Chapitre 1 (partie 2)

Sa haute stature de géant me domine et m'écrase. Il pointe sur moi son regard gris roc dont la dureté terrible effraie le pays tout entier. C'est un être habitué aux vagues de supplications et de plaintes qui viennent sans cesse échouer à ses pieds sans succès. Les éléments, les tempêtes, les raz-de-marée frappent inlassablement le bonhomme qui résistent fièrement, sans voir que peu à peu ses remparts s'effritent et se décomposent.

- Tais-toi, Alexandre, mon enfant, imbécile. Tu portes tes regards trop haut et le soleil viendra te brûler à ton tour. Il ne reste de moi qu'une carcasse desséchée, assoiffée de beau et de vrai, et tu finiras ainsi, t'éteignant à petit feu, précipité toujours plus dans une chute sans fin vers les enfers russes. A moins que l'incendie n'éclate brusquement.

Un silence. Pas le bruit de la fête à côté, qui hurle sa joie. Un vrai silence.

- Il y a un bateau, qui nous attend. Il nous emmènera loin, loin de la tourmente.

- Quelle tourmente ?

- Il y a des rumeurs, des cartes qui tombent, des châteaux qui s'écroulent. Tout s'effrite autour de moi et tu pourrais être emporté dans ma chute. Viens avec moi.

Cette fois, le ton était presque suppliant, comme si l'homme peinait à sortir des idées inquiètes qui le démangeaient. Il fallait les ordonner, les proposer... Mais il n'y avait que cette certitude si puissante qui faussait tout autre raisonnement. Elle était là et l'enveloppait vigoureusement : il fallait partir. Mais l'idée n'était pas contagieuse et s'accrochait presque jalousement à ce cœur solitaire. Le monde ne se dessinait plus pour lui que par cette certitude lancinante. Elle venait l'isoler dans une bulle aux miroirs déformants, peints de mythes et de rêves. Comment inviter son fils à s'y plonger avec lui, corps et âme ?

- Tu ne réponds rien. Tu n'écoutes pas, Alexandre. On n'entend que toi, que ton cœur qui accapare tout le palais et soumet mes sujets, que tes cavalcades, que tes rires insolents... Et c'est encore de toi dont il s'agit.

Je l'observe avec un air fermé, sans grande pitié. Mais il continue de plus belle.

- Je suis le tsar. Je suis ton père. C'est moi l'autorité. Et je veux que dorénavant tu me salues, me respectes et me craignes. Tu me suivras quand je quitterai ces lieux maudits.

- Et je me laisserai, moi aussi, réduire en poussières sous tes pieds.

- Je veux... Je veux que tu comprennes. Ici, tu n'es qu'un jouet. Là-bas, tu seras libre.

Revient l'image des pauvres à la grille.

- Alexandre, mon petit Alexis, libre de voir le monde.

- Partir ?

Comme s'il était fou, qu'il ne savait plus ce qu'il disait. Chute brutale de celui qui se précipite du haut d'une haute tour, jusqu'au fond des profondeurs de la terre, près du noyau, pauvre coque de noix. Alexandre en était tout bouleversé et voulait sortir de cet étau où il se voyait pris dans l'incertitude et le désarroi. Revenir sur un terrain sûr...

- Je ne viendrai pas.

- Tais-toi. Tu ne sais pas ce que tu dis. Il faut que je te dise...

- Non, je ne viendrai pas.

- Te dise que ce n'est pas ici que tu trouveras le plus grand bonheur. Il y a trop à se soucier des autres. C'est l'exclusivité qu'il nous faut. Juste toi. Juste moi. Juste moi.

- J'ai dit que je ne viendrai pas.

- Si seulement tu pouvais être là, dans ma tête, et voir ce que je vois, comprendre ce que je sais. Il nous faut partir, Alexandre. Il en va de ta vie et de celle du royaume. Car il y a des rumeurs, des rumeurs fondées, profondes, dangereuses, qui murmurent la révolution.

Mais j'en ai plus qu'assez de l'entendre parler, sans cesse, comme s'il cherchait à m'agripper avec lui, m'emprisonner dans son esprit. Alors je crie :

- Je ne viendrai pas. Si tu pars, je m'assiérais sur le trône. Si tu faillis, je prendrais le relai et je ferais vivre ce monde. Il faut une âme, un souffle à la Russie. Et ce monde, c'est moi, maintenant. Je lui apporterais ma jeunesse, mon énergie et mes rêves. Peux-tu taire le monde ? Si tu veux partir, pars. Il semble que ton amour-propre soit suffisamment grand pour combler ton besoin d'amour gargantuesque.

J'ouvre les portes en grand. La musique explose en acclamations divines à mon adresse. J'ai les yeux qui pétillent et j'entre dans la danse.

Mon père seul, dans le noir, sombre, derrière... Les portes grandes ouvertes créent un effet de profondeur et l'isolent, l'éclairent. Corbeau noir aux ombres fantastiques attirant encore toute la lumière et tous les regards. Sa seule présence crée le malaise et je ne peux malgré moi m'empêcher de l'épier. Il m'emprisonne.

Et le musique coasse.

On me prend la main, on me tire, on m'entraîne. On veut attirer les regards. Fous qu'ils sont ! Comprendront-ils un jour le fossé qui ne cesse de se creuser entre mon père, moi et eux ? C'est une question de lumière et certains en sont plus dépourvus que d'autres.

Et je danse en riant. Rire faux. Je leur souris sans les voir. Sourire, je veux rire... Ils croient que je les aime. Ils m'admirent d'autant plus. Jeu d'ombres et de lumière, sourire teinté d'ombre. Mon père est corbeau noir et seul dans les salons. Seul, mais jamais on ne l'a vu si visible. Qui est le plus lumineux entre lui et moi ? La musique coasse, et je tourne en riant. Rire faux. Je sais que mes prunelles se voilent. La pression devient lourde et pesante.

Et le silence ? Et le vide ? Et les gardes et les pauvres en guenilles ? Une question plane. Partir ? Elle ne règne que trop par ici. Elle s'accroche comme un démon aux habits de mon père. Elle ricane elle-aussi, mais ce rire ne me convainc pas.

La musique coasse.

Alors au diable tout ce monde ! Au diable ! Partir ? Je pars, mais seul, et là où je pourrais asseoir ma domination seul.

Je ne parle pas sérieusement : je sais que je vais revenir, le temps de prendre l'air. Mais je ne sais pas encore que les choses se répètent et que mon esprit aveugle me masque le bas de l'iceberg, fourmillant d'intrigues. Naïf, naïf... Loin d'être le diamant qui scintille, j'ai tout de la plume vagabonde que le vent emporte à son gré.

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