Le village

Le lendemain de ce fâcheux accident, Léo se retrouva assis au fond d'un bus, avec comme seul compagnon son sac à dos. En effet, personne n'était présent à bord du véhicule mis à part le jeune homme et son chauffeur. Le jour venait à peine de se lever et dehors la fraîcheur pouvait encore se faire ressentir.

Sur le quai, toute sa famille attendait son départ avec beaucoup trop d'enthousiasme... Du moins sa mère... Si Léo faisait l'erreur de se retourner vers ses parents, elle le saluait de sa main droite aussi vite qu'elle en était capable ; comme si elle luttait contre une mouche pugnace. Son père quant à lui, toujours fidèle à son journal, ne daignait pas lever les yeux. Et enfin, son frère levait son troisième doigt en son honneur, accompagné d'un large sourire et d'une grimace ridicule.

Léo se contenait comme il pouvait face à ces moqueries, en effet son frère possédait un véritable don quand il s'agissait de le narguer, et très souvent, il faisait mouche. Cette fois-là n'était pas une exception : le visage de Léo se crispait déjà de colère. La douleur que lui provoquaient ses blessures de la veille lui remémora sa chute ridicule. Il traînait sur son nez et le coin de sa lèvre inférieure un petit pansement multicolore décoré de fleurs roses.

Le jeune homme était si distrait par la pensée de ce ridicule accessoire qu'il ne se rendit pas compte qu'un étrange passager l'avait rejoint. C'était un homme adulte à l'allure mystérieuse, Léo ne pouvait s'empêcher de le regarder : un visage anguleux et pâle, un nez pointu, des yeux globuleux et cernés et un crâne dégarni. Le nouvel arrivant se retourna vers le jeune homme, d'un mouvement fluide mais étrangement lent. Léo, comme hypnotisé par son allure atypique, n'eut pas le réflexe d'éviter son regard. Les deux passagers solitaires s'observèrent dans le blanc des yeux pendant de longues secondes, sans dire un mot... Quand tout d'un coup.

— Bonjour.

— Euh... Salut... répondit le jeune homme, parcouru d'un frisson.

La longueur hors du commun de ses canines finit d'interpeller Léo sur l'étrangeté de son interlocuteur. "S'il vous plaît, faites que cet espèce de fantôme n'aille pas au même endroit que moi !"

— Alors, vous allez à Saint-Éloi-Sur-Champ vous aussi ? demanda justement le supposé ectoplasme.

— Euh... Je crois...

— C'est la première fois que vous y allez ?

— Oui, répondit-il d'une voix fébrile.

— Il parait que c'est un endroit... Formidable... Idéale pour se... Revigorer, dit-il avec un grand sourire, mettant en avant sa dentition insolite.

— Oui...

— Vous n'êtes pas très bavard jeune homme, peut-être que je vous dérange ?

— Euh... Non...

— De toute manière, je ne vais pas vous importuner plus longtemps, car je vais profiter du trajet pour... Somnoler un peu, ajouta-t-il avant de se caler au fond de son siège, droit comme un piquet, les yeux clos et les bras croisés contre sa poitrine.

Léo tentait à la fois de légitimer et d'invalider la sensation d'angoisse qui s'immisçait doucement en lui à la vue de l'étrange endormi. Il chercha un ultime secours du côté de sa famille, peut-être ses yeux écarquillés de terreur allaient convaincre sa mère de le sortir de ce bus, là, tout de suite, avant de lui acheter une glace deux boules saveur menthe chocolat s'il vous plaît ? Mais le véhicule en avait décidé autrement. Ce dernier démarra en trombe, éloignant le pauvre bougre de ses proches qui lui offraient un dernier salut. Les voyant se rapetisser au fur et à mesure que le bus s'avançait, Léo comprit qu'à cet instant, il ne pouvait plus compter que sur sa personne.

Seul à côté de son voisin somnolant, le jeune homme ne risquait pas grand-chose, et pourtant, il pressentait comme un danger diffus et silencieux. Il s'empressa de chercher son téléphone portable dans son sac à dos, afin de se trouver une distraction pour ne plus y penser, mais il tomba à la place sur une note de sa mère :

"Mon petit Léo, tu es grand maintenant, tu vas devoir te débrouiller par toi-même. Bientôt, je ne serai plus là pour te préparer tes petites affaires ou je ne sais quoi. Non pas que je vais mourir, mais plutôt que tu vas rentrer à l'université. Profite de ce séjour pour devenir un peu plus dégourdi, tu vas voir les gens de là-bas sont très agréables. Gros bisous, ta maman qui t'aime fort, et ton papa aussi ! PS : tu n'auras pas besoin de ton téléphone à Saint-Éloi, je le garde précieusement ne t'inquiète pas."

"Comment a-t-elle pu me faire une chose pareille ?!" hurla intérieurement le jeune homme à s'en briser le crâne.

Bien trop timide pour aller demander au chauffeur de faire demi-tour ou du moins le prévenir du danger potentiel qu'ils encouraient, Léo fut contraint par sa faiblesse de rester sur place. Il passa l'entièreté du trajet à regarder en détail le motif ringard du siège qui lui faisait face. De temps à autre, son voisin marmonnait des paroles incompréhensibles à la limite de l'occulte, ce qui ne rassurait pas le jeune homme déjà à cran.

Le paysage défilant à toute vitesse, Léo s'imaginait passer des vacances tranquilles, des vacances sans contrainte. Des vacances auprès de ses amis, à se dorer les miches sur une plage aux sables fins. Des vacances loin de sa famille où - qui sait - peut-être trouverait-il l'amour ? Mais les ronronnements inquiétants de son voisin le ramenaient brutalement à la réalité. Il allait passer des vacances de merde.

Après quatre longues heures, le bus arrivait enfin à bon port. Le chauffeur avait à peine eu le temps de couper le moteur quand Léo se précipita vers la sortie. Il se faufila à toute vitesse hors du véhicule et tomba nez-à-nez avec un vieil homme à l'allure sympathique et jovial.

— Bien le bonjour et bienvenue à Saint-Éloi-Sur-Champ ! dit-il, les bras ouverts.

— Bonjour... Monsieur, répondit Léo à bout de souffle.

Le soleil, suspendu au milieu du ciel bleu, les étouffait déjà sous une chaleur écrasante. Le vieil homme, comme insensible face à l'astre du jour, se portait fièrement dans ses vêtements à l'air plutôt cocasse, sachant qu'il était vêtu d'une chemise à fleurs et d'un bermuda rose fushia.

— Bonjour.

Léo, ne s'attendant pas à l'apparition soudaine et brutale de son voisin de voyage, sursauta en se redressant droit comme un piquet.

—  Je serai votre guide tout au long de votre séjour ! Vous pouvez m'appeler : "monsieur Pascal".

— Et en ce qui me concerne, je me prénomme : Lambert, Louis Lambert. répondit-il de sa voix monocorde.

— Et moi c'est Léo... continua le jeune homme après un petit silence gênant.

—  Très bien ! Maintenant que les présentations sont faites, entrons dans le village pour que je puisse vous faire visiter les lieux.

— C'est un très beau village que vous avez là, mon cher monsieur Pascal.

— Oh, vous savez, on essaye de faire du mieux que l'on peut ! Ah, vous voyez là-bas, la petite maison ? Et bien, vous allez loger dedans, vos chambres sont mitoyennes.

Le désespoir venait de rejoindre ses craintes. Plus il s'enfonçait dans Saint-Éloi, moins il se voyait en sortir vivant. Les deux hommes continuèrent de faire connaissance tandis que Léo, traînant des pieds derrière eux, eut l'impression de se diriger vers l'échafaud.

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