince, Edmée, j'étais Empereur. On a volé mon Empire par une révolution.
- Prince ?
- Empereur de Russie.
Elle ouvre de grands yeux cette fois et affiche une petite mine inquiète. Les immenses plaines russes portent sur les régions alentours une ombre mystérieuse et féroce. Et leur prince est un mythe. Il n'a jamais eu ni figure, ni silhouette, ni âme, ni cœur.
- Le prince, murmure-t-elle doucement.
Et je n'existe plus. Il n'y a qu'elle, je...
Tais-toi.
- Je pensais que tu n'étais qu'un inconnu. Inconnu, qui avait besoin d'aide. Je n'ai toujours vu que des inconnus, des gens qui n'avaient pas cette puissance en eux.
- Puissance ?
- Tu traînes ton titre, tu traînes ton empire. Tu seras toujours inaccessible.
Edmée se détourne un peu rêveusement. Elle songe à ses prairies en fleurs, à ses joyeuses acclamations, à ses rencontres surprenantes. Surprenantes.
***
Les jours passent et le secret est enfoui. Alexis monte sur les rubans de soie et offre son art en spectacle. Edmée danse avec lui et ne songe qu'à cette soirée en fleurs. Et la troupe file vers le sud, la mer et le soleil.
Les secrets sont enfouis, et les craintes et les souvenirs. Ils semblent disparaître à mesure que l'espace s'étend entre les palais russes et la simplicité de la troupe. Ils se fondent en un rien, en murmure, en rumeur, et interrogations. Les souvenirs enfouis ne sont plus que l'ombre en relief des joies quotidiennes et simples d'un équilibriste. Et les reliefs se creusent.
L'homme ne s'insurge pas de cette vie si simple. Il a encore en mémoire les conseils des brigands, protégeant l'enfant qu'il était. Il se souvient des journées difficiles, face à cette route infinie, à cet horizon infranchissable. Maintenant, il accueille chaque moment comme une grâce. Chaque instant est une grâce.
Edmée n'a pas changé. Son enfance lourde de souvenirs difficiles continue de la marquer, la marquera toujours. Quel hasard qu'Alexis soit justement prince de Russie ! Il suffit d'une rencontre pour que les murmures reviennent. Et Edmée porte ses inquiétudes en elle, ses craintes, ses rêves, ses histoires dans un monde d'inquiétude qui l'enveloppe et la berce.
De nouveau, elle se laisse aller à imaginer ce que pouvait faire ses parents adoptifs. Peut-être plongés dans leur bulle de travail, faiblement éclairés par les carreaux encrassés dans le clair-obscur laborieux du petit atelier d'imprimerie. Sans doute farfouillent-ils, zélés, amers, inquiets, leurs parchemins, calepins et notes journalistiques, de leurs doigts encrés. Elle a aussi l'espoir que, parfois, ils pensent à elle.
- Et si... Murmure-t-elle un soir que ce souvenir était particulièrement puissant. Et s'ils avaient fait quelques découvertes compromettantes pour eux aussi ? Et s'ils leur étaient arrivés quelque chose ? Après tout, Alexis n'est-il pas la preuve vivante que les choses ont terriblement changé en Russie ? Peut-être puis-je me risquer...
La tentation est trop forte et Edmée conforte son désir en se disant que le monde s'est inversé avec ce changement de régime. Alors, elle ose faire ce qu'elle n'a pas fait depuis la fuite de son foyer d'accueil : elle prend la plume. Il faut qu'elle leur demande, qu'elle leur dise...
"Je vais bien. J'espère que vous allez bien, vous aussi. J'ai décidé de partir pour ne pas vous mettre en danger, parce que j'avais fait une grosse bêtise. J'espère que vous ne m'en voulez pas trop. Je crois qu'il est temps de vous dire ce que j'ai appris.
J'ai su que l'Empire avait changé. Leur Empereur a fui, un autre a pris sa place. Je l'ai su, parce qu'Alexandre est avec moi, dans la troupe où je vis maintenant. Loin d'ici, vers le sud et le soleil. C'est quelqu'un de bon et drôle, quand on le connaît personnellement. Mais s'il est ici, c'est que le pays change. C'est qu'il est temps d'agir.
Je n'ai jamais oublié mes parents. Quelques morceaux de souvenirs déchirés, brûlants hantaient toujours ma mémoire. Aux misères d'une petite chambre noire où je n'étais ni vraiment malheureuse, ni vraiment heureuse, se superposaient l'image mouillée du sourire de ma mère, du feu brûlant dans la cheminée, des robes de soie et d'un amour paternel absolu. Je n'ai pas voulu laisser ces images inachevées et j'ai cherché à retrouver la trace de ceux qui m'avaient mis au monde. J'ai fouillé vos archives, découvert le nom d'un certain Riminiv et enquêté sur lui.
Qui vous êtes par rapport à lui, vous mes parents adoptifs, peu m'importe. Mais si vous m'avez aimée ne serait-ce qu'un tantinet et si vous avez eu ne serait-ce qu'une pensée pour votre fille disparue, peut-être m'écouterez-vous.
Tout le monde sait que Riminiv arrache aux grandes familles leurs enfants pour les confier aux plus pauvres. De tous les fauteurs de trouble, de tous les perturbateurs de l'ordre public, il est celui qui détruit le plus de vies. Qui sommes-nous ? Il n'y a plus que le doute, affreux bourreau de notre esprit. On vacille. Incertain. Mais le plus ignoble, c'est qu'il poursuit à travers ses actes des objectifs politiques. Je l'ai entendu évoquer l'idéal d'une société utopique où les riches n'écraseraient plus leur fortune insolente sur les dos émaciés des plus pauvres. Mais il croit en l'enfant pour façonner cette nouvelle société. Si tous les enfants des grandes familles étaient placés dans des foyers modestes, il n'y aurait qu'un coup d'Etat à faire et les inégalités disparaîtraient. Utopique : il ne voit que le rêve et détruit la réalité.
Menez l'enquête. Démasquez-le. Quand il a su que je savais, il m'a menacée. J'ai fui, aussi pour vous protéger. Si le coup d'Etat a eu lieu, j'ai peur qu'il ne soit trop tard. Mais tâchez d'empêcher son accession au pouvoir.
Je vous aime,
Edmée."
La jeune fille pose la plume, laisse ses pensées vagabonder...
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