Les abeilles
Une odeur nauséabonde collait à la peau du jeune homme. S'ajoutait à cela sa joue qui commençait fortement à le démanger. Léo, dans sa course, essayait tant bien que mal d'ignorer cette interférence faciale. Il ne devait pas perdre de vue Camille ni l'horrible créature qu'elle poursuivait. Le champ de blé qu'ils traversaient leur arrivait à mi-hauteur, chatouillant leur nombril. C'était beaucoup plus difficile qu'il ne pensait de parcourir cet environnement. À chaque enjambée répondait un coup de fouet céréalier. Camille arrêta brusquement sa course, et Léo se heurta à son dos, l'entrainant au sol.
— AÏE ! Mais fais attention, bon sang ! se plaignit Camille, le coude de Léo plaqué contre sa joue.
— Oh, pard-aïe ! Je suis vraiment désolé... Je n'avais pas vu que tu t'étais arrêtée...
— Oui, bah, la prochaine fois regarde bien devant toi... En plus avec ce balai, tu aurais pu m'embrocher !
— Comment ça ? Le ba...
Léo venait de se rendre compte que le bout de son ustensile était taillé en pointe, une vision d'horreur lui traversa l'esprit : son corps, empalé au milieu d'un champ sur un balai pointu.
— Mais t'es pas bien ?! Pourquoi t'as fait ça !? s'énerva-t-il.
— C'est pour la bête qu'on pourchasse coco !
— Et d'ailleurs, c'est quoi cette... Cette... Abomination ?!
— C'est un magnus chiroptera, rétorqua Camille. Mais le nom importe peu... L'important, c'est de le neutraliser...
— Le... neutraliser ? Le tuer, tu veux dire ? l'interrogea le jeune homme d'une voix tremblotante.
— Entre autres... D'ailleurs, tu devrais faire attention, je l'ai blessé, il va sûrement revenir à la charge, affirma-t-elle, son balai en main.
— À la... Chaaaaaaarge ?! cria Léo, pointant le sien en direction de la jeune femme.
— Non mais ça ne va pas ?! Qu'est-ce que tu...
Le monstre venait de bondir sur le dos de Camille, la jetant au sol. Ses griffes acérées se dirigeaient à présent vers Léo. Il les esquiva in extremis - en poussant un cri aigu - réussissant à éviter le pire. Lui aussi se retrouvait à présent à terre, auprès de la jeune femme qui se releva d'un bond, plus déterminée que jamais. Une estafilade sanguinolente lui traversait le dos, mais elle ne semblait pas s'en soucier le moins du monde.
— Relève-toi, bougre d'âne, sinon il va croire que tu es mort ! lui cria-t-elle.
— Oui et bien, c'est le but, figure-toi ! Je n'ai pas envie de le devenir !
— Imbécile, ces bêtes-là ont un penchant nécrophage. Tu ne voudrais pas qu'il te vide de ton sang, non ?
— Non merci ! s'écria-t-il en se relevant aussitôt.
— Non, en fait, mets-toi à plat ventre ! ordonna-t-elle.
Ce n'était pas le monstre que Léo tentait cette fois d'esquiver, mais le balai vengeur que brandissait Camille dans les airs. Quoique en ce moment, il se demandait si elle n'en était pas un, de monstre. Elle brandissait toujours son arme en pin pointu, essayant de viser la gueule immonde de la bête. La peur ne semblait pas affecter la frénésie de ses mouvements. Léo, lui, venait de se mordre la langue à cause de ses tremblements irrépressibles. Il ferma les yeux de douleur, mais entendit un bruit sourd sur le sol. La terre frémit lourdement sous ses pieds, et Léo comprit que la créature était tombée.
— Allez, tu peux te relever maintenant, lui dit Camille, remettant ses cheveux en place.
Sans le savoir, elle se colorait le visage de sang et de terre. Se dessinait dorénavant, au-dessus de ses taches de rousseur, des marques comparables aux peintures des guerriers iroquois.
— Euh... Alors... Fu l'as eu ? Fu l'as fué ? demanda Léo, la langue toujours meurtrie.
— Non... Il s'est enfui. Toujours debout... Toujours vivant... ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.
Léo fut pris d'un rire nerveux, il se demandait où elle puisait sa force pour continuer de plaisanter. La jeune femme essuyait ses mains sur ce qui lui restait de débardeur. Elle poussa un long soupir avant de s'étirer le dos, et esquissa une moue stupéfaite en entendant le craquement inquiétant qu'avait produit sa colonne vertébrale. Elle fit signe à Léo que la bête n'allait pas tarder à refaire surface, elle poussait en effet des râles d'agonie non loin d'eux.
— Le premier qui le voit l'empale ! Ok ? demanda Camille.
— Ok... Mais fuis pas fprêt ! répondit Léo sans grande conviction.
— Tu vas m'enlever ce cheveu de ta langue ?!
— Mais fe ne fais pas efprès !
— Derrière toi ! hurla la jeune femme.
Tout se déroula au ralenti. Léo pouvait détailler les moindres plis qui sillonnaient le visage alarmé de Camille. Sentir chacun de ses poils se redresser sur sa nuque, chacun de ses muscles se contracter, tandis qu'il effectuait une rotation sur lui même. Léo fit face à la bête qui n'était plus qu'à quelques mètres de lui. Il abaissa ses paupières aussi fort et aussi vite qu'il put, pointant son arme de fortune droit devant lui. La force de l'impact traversa son corps tout entier, faisant fléchir ses genoux et l'obligeant à basculer sur le dos.
Il se voyait déjà mort et enterré : des funérailles sobres et émouvantes sous un doux soleil estival. Un cercueil aussi classique que tous ceux qu'il avait eu l'occasion de voir. À ses pieds, une grosse couronne de roses blanches. À ses côtés, sa famille. Mais aussi Pascal et Camille. Pleurant toutes les larmes de leur corps en honorant son courage indiscutable.
Mais les épis de blé lui chatouillant l'intérieur des oreilles et les cailloux lui piquant le dos n'avait rien de l'intérieur d'une boîte funéraire. Léo était bien vivant. Trop effrayé pour ouvrir ses paupières, il comptait sur son odorat pour juger la situation. En premier lieu, c'était l'odeur de la terre mélangée à sa propre sueur et ce parfum nauséabond - dont il ne distinguait pas encore l'origine - qui envahirent ses narines. Mais très vite, il comprit que cette épouvantable puanteur ne pouvait provenir que de la bête. Le jeune homme sentait couler sur le haut de son corps et son visage un liquide chaud et visqueux. Le goût ferreux qu'il redoutait tant s'installa sur ses papilles gustatives, ce qui lui fit subitement ouvrir les yeux.
Un acte qu'il regretta, car il permit au liquide dont il aurait aimé ignorer l'existence de se glisser sous ses paupières. Léo se releva alors dans la précipitation en donnant un violent coup de pied à ce qui ressemblait au cadavre de la créature. Il se frotta les yeux frénétiquement, cracha sans vergogne et s'écria :
— MON DIEU, J'EN AI PARTOUT !
Dans un éclat de rire, qui probablement pouvait s'entendre jusqu'au village, Camille rajouta :
— J'espère que tes vaccins sont à jour, coco !
— Mais... Je ne sais pas ! s'écria-t-il, les yeux écarquillés de terreur.
— Hum... C'est problématique... Le nombre de bactéries contenues dans TOUT ce sang doit dépasser l'entendement, dit-elle en jouant l'inquiétude.
— Tout ce... sang ? souffla le jeune homme d'une petite voix.
Léo parcourut son corps du regard sous la faible lueur de la lune. Tout son être, sans exception, était couvert d'un rouge foncé. On pouvait presque le confondre avec le petit bonhomme rouge des feux piétons. Il ressentait à présent un immense vertige, comme s'il se trouvait sur le pinacle de la plus haute tour que l'Homme n'est jamais construite. Comme si plus aucune connexion ne se faisait dans son cerveau. La seule chose qui lui venait en tête, c'était : "quand maman va voir l'état de mes habits...". Son stress et sa panique venaient d'atteindre une hauteur que le jeune homme n'avait encore jamais expérimentée. Sa plus grande phobie avait toujours été de se retrouver couvert d'hémoglobine, mais il n'avait jamais cru que cela pourrait réellement lui arriver. Le choc provoqué par cette vision surpassait tout ce qu'il avait vécu jusqu'à présent... À tel point que son cerveau oublia de perdre connaissance.
— Hé ! Léo ! l'interpella Camille en claquant des doigts. Ça va ? Tu es toujours parmi nous ?
Le jeune homme, l'encéphalogramme plat, répondit par un faible haussement d'épaules. Il se tourna vers la créature, puis chuchota :
— Il n'est pas mort... Regarde... Il respire encore.
Léo pouvait à présent voir en détail l'immondice qui venait de les attaquer. Une bête comme il n'en avait jamais vue : moche et puante. Il gisait au sol, sa respiration saccadée faisant osciller le balai qui lui traversait l'abdomen. De cette plaie s'écoulait le même liquide qui avait tapissé le jeune homme de la tête aux pieds. Des petits râles sifflants émanaient de sa gueule, le monstre semblait souffrir. Ses petits yeux sombres roulaient à toute allure dans leur globe respectif, comme s'ils étaient à la recherche d'un quelconque secours.
Le jeune homme, à la vue de la bête agonisante, eut un petit pincement au cœur. Comment une telle chose pouvait lui faire ressentir de la peine ? Surtout que cinq minutes auparavant elle avait tenté de lui ôter la vie... Ou peut-être s'était-elle défendue tout simplement ? À vrai dire, c'était Camille qui l'avait pourchassée et non l'inverse... Néanmoins, la créature se débattait encore, s'accrochant à la vie qui lui échappait indéniablement par le trou béant créé par le pieu improvisé. L'abomination donnait des coups de patte dans le vide, raclant le sol du champ de blé. Très vite, ses sifflements aléatoires se transformèrent en un couinement aigu et continu.
Camille, gardant son calme, s'approcha de la bête avec une grande prudence. Bien que cette chauve-souris géante voulait leur mort, la jeune femme lui caressait la crinière comme une mère caresserait la tête de son unique progéniture mourante.
— Chut, calme-toi. C'est bientôt fini, murmura Camille.
Les caresses de la jeune femme apaisaient les souffrances de la bête. Léo avait même cru entendre un semblant de ronronnement, ou ce qui pourrait s'y apparenter.
D'un coup d'un seul, de sa main gauche, Camille empoigna la bête par son museau et de l'autre main, plaqua son cou contre le sol. Dans un mouvement rapide et puissant, elle inversa l'orientation naturelle de sa colonne vertébrale. Un craquement sec et vif se fit entendre. La créature eut juste le temps d'émettre un ultime sifflement avant de trépasser.
— Pfiou ! Ce n'est jamais facile, soupira Camille en retirant le balai de la chauve-souris. En tout cas, bravo Léo, tu viens de tuer ta première créature magique ! Alors comment tu te sens ?
— J'ai envie de vomir, répondit-il, les yeux dans le vide, n'en revenant pas encore de ce qui venait de se passer.
— Ahah ! Je sais, c'est toujours comme ça la première fois, assura-t-elle d'un grand sourire.
— C'est une créature magique donc... Un... Comment tu dis ça déjà ? Magnus chiroptera ? demanda-t-il, toujours aussi absent.
— C'est exactement ça ! C'est la première fois que j'en vois un. Une sacrée bestiole, tu ne trouves pas ?
— Oui...
La jeune femme observait le cadavre encore chaud, et sortit de ses poches le vieux livre mystérieux qu'elle lisait l'autre fois. Elle se grattait la tête en marmonnant des paroles que Léo ne pouvait comprendre. Le jeune homme se rendit compte qu'il avait eu tort et que Lambert n'avait rien à voir avec cette histoire. Il avait beau avoir un comportement des plus étranges, cela ne faisait pas de lui une chauve-souris géante assoiffée de sang. Il se sentait extrêmement idiot et embarrassé, comment avait-il pu se fourvoyer à ce point ? Finalement, il était soulagé de ne pas avoir pu dire quoi que ce soit à monsieur Pascal.
— Léo ! On a un sérieux problème.
— Hein ? Quoi ? Camille ? bafouilla-t-il. Il n'est pas mort ?!
— Pire... Il n'est pas seul.
D'une voix hésitante, Léo reprit :
— Comment ça, il n'est pas seul ? Tu veux dire qu'il y en a d'autres ?
— Je ne sais pas ! Peut-être que oui, peut-être que non !
— Mais comment tu peux me dire qu'il n'est pas seul et... ne pas savoir s'il ne l'est vraiment ou pas ?!
— Hé oh ! Hein ! Tu vois ce livre ?! dit-elle en lui collant sous le nez le vieux manuscrit.
— Bah, oui, je le vois ! Mais qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ?
— Il est rédigé dans la langue des anciens... Et moi... Je n'ai pas fait langues des anciens LV2 ! Alors je le déchiffre comme je peux, ok ?!
— Langues des anciens LV2... Haha... Elle est bien bonne, rétorqua Léo.
— Je vois bien que tu me prends pour une folle... Mais il y a des choses dans ce monde dont tu ne soupçonnes même pas l'existence. Enfin, j'aurai bien le temps de t'expliquer tout ça une fois en sécurité.
— Oh que si. Crois-moi... Je commence à douter de ma propre existence... Mais si c'est ça ! Je suis en train de rêver et tout ça n'est que le fruit de mon imagination !
La jeune femme, levant les yeux au ciel, pinça de toutes ses forces l'avant-bras de Léo.
— Mais ça ne va pas ?! s'écria-t-il. Qu'est-ce qu'il te prend ?
— C'est bon ? Tu es bien réveillé ? lança-t-elle de son sourire le plus radieux. Parce que là, il faut vite revenir au village pour prévenir Pascal. Si j'en crois ce que j'ai déchiffré, ces bêtes-là récoltent du sang pour en nourrir une bien plus grosse.
— Comme les abeilles ouvrières qui nourrissent leur reine ? répondit Léo d'une voix rauque.
Au loin, se répercutait l'écho de frottements et de petits cris aigus et terrifiants. Des sillons indénombrables se formaient dans le champ de blé en direction du village. Léo plongea son regard empli de panique dans celui de Camille. Il lui semblait qu'elle était déjà à des années-lumière de lui, quand en un battement de cils, elle disparut, happée dans les hauteurs des champs. Léo crut voir passer une peau grise et rugueuse entre les épis de blé et il resta figé. Seul et désespéré au milieu de l'immensité des champs qui s'étendait à ses pieds. Petit à petit, les bruits s'estompèrent, lui laissant comme unique compagnon le calme assourdissant d'une chaude nuit d'été.
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