Chapitre 10 (partie 2)
Sa main poisseuse agrippe mes cheveux pour me soulever de ma chaise. Je grimace et déglutit difficilement lorsque je vois dans sa main un pistolet qu'il pointe sur ma tempe.
- Mais ce n'est pas tout. Monsieur vaut très cher. Si je veux devenir riche, je n'ai qu'un geste à faire. Qu'est-ce qui m'en empêcherait ?
Je le fusille du regard et grince :
- Juste un geste. Je vous en prie.
Après tout, je suis déjà tombé bien bas. Pourquoi ne pas précipiter ma chute jusque sous terre ? Mais mon ange gardien veille :
- Pas de ça sous mon toit ! Vous le lâchez immédiatement ou vous irez le rejoindre aux enfers !
Le mercenaire jette un coup d'œil en biais. Et je souris. J'ai beau être menacé par une arme, cette fois c'est moi qui contrôle la situation : le tavernier a sorti son fusil de chasse et le pointe sans sourciller vers mon agresseur. Celui-ci voit tout ce qu'il peut perdre et me relâche de mauvaise grâce.
Je respire à nouveau. On me laisse une nouvelle chance. À moi... Juste une chance et tout ce que cela signifie.
Nous restons tous les trois à nous regarder en chiens de faïence pendant quelques instants. Le tavernier est le premier à rompre ce lourd silence :
- Vous, vous partez. Je ne veux plus vous voir au village, ou j'appelle les gens d'armes. Et vous, Alexandre, vous restez ici, au moins jusqu'à ce que vous m'ayez tout raconté. Non pas que j'éprouve une sympathie particulière pour votre personne, mais...
Mais ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre un souverain en fuite.
Il commençait à se faire tard, ce qui explique que la grande salle commune soit vide. Quand il n'y eut plus que l'aubergiste et moi, celui-là prend une chaise en face de moi et croise ses bras, l'air interrogateur. Moi, je n'ai toujours pas bougé de ma place, toujours assis près de cette fenêtre où j'observais les quelques lueurs émanant des chaumières.
- Vous voulez savoir ce que je fais là. Je ne sais pas, je fuis.
- Êtes-vous vraiment le tsar qu'il recherche ?
- Évidemment.
Il a dû s'attarder un instant sur mon jeune âge puisqu'il fronce les sourcils et demande :
- Mais qu'avez-vous fait pour qu'ils vous poursuivent ?
Les questions s'enchaînent, quelques temps, toutes ennuyeuses. Mais j'y réponds de bonne grâce : il ne sait pas à quel point je lui sais gré de m'avoir redonné une chance. Finalement, il doit comprendre ma fatigue et m'indique l'étage en précisant :
- Votre ami avait l'air féroce. Je l'ai chassé pour l'instant. Mais je ne vais pas veiller toute la nuit pour m'assurer qu'il ne revienne pas vous déranger. Faites attention à la nuit.
La nuit est paisible. Elle m'accueille comme un loir dans son manteau étoilé. C'est l'aube, l'amie sanglante. C'est l'aube qui me fait dresser l'oreille et met mes sens en alerte. Des bruits de pas sur le toit me font sortir de ma léthargie. Des grincements dans l'escalier me font frissonner.
Encore fuir... J'ai frôlé tant de fois la mort que le jour viendra bientôt où je ne serai plus là. Comment sortir de cette situation ?
Je me penche par la fenêtre pour noter la présence de quelques individus en faction dans la rue. Mais je note également ce fil à linge pendu entre ma maison et celle qui lui fait face. Fuir... De toute façon, c'est la mort ou la mort. Moi, je prends l'espoir.
Une brume matinale enveloppe le village d'un manteau mystérieux. Le jour joue encore le timide et ne révèle que des silhouettes noires détachées du ciel érubescent. C'est ainsi que j'apparais, sur le rebord de la fenêtre, élancé vers cette corde. Je risque un pied et me redresse, tout en souplesse. Le fil se plie un peu sous mon poids, mais reste encore largement tendu. Je pose l'autre pied et expire un grand coup, pour garder mon calme et agir sereinement.
- Arrête-toi !
Où sont-ils ? Dans mon dos ? À quelques mètres de moi ? Juste sous mes pas ? Je préfère rester concentré sur le mur d'en face et continue d'avancer posément.
- Arrête-toi ou nous tirons !
C'est la mort ou la mort. Mais la fenêtre qui me fait face me murmure plutôt l'espoir. Je crois que cette situation extrême me pousse au dépassement, un pas devant l'autre. Je me surprends même à sourire. Pour une vie en équilibre précaire, entre deux océans de brume.
Et ces voix qui continuent de crier dans ce doux silence matinal...
- Cette fois, nous tirons. Alexandre... Nous tirons.
J'entends le coup partir, suivi d'un sifflement tout près de mes oreilles. Évidemment, je m'affole et manque de perdre l'équilibre, mais je ne suis plus très loin du mur que je vise. Encore un pas... Reste souple, tranquille. Encore un pas... Et d'autres coups partent. Je me baisse, le cœur battant, juste avant de bondir sur le rebord de la fenêtre où était accrochée la corde.
Et garder encore mon calme. Si je parviens à gagner les toits, peut-être serais-je sauf. Mais cette fois, je dois faire vite, sous cette pluie métallique qui ne m'atteint pas simplement parce que je suis trop haut, parce que je suis trop loin, ou parce que je fais trop peur.
Je coince mes pieds sur les rebords de la fenêtre et attrape une petite corniche. Je continue de monter mes pieds, en biais, et commence à courir le long de la façade, me glissant vers le ciel comme on nagerait dans l'eau. J'essaie d'oublier les balles : si je vais vite, je pourrais les éviter. Je découvre l'escalade tout en apprenant sa vitesse. Sensation enivrante et fugace qui s'évanouit dès que je parviens au sommet. Derrière l'arrête du toit, en sécurité.
Et la tension explose. Ils ne veulent pas me lâcher ? C'est étrange à dire, mais je rêve d'une vie tranquille, d'une vie normale... Où je ne serais plus ce héros solitaire.
Solitaire.
- Alexandre ! Me crie cette voix que je commence à bien connaître. Alexandre ! Tu as peut-être disparu, mais ce ne sera que temporaire. Tu es seul, Alexandre, face à une foule qui ne cherche que ta mort. Tu es seul, et fou de penser pouvoir nous échapper indéfiniment.
Le mercenaire se tait. Il a raison, il a réussi son effet. C'est infiniment infime, mais je sens une petite larme perler au coin de mes yeux.
L'aube se déchire encore. Je peux lui faire une promesse : je ne serai plus jamais seul.
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