Le bras cassé
Gregor grogna à gorge déployée, faisant trembler les parois de la grotte. Il aplatit tout son corps au sol, comme un félin qui s'apprêterait à bondir sur sa proie. Chaque fibre de son pelage se dressait en harmonie avec l'autre, formant des vagues qui parcourait son corps en écho. Il ressemblait à une boule informe et grossière de chair, de poils et d'os.
— Ok... chuchota Camille tout en reculant vers Léo. Si tu veux survivre, il va falloir suivre mes ordres à la let...
Gregor avait déployé ses pattes arrières. La jeune femme eut juste le temps de pousser Léo sur le côté avant que le monstre ne se jette dans le vide qui s'était formé entre eux deux.Léo se roula en boule après s'être cogné contre un mur de roche, dur et humide. Son esprit était alerte, il darda tant bien que mal son regard sur l'immense Gregor. Le jeune homme se releva alors, craignant pour sa vie, car son adversaire l'avait pris pour cible. Un coup de griffe ample et rapide l'effleura de quelques millimètres, déchirant son t-shirt. Un peu plus et Léo aurait pu admirer ses boyaux se répandre au sol.
— Edward ! Viens te battre si t'es un homme ! hurla Camille, bras ouvert.
Ni une, ni deux, Gregor se retourna. Il s'avança de tout son poids vers la jeune fille, et exécuta machinalement le même coup que celui donné à Léo. Ce dernier ne pouvait pas voir ce qu'il se passait. Toute la carrure du monstre bloquait l'entièreté de son champ de vision. Néanmoins, il aperçut Camille sauter au-dessus de la créature après avoir pris appui sur son crâne, écrasant par la même occasion sa petite chapka. Lui tournant le dos, la jeune femme exécuta un coup de pied retourné qui vint violemment heurter sa colonne vertébrale dans un geste fluide et maîtrisé. Elle parvint à repousser la bête de quelques mètres avant que Gregor ne se retourne vivement vers elle et lui assène un coup de patte à revers, balayant le peu d'espace dans la grotte de toute son envergure.
— Reste bien derrière moi, Léo ! dit-elle, les bras en croix devant son visage, avant que le coup de Gregor ne l'atteigne de plein fouet.
Le jeune homme resta bouche bée. Camille n'avait pas bougé pas d'un pouce. Elle attrapa d'une main l'un des énormes doigts de Gregor avant de le briser comme une brindille. Le monstre tituba en arrière, empoignant son membre mutilé auquel manquait le majeur. Léo fut tenté de rire devant la situation tragiquement grotesque qui se déroulait maintenant devant lui : Camille se servait du doigt fraîchement arraché à Gregor comme d'une arme.Elle se jeta sans vergogne sur lui, le cœur de ce dernier en guise de cible. Mais dans sa course, elle se fit nonchalamment faucher comme le blé des champs par le monstre. Elle se trouvait encore dans les airs quand la bête lui asséna un nouveau coup de griffe de sa main valide. Camille vola à travers la grotte en un éclair, avant de s'écraser avec violence contre le mur.
Léo déglutit. Il était seul. Face à Gregor.
La peur tétanisait ses muscles. Un voile venait de tomber devant ses yeux.
La bête s'avançait d'un pas glacial vers le petit être qu'était Léo. Elle ouvrait la bouche, tout aussi lentement que se poursuivait le mouvement de ses pattes.
Le grognement continu qui s'échappait de sa gueule s'accompagnait d'un miasme nauséabond.
À présent, la minuscule tête de Léo se trouvait entre les dents de la créature immonde. Il sentit ses immenses mains entourer son tout petit corps, le serrant délicatement. Gregor ferma lentement sa gueule, emprisonnant de plus en plus Léo, qui l'entendait rire... Rire de sa mort qui approchait à grand pas... Rire de son incapacité, de sa faiblesse. Alors qu'une larme coulait le long de sa joue, Gregor s'arrêta net... Sans la moindre explication, il desserrait sa mâchoire, sa tête retombait au pied de Léo.
Camille se tenait fièrement debout sur le dos de Gregor, son majeur arraché maintenant revenu à lui. Enfoncé à moitié dans son corps. Le bras gauche de la jeune femme pendait péniblement le long de son torse. Un filet de sang suivait les contours de son membre ballottant.
Le corps de Gregor s'affaissa sur lui-même à une vitesse folle, se réduisant à vue d'œil, perdant de son ampleur, de sa musculature et de sa couleur. Cette métamorphose inversée déstabilisa Camille qui tomba à la renverse. Gregor continuait de rétrécir, il avait l'allure d'un fruit sec : fripé et recroquevillé. Une fumée blanchâtre et diffuse émanait de son corps rabougri. Après un instant qui ressemblait fortement à l'éternité, il ne restait de lui qu'un corps de vieillard, la peau sur les os et les cheveux pâles et fins.
— Tu veux bien m'aider à me relever s'il te plaît ? demanda Camille, appuyée sur son unique bras valide.
— Euh... Oui, j'arrive... Est-ce qu'il est...
— Mort ? Oui, il est mort ! affirma-t-elle, la main tendue.
— Et comment t'as fait pour... Enfin... Comment t'as fait ça ?! l'interrogea Léo tout en la relevant.
— Je t'expliquerai tout ça une fois au village, veux-tu ?
Camille semblait fatiguée, épuisée, vidée. Sous ses yeux, s'étendaient de gros cernes. D'où est-ce que Camille avait bien pu tirer cette force ? Il n'en savait rien... L'envie de lui poser plus de questions lui brûlait les lèvres, mais il savait que ce n'était pas le moment... Était-ce en lien avec son vieux manuscrit ? Sûrement... Était-ce le chapitre final de cet enfer ? Léo l'espérait de tout son cœur. Camille sous le bras, ils avançaient péniblement vers la sortie. Il leur avait fallu cinq minutes de marche pour arriver à un escalier en colimaçon. Il le reconnut tout de suite.Quand les deux jeunes gens mirent les pieds sur un sol extérieur et non souterrain, des applaudissements se firent entendre. Des murmures se baladaient dans une foule répartie à l'orée de la grotte. Les villageois restés dehors semblaient soulagés de les voir sortir vivants de cette bouche de terre.
— Vous n'avez plus rien à craindre... Gregor est... neutralisé, affirma Camille avec beaucoup de difficulté.
— Venez vite ! Aidez-moi, elle a un bras cassé !
— C'est toi le bras cassé... souffla-t-elle avant de s'évanouir, le sourire aux lèvres.
Un attroupement se créa instantanément autour des deux adolescents Ils se retrouvèrent vite submergés par la foule. Chacun y allait de son commentaire, et Léo ne savait pas où donner de la tête, le flot de questions surchargeait le jeune homme.
— Écartez-vous, ordonna une voix monocorde et ferme, celle de monsieur Lambert.
Deux grandes sources de lumière qui semblaient ronronner mécaniquement divisèrent alors la foule en deux masses compactes. La voiture de Monsieur Pascal. Elle s'arrêta en urgence en dérapant. Les portes du véhicule s'ouvrirent rapidement pour en laisser sortir trois personnes. Pascal était, en effet, accompagné de deux autres compères, tout aussi atypiques. Le premier était plus grand que les deux autres. Aussi vieux que Pascal, il portait des lunettes rondes et avait le crâne dégarni. Vêtu d'un peignoir décoré de petits canetons roses, et ses pieds chaussés de pantoufles vertes caca d'oie, il avait l'allure d'une personne arraché précipitamment de son lit. Le deuxième ou plutôt la deuxième était aussi grande que Monsieur Pascal. C'était une femme mûre, entre cinquante et cinquante-cinq ans. Elle avait beaucoup de charme et n'était pour sa part pas en peignoir. En fait, elle était comme apprêtée. Elle portait un long manteau de cuir et un haut-de-forme. Au coin de sa bouche pendait une fine cigarette dont le bout scintillait d'orange.Ce qui attirait le plus les regards n'était pas leurs accoutrements plus qu'étranges, mais bien leurs armes blanches. En effet, ils avaient tous en main des épées, longues, et qui reflétait la lumière des phares de la voiture. La femme s'avança la première vers Léo, qui tenait toujours Camille dans ses bras.
— Eh bien, mon garçon... dit-elle d'une voix enjôleuse, il semblerait que tu fais tomber les filles.
— Mais laisse-le donc tranquille, Marjolaine, tu vois bien qu'il est sous le choc ! ajouta le plus grand.
— Hum... J'ai bien l'impression que l'on arrive trop tard, mon cher Blaise... Encore une fois, Camille s'est chargée de l'affaire... Cette jeune fille va devenir une excellente Chasse-peur !
— Ah ça, l'élève va un jour dépasser le maître... Hein Pascal ! affirma Blaise d'un ton moqueur.
— Camille ! Comment va ma petite Camille ?! se précipita Pascal entre ses deux amis déjà penchés sur Léo et la jeune fille.
Monsieur Pascal prit sa petite fille dans ses bras avec la plus grande des délicatesses. Il l'installa dans la voiture pendant que ses deux compagnons descendaient dans la grotte. Qu'allaient-ils y faire ? Le jeune homme ne voulait pas le savoir... Tout ce qu'il voulait, c'était un lit : propre et douillet. Monsieur Pascal discutait avec Lambert et la foule autour d'eux reprenait des couleurs. On pouvait distinguer des sourires sur plusieurs visages, mais surtout... Du soulagement.
— Léo, viens dans la voiture avec moi, lui dit Pascal, M. Lambert va escorter les autres villageois à pied.
Ce dernier acquiesça d'un mouvement de tête, organisant déjà les gens en rang deux par deux.
— Et vos... amis ? osa demander Léo, sans vraiment savoir pourquoi ni réellement attendre une réponse.
— Ne t'inquiète pas pour eux, ils savent ce qu'ils font et puis ils nous rejoindront bientôt...
Le jeune homme s'installa donc dans la voiture. La conduite de Pascal lui rappelait celle de sa mère : beaucoup d'assurance et avec ce qu'il fallait de fouge. Il zigzaguait fluidement entre les pins, puis sans que Léo ne s'en rende compte, ils étaient déjà sur la route. Camille dormait paisiblement sur la banquette arrière. Son bras cassé était maintenu dans une attelle de fortune. Léo reconnut la cape noire de Lambert et esquissa un petit sourire en coin. Une multitude de questions fourmillait dans son esprit, elles tournaient principalement autour du terme "Chasse-peur". Mais il était bien trop épuisé pour les poser, alors il se contenta de coller sa tête contre la vitre du véhicule, se laissant bercer par le ronronnement du moteur. Le regard perdu dans le flou du paysage défilant à toute allure, il souffla pour la première fois depuis son arrivée à Saint-Éloi-sur-champ.
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