Chapitre 1 (partie 1)
Je me souviens de l'or. Je me souviens de l'ambre. Et les pierres précieuses et les miroirs dorés ruisselaient sur le sol, sous les tapis moelleux.
C'était un autre temps.
J'étais celui qu'on craint comme celui qu'on moque. Prince. Combien de secrets d'État avais-je en ma possession ? Combien d'âmes comptaient sur moi pour assurer leur fortune ? J'étais tout. Il y avait ceux qui s'inclinaient, profondément ; ceux qui me suivaient du regard, d'un air inquiet ; ceux qui m'évitaient. Mais j'étais là.
Les glaces renvoyaient mes reflets. Les portes s'ouvraient sans bruit avant même que j'apparaisse. Les nuques offraient leurs faces graciles. Oui, c'est cela : je prenais en horreur les échanges de regards et ne supportais plus que la seule beauté de mes yeux.
Mon père était le tsar. Et le titre d'héritier me donnait un rôle. Je jouais. Conscient de qui j'étais, je me voyais héros et agissais en héros. Magnanime, grand, audacieux, libéral... Autant de qualités qui m'étaient faciles : après tout, qui n'épiait pas tous mes gestes, comme on s'observe dans un miroir, pour s'extasier de chacune de mes bontés ? Qui ne s'empressait pas de rapporter et d'exagérer chacun de mes actes de maigre bravoure ? Rien n'était plus facile que de me donner une image dorée et de susciter leur admiration. Leur fanatisme. Ils espéraient tant de moi et je m'en amusais.
Enfin, je jouais. Prêtant une oreille attentive aux suppliques des courtisans, je les envoyais paître en Sibérie. Considérant gravement le rôle qui m'incombait, je me faisais un devoir de me promener pieds nus dans les couloirs, délicatement parfumé de l'effluve de vodka.
C'était drôle. J'avais dix-sept ans, je me croyais déjà prince.
Ma chambre était située au premier étage du palais moscovite, à deux pas de l'escalier principal et face aux jardins enneigés. Le soleil glissait à peine à travers les fenêtres pour illuminer les dorures et jouer avec les miroirs. A mon image, tout était doré et lumière. Et j'illuminais vos journées.
Dans les couloirs du palais, les murmures enflent et cherchent à prendre autant de place que ma propre personne. Je les écrase du pieds en dévalant les marches dans un rire insolent.
C'est comme un souffle qui se répand sur mon passage en décimant une par une, comme un domino, les cartes trop royales. Et le château s'écroule, brusquement, privé de ses fondations. On tombe sous mon charme et je serre entre mes doigts tricheurs leurs cœurs piqués d'orgueil.
Il va falloir, un jour, que je les laisse en paix.
Et cette nuit-là, ils s'étaient tous bien apprêtés, pour le plaisir de mes yeux (à moins que ce ne soit pour ceux de mon père). Ils étaient drôles à se tenir tous à carreaux, engoncés dans leurs grands airs de pingouins. Moi, je ne supportais plus ces faces de carême. Que d'ennui !
Dehors, c'était trop gris. Le soleil ne brûlait plus mes lambris dorés. Mais le bruit de la fête sonnait déjà en bas. J'ajustais mon costume, d'un geste pensif. Dans la brume extérieure, j'observais du coin de l'œil un groupe d'individus qui tentaient de forcer l'entrée, refoulés par mes gardes. Leurs silhouettes étaient animées sporadiquement par quelques éclats débordant de la salle de bal.
Sous le gel hivernal, les yeux des gueux avides de beauté brillent dans la pénombre, imaginent les délices et les fastes, les rêves et les légendes du palais impérial. Ils chantent les louanges d'une famille aimée : la foule en guenilles se presse aux grilles, crie, chante et hurle.
Une bourrasque vint les envelopper. Les tourbillons gelés oblitérèrent rapidement ces quelques personnages. La fenêtre glacée ne renvoyait plus qu'une image blanche figée. La tempête s'était arrêtée. Mais elle tournait plus violemment que jamais, la tempête.
C'était l'heure de descendre. Élégant, dans ce costume très strict, je dévalais les marches dans un rire insolent, comme un éclair sur le passage duquel tout se fige, retient son souffle. Les échines ploient au rythme du chant de mes pieds frappant les marches en furie.
Moscou ne me regarde pas. Moscou me devine par le bruit de ces pas que je m'efforce de rendre harmonieux. Et puis qu'importe Moscou, tant que je peux vivre en paix !
Il n'en ait qu'un dont je connaisse le regard, vieil homme au sourire appuyé qui ne tardera pas à disparaître. Il danse encore. Quelle audace ! Et son sombre costume brille et fait briller toute la salle dans un fantastique jeu de lumière. Il me sourit, il me regarde.
Et je ploie l'échine devant lui.
- Son altesse le prince Alexandre Ivanovitch, annonce-t-on.
On m'attrape. On veut danser avec moi. Je m'incline face aux dames et les envoie valser. C'est un rire général dans la salle qui se confond avec la musique. C'est un tournoiement figé. C'est une tempête glacée et les dames rient. La musique glisse.
Il y a toujours cette image dans la brume des gardes et des pauvres en guenille.
Je souris aux dames. Elles croient me tenir, mais je ne suis qu'un fantôme. Jamais mes pensées ne les effleurent, c'eût été les souiller. Je ris, je souris. Ces bougres attrapent mon corps. Je sais qu'ils crèvent d'envie d'attirer mon attention. Qu'ils ne se fatiguent pas.
Il y a un bras qui m'agrippe, m'entraîne dans un cabinet plus sombre. Je réouvre les yeux.
- Tais-toi.
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