La soupe froide

L'été est souvent synonyme de liberté, de loisir et de repos. Des définitions que Léo aurait aimé voir s'appliquer à son petit séjour à Saint-Éloi-Sur-champ. Des définitions qui allaient peut-être devenir réalité. Le jeune homme venait d'achever sa deuxième nuit dans ce village autonome et entamer tout juste son troisième jour. Étrangement, il avait l'impression qu'il s'y trouvait depuis une éternité. Peut-être était-ce à cause de l'excellente nuit qu'il venait de passer ? Sa bonne douche réparatrice ? Ou probablement de l'épisode Gregor ? Ce dernier lui semblait remonter à des millions d'années, comme un vieux cauchemar résiduel.

Léo, tout à sa dissonance temporel, était accoudé à sa fenêtre. Il observait la cour, les gens, les tentes installées par ci et par là. Le drame qui s'était déroulé la veille obligeait les résidents sans toit à dormir à la belle étoile. Le jeune homme se demandait ce qu'il allait se passer dorénavant. Est-ce qu'il allait rentrer chez lui, car Monsieur Pascal serait contraint de fermer le village afin de le remettre en ordre ? Dans une infime partie de sa tête, il l'espérait fortement. Une infime partie, car ses pensées restaient bloquées sur le fameux chasse-peur... Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Ce mot sonnait comme le nom d'un marabout charlatan qui se vanterait de ses capacités à réparer les ordinateurs à distance ou à raviver la flamme des amoures perdues.

Enfin, Léo n'allait pas tarder à connaître la vérité. Pascal avait en effet organisé un petit rendez-vous explicatif vers le milieu de la matinée. Tous les vacanciers étaient conviés et Léo attendait ce moment impatiemment. De temps en temps, sa pensée se portait sur Camille, sur son état. D'après ce que Monsieur Pascal lui avait brièvement expliqué dans la voiture, la jeune fille avait dépassé ses limites physiques et pris des risques inutiles. Il ne le disait pas sur un ton accusateur, mais plutôt inquiet, accompagné d'une once de paternité protectrice. Il enviait cette relation que Pascal semblait avoir avec Camille, cette relation qu'il n'expérimentait pas avec son père : toujours plongé dans son journal... 

Peu avant l'heure du rendez-vous, Léo décida de rendre visite à son voisin... Il avait des choses à lui confesser.

— Hé... Euh bonjour... Monsieur... Lambert... s'annonça Léo, empli de timidité.

Son voisin était en plein rangement. Accroupi au milieu de sa chambre, il ramassait les éclats de ses disques brisés.

— Bonjour Léo, dit-il en se relevant, quel bon vent t'amène ?

— Et bien... Je voulais... Je voulais... Je ne sais pas comment le dire... Je voulais... Je... voulais... 

— M'aider à ranger ? le suggéra-t-il, voyant que le jeune homme s'était perdu dans une boucle infinie.

— Oui voilà ! Vous aider à ranger...

C'était faux.

— Pour me faire pardonner ! ajouta Léo.

— Pour vous faire pardonner ? Mais pardonner de quoi ?

— À vrai dire... Je... Je pensais que c'était vous le coupable, le responsable de tout ça et... Il se peut que j'ai aussi... Malencontreusement... Peut-être délibérément... Je n'en suis plus très sûr... Non... Totalement en fait... Cassé vos CD de Céline... Et tout ça à cause d'un détail stupide !

— Un détail stupide ?

Monsieur Lambert gardait toujours son air neutre, impossible de deviner le moindre sentiment à travers son visage vide d'expression. Cela déstabilisait beaucoup Léo qui mourait déjà de gêne.

— Ce sont vos canines... murmura-t-il le plus bas possible.

— Mes canines ? Qu'est-ce qu'elles ont ? C'est bien la première fois que l'on me dit qu'elles sont stupides...

— Non ! Non ! Non ! Pas du tout ! Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire ! Vos canines ne sont pas du tout stupides ! Au contraire, elles sont très belles même !

Le jeune homme s'enfonçait.

— C'est bien la première fois que l'on me dit ça aussi, ajouta Lambert, le regard songeur.

— Oh non, c'est une catastrophe... souffla Léo, ses deux mains couvrant ses yeux.

— Voilà que vous recommencez... Vous dites maintenant que mes canines sont catastrophiques ?

— Je...

Léo était décontenancé, il bégayait des syllabes incompréhensibles. Ses joues devenaient de plus en plus rouges. Et pour la première fois, - du moins la première fois qu'il le remarquait - une expression se dessinait sur le visage de Lambert : un sourire taquin.

— Je vous fais marcher, Léo. Ne vous inquiétez pas, j'ai connu bien pire. Venez donc m'aider si vous le voulez.

Ce moment passé avec Monsieur Lambert s'avérait très agréable. Ils avaient bien rigolé, discuté et fait connaissance. Léo s'était fourvoyé depuis le début et son voisin n'avait rien d'une créature surnaturelle. Bien au contraire, c'était un humain des plus humains au monde. Ils avaient partagé quelques techniques de tennis de table et après avoir brièvement rangé la chambre, les deux nouveaux amis s'étaient dirigés vers l'extérieur.

Monsieur Pascal et ses deux compagnons se tenaient au centre de la cour. Léo constata avec surprise que Camille se trouvait aussi auprès d'eux. Elle se portait étonnamment bien, sans compter son bras emplâtré et l'atèle soutenant tout son épaule. Leurs regards se croisèrent et la jeune fille lui adressa un sourire amical. Léo ne sut comment réagir et lui répondit d'un maladroit signe de main, un peu mou et hésitant.

Les deux amis de Pascal avaient pour l'occasion enfilé des tenues plus saisonnières. Ils ressemblaient trait pour trait aux petits retraités qui se baladent au bord des plages durant l'été.

— Bonjour ! salua Pascal l'assemblée d'un ton joyeux, mais ferme, en faisant taire tous murmures dans la foule. Je tiens à vous rassurer, l'accident d'hier soir ne se reproduira plus. Bien entendu, et si vous le souhaitez, vous pouvez être remboursés. Vous pourrez aussi partir dès maintenant... J'espère néanmoins que cela n'est pas votre intention... Nous avons encore tout un tas d'activités et d'aventures à vous faire découvrir. Votre séjour vient à peine de commencer, il serait fort dommage qu'il ne s'arrête tout de suite. Cela dit, si cela est votre choix, nous n'allons point vous retenir.

Monsieur Pascal avait cette étrange capacité à capter l'attention. Plein de bienveillance, le timbre de sa voix possédait ce petit quelque chose qui rassurait. Il s'arrêta dans son discours comme pour attendre une réponse du public ou bien son approbation. Ce dernier, pendu à ses lèvres n'émit aucune objection, alors sur le même ton le vieux monsieur continua.

— Mes chers amis ici présent, et moi-même...

— Hum hum... le coupa Camille.

— Oui, sans oublier ma petite Camille, ajouta-t-il en riant. Nous avons, en guise d'excuse, préparé pour vous un gaspacho qui, je l'espère, vous ravira.

Le vieux monsieur, faisant un pas de côté, révéla un chariot de métal où était posé une gigantesque marmite en inox, puis continua :

— Nous avons uniquement utilisé des produits frais et cultivés ici même. Je sais que cela semble être une compensation bien maigre par rapport à l'incident vécu, mais comme je vous l'ai dit : vous pouvez vous faire rembourser votre séjour à tout moment. Prenez ceci comme nos plus plates excuses, les plus sincères !

Camille s'avança avec le petit chariot. Elle s'arrêta devant chaque groupe, servant de son unique bras valide des petits bols de soupe froide. Léo était plus que contrarié, à aucun moment dans son discours monsieur Pascal n'avait fait référence aux chasse-peurs. Il n'allait pas s'en sortir comme ça !

— Tiens, Léo, lui dit Camille en lui tendant un bol de gaspacho.

— Ah... Euh... Merci... rétorqua-t-il en prenant sa part.

Léo, encore perdu dans ses pensées, n'avait pas remarqué l'arrivée de la jeune fille. Il fomentait un plan pour arracher les réponses qu'il attendait de Monsieur Pascal. Alors qu'il s'apprêtait à prendre une lichette de sa soupe, Camille l'arrêta en chuchotant :

— N'en bois surtout pas... Du moins... Si tu veux des réponses !

— Hein ?! Quoi ?

— Viens me voir derrière la grange vers midi, Pascal sera là et les autres aussi.

Léo s'exécuta sans réfléchir. Qu'est-ce que ce gaspacho avait de spécial ? Il lui semblait plus que normal et tout à fait rafraîchissant. Il mourrait d'envie d'y tremper la langue, ne serait-ce que pour en boire une minuscule goutte. Léo observa Lambert du coin de l'œil, lui non plus ne buvait pas son breuvage. Probablement était-il au courant de ce qui se tramait.
Alors que tout le village semblait se délecter de ce gaspacho, Léo boudait. Il devait encore attendre pour avoir ce qu'il voulait.

Il se rendit au lieu de rendez-vous en avance, tellement son impatience le dévorait de l'intérieur. Léo faisait les cent pas à l'ombre de la grange alors que le soleil était à son apogée.

— Ah, Léo !

— Monsieur Pascal ! sursauta le jeune homme.

— Eh bien, je vois que tu n'as pas bu le gaspacho, ce n'était pas à ton goût ?

— Mais... On m'avait dit que...

— Je te fais marcher, mon garçon... Bien ! Que veux-tu savoir ?

Ses amis, ainsi que Camille et Lambert venaient de faire leur apparition. Léo se trouvait maintenant au centre d'un demi-cercle, toute l'attention convergeant vers lui.

— Et bien... J'ai tout un tas de questions... Je... Par où commencer... Hier, vous avez dit...

Léo calculait chaque mot qu'il allait prononcer. Après une grande inspiration, son visage se vida de toutes expressions. 

— Hier, vous avez dit, commença le jeune homme se tournant vers Marjolaine, que Camille allait devenir une excellente "chasse-peur". Qu'est-ce que c'est un chasse-peur ?

— Et moi qui pensais que tu allais me demander la recette du gaspacho, se plaignit faussement Pascal. 

— Mon garçon... NOUS sommes les chasse-peurs, répondit la concernée en désignant ses acolytes. Comme son nom l'indique, nous sommes là pour terrasser la peur, le mal, les monstres et les démons. C'est une vocation noble que d'être chasse-peur, il y en a tout un tas autour du globe. 

Ses yeux brillaient d'une lueur de fierté. Marjolaine avait le torse bombé et le regard perdu dans les nuages. Soudain, son visage radieux de nostalgie s'assombrit, ses pupilles se noircirent, et d'une voix pleine d'amertume, elle continua :

— Nous œuvrons dans l'ombre pour que l'humanité soit protégée de ces êtres démoniaques... dit-elle avec dégoût. Comme Gregor...

— Malheureusement, enchaîna Blaise, de nos jours les chasse-peurs se font de plus en plus rares... Vois-tu, contrairement à ce que prétend ma chère amie, les chasse-peurs ont perdu de leur superbe d'antan. Nous ne traitons plus que des cas d'école... Comme hier... Les...

— Abominations ! l'interrompit Marjolaine. Tous autant qu'ils sont ! Il n'y a pas d'autre terme...

— Oui... Les abominations donc. Ils se sont adaptés et la majorité vit pleinement intégrée à notre société. Certains sont instituteurs, médecins, commerciaux ou que sais-je encore... Nous les chasse-peurs, nous n'avons plus rien à chasser... 

— Mais les magnus chiroptera alors ? demanda Léo.

— Des bêtes sauvages comme les autres, rétorqua Pascal. Si on ne les dérange pas, ils ne nous feront aucun mal. Hier, ils étaient sous l'influence de Gregor, c'est pour cela qu'ils s'en sont pris aux villageois.

— Pourquoi Gregor a-t-il fait ça alors ? Quel était son but ? ajouta le jeune homme.

— Tu sais, Léo, dit Lambert, les créatures comme Gregor sont quasiment immortelles et vivre éternellement peut entraîner une folie sans nom... Surtout vers la fin.

— Comme disait l'autre ! affirma Blaise à voix basse.

— Non... Ce n'est pas tout à fait ce qu'il disait... le corrigea Marjolaine d'une voix toute aussi discrète.

— De plus... Ces dernières années, continua Lambert, il faut dire que leur image a pris un sacré coup. À travers le cinéma, ou certains romans d'adolescents par exemple. C'est le genre de choses qui peut facilement les mettre à cran, c'est un trait de caractère très connu chez eux... Ils ont un ego... surdimensionné.

— D'accord... Et... Et donc... Donc vous êtes des chasse-peurs... Très bien...

Léo était perdu. Il ne savait pas quoi faire de toutes ces informations. Alors son intérêt bascula sur une autre question :

— Et qu'est-ce qu'il y avait de spécial dans cette soupe ?

— Tout ce qui compose un gaspacho, plus quelques ingrédients... Exotiques, disons-le.

— Exotiques ? Comme quoi ?

— Notamment des poils de Gregor et tout un tas d'herbes aux capacités phénoménales, relatives à la perte de mémoire sur tout ce qui se rapporte de près ou de loin à Gregor.

— Attendez ! Vous venez de dire "poils de Gregor" ?! demanda Léo avec dégoût.

— Haha ! Oui ! On y ajoute quelque chose qui appartient à la personne ou à l'objet que l'on veut oublier et le tour est joué !

— J'ai bien fait de ne pas en boire... souffla Léo.

— Oui en effet... J'espère qu'on a répondu à toutes tes interrogations, conclut Pascal.

Léo n'en était pas sûr. La tête baissée, les pensées en pleine ébullition, il se rendait compte que ces réponses soulevaient encore plus de questionnements. Il voulait en savoir davantage. Était-ce le fait d'être une chasse-peur qui procurait cette force à Camille ? Et d'ailleurs, comment pouvait-on devenir chasse-peur ? Pouvait-il devenir un chasse-peur lui aussi ? Y avait-il une école de chasse-peur ?

— Et donc... Est-ce que tout le monde peut devenir chasse-peur ?

— Oui, enfin plus ou moins.

— Est-ce que moi je peux...

— Non, coupa Camille en pinçant les lèvres.

— Léo, quand tu arriveras à battre Monsieur Lambert au ping... Euh au tennis de table, pardon, on en rediscutera. D'accord ? ajouta Pascal.

Attristé par cette nouvelle, Léo se replongea dans ses pensées. Il était sur le point de poser une autre salve de questions. Cependant, ne restait plus qu'à ses côtés Camille. Elle était allongée dans l'herbe, un épi de blé entre les lèvres. Son pied droit se balançait à un rythme lent et quasi-hypnotique au-dessus d'elle. Il dessinait de temps à autre des petits cercles. La jeune femme, ayant remarqué l'incompréhension de Léo, lui demanda :

— Tout va bien, Léo ?

— Bah... Ils sont passés où tous ?

— Ils sont partis, rétorqua-t-elle simplement.

— Ah... 

Le jeune homme s'affaissa à son tour dans l'herbe. Il s'était résolu à l'idée de ne pas avoir toutes les réponses immédiatement. Il lui restait encore plus de deux semaines, assez de temps pour connaître tous les secrets des chasse-peurs. Finalement, ce petit séjour passé dans ce village perdu allait être beaucoup plus intéressant qu'il ne l'avait cru.

D'un regard peu discret, il se tourna vers la jeune femme aux cheveux roux. Sans en comprendre la raison, un sourire niais se dessina sur le visage de Léo. Puis il détourna ses yeux vers les quelques morceaux de ciel qui traversaient les feuillages du pommier au-dessus de sa tête. Il semblait très heureux d'être là où il se trouvait.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top