3- Peur panique

L'image que j'avais d'elle était pétillante. Agréable. Chaude. Elle souriait toujours. Elle riait toute seule, pour des choses infimes. C'était plaisant de rester avec elle. On oubliait ses problèmes. Quand elle parlait, tout était si simple, si gai. Peut-être qu'elle ne s'en rendait pas compte, j'en sais rien.

Moi on ne peut pas dire que je menais une vie dure, mais il m'arrivait d'avoir les idées noires. Je m'ennuyais. Je n'avais aucun courage pour faire autre chose qu'aller au lycée durant la semaine. Je ne dessinais pas, je ne lisais pas, je ne jouais pas aux jeux vidéo, je ne faisais pas de sport, je ne faisais pas de musique, ne faisais partie d'aucun club ni association.

Je me forçais à travailler un peu, à cause du bac à la fin de l'année, mais sincèrement, je faisais le strict minimum. Et tout cela, elle me le faisait oublier. Rien qu'avec un sourire ou quelques mots.

Au début de l'année de terminale, elle était assise là, dans ma classe. Je ne l'avais jamais vue. Elle ne m'a pas frappée par sa beauté mais par sa posture. Elle était penchée vers sa table la tête relevée. Elle semblait découvrir la sensation d'être assise sur une chaise et d'écouter un adulte.

Ça m'a intrigué, intéressé (ce qui était déjà un exploit), mais sans plus.

Plus tard dans l'année, je me suis mis à fréquenter son groupe d'amis, un peu par hasard. Je mangeais quasiment tous les midis avec eux. Nos places à table étaient souvent les mêmes et j'étais assis à côté d'elle. Je ne me lassais pas de l'entendre rire. J'étais curieux de voir si cela pouvait être contagieux, sûrement.

Finalement, nous avons échangés nous numéros et cela a donné lieu à de nombreux et longs échanges nocturnes. À des conversations téléphoniques autours de sujets insignifiants. Je me passionnais pour tout ce qu'elle racontait. Et elle, s'intéressant beaucoup aux gens, ne parlait que peu d'elle et je me retrouvais donc monopoliser la conversation malgré moi.

Mais nous ne paraissions pas spécialement proches au lycée. Peut-être qu'elle faisait ça avec tout le monde, que je n'étais pas spécial.

Que cela vous étonne ou non, ceci n'est pas une histoire d'amour.

Laissez moi vous expliquer l'étrange amour que je lui portais. C'était... fort et sage. Je l'admirais beaucoup. Je voulais qu'on garde contact durant nos études, après nos études. Qu'on discute, encore et encore, sans jamais s'arrêter, sans jamais se lasser. Elle avait commencé à percer ma carapace, et je voulais qu'elle continue à me taquiner sur la manie que j'ai à toujours tout prendre au premier degré. Mais au final, rien de plus. Je ne voulais pas spécialement sortir avec elle, l'embrasser, flirter sur un banc, comme des lycéens insouciants. Honnêtement, cela aurait été plus simple.

Cet amour donc. J'étais pas mal attachée à elle, déjà au milieu de l'année. Pour ses sourires, sa simplicité. Le fait qu'elle soit littéralement amoureuse de la vie. Je ne sais pas trop ce qu'elle pensait de moi. Elle parlait beaucoup quand on était entourés de gens, et notamment de sa vie. De ce qu'elle fait chaque jour. De ce qu'elle a fait telle ou telle année , essentiellement à but humoristique ; mais elle ne paraissait jamais égocentrique. J'ai assez vite décelé le problème, et c'est une des choses qui me rendais curieux.

Elle évoquait sans cesse de drôles de moments de sa vie. Des trucs assez futiles, superficiels, des choses qui peuvent arriver à n'importe qui. Des choses communes, qui ne surprennent pas, n'attristent pas. Par exemple une fois elle nous a expliqué comment elle avait tenté - étant petite - de cacher à ses parents qu'elle avait fait tomber la télécommande de la télé dans les toilettes (elle ne se souvient même plus de comment c'est arrivé). Futile, banale, divertissante, sans conséquence, comme anecdote.

Évidemment que personne n'a envie de parler des mauvaises passes qu'on a vécu. Du haut de nos dix-sept ou dix-huit ans, naturellement que nous n'avons pas forcément vécu d'épreuves terribles, mais on a obligatoirement souffert à un moment où un autre.

Chez elle, tout semblait parfait. À croire que du jour où elle est sorti du ventre de sa mère à cette dernière année de lycée, elle avait été heureuse du début à la fin. Je voulais savoir son secret. Savoir comment on faisait pour rire autant chaque jour et ne pas se lasser. Savoir comment on échappait aux problèmes de la vie, ou à la routine. Avoir une idée de ce que c'était d'avoir l'impression de tout redécouvrir chaque matin.

Une fois je lui en ai parlé. J'étais au téléphone avec elle, durant les dix minutes qu'elle m'a accordé dans un de ses mercredis chargés. Je lui ai demandé, sur un ton un peu taquin, « Comment on fait pour aimer la vie autant que toi ? », et sa réponse m'a un peu surpris. À vrai dire je ne m'attendais pas à grand chose.

Elle m'a répondu très sérieusement : « Y'a pas de formule magique, de potion secrète. Il suffit de le décréter. (elle laissa ses mots flotter un peu) D'être heureux, je veux dire. »

J'y ai cru. Je me suis dit que je pouvais la croire. Finalement au bout d'une semaine, le sourire que j'essayais vainement de maintenir sur mon visage était déjà hypocrite. Elle, ne l'était pas. Comment faisait-elle ? Aujourd'hui, alors que je vous raconte cette histoire, je ne le sais toujours pas.

Bref. Je parle de tout ça au passé. Parce-que l'image que j'avais d'elle s'est effondrée un beau jour. Quand j'ai compris qu'on a chacun ses petits secrets, que certains sourires sont très convaincants et que la nature profonde revient au galop quand on ne s'y attend pas.

C'était un jour de grève, nous n'avions qu'une heure de cours, elle ne le savais pas, moi non plus, alors on s'est retrouvé à deux devant le lycée à huit heures, penauds. Elle m'a alors proposé qu'on explore un peu les endroit où nous n'étions encore jamais allés. Je l'ai regardée, surpris, avant de me souvenir qu'elle ne connaissait ce lycée que depuis quelques mois, contrairement à moi qui le fréquentais depuis plus de deux ans. Je lui ai alors proposé d'un ton que j'espère enthousiaste de lui montrer tous les coins qu'elle ne connaissait pas encore.

Elle accepta.

Les deux heures qui suivirent furent amusantes, et vivre des moments amusants est une chose dont je n'avais pas l'habitude.

Puis il était temps d'aller en cours d'anglais.

On descendit des escaliers, ceux du bout du lycée, on venait de les découvrir aujourd'hui, ils n'étaient quasiment jamais empruntés. Au milieu des marches, elle trébucha.

Rien ne sembla se dérouler au ralentit comme dans les films et je n'ai pas su la rattraper avant qu'elle ne tombe dans les escaliers, le haut du corps en avant.

Mon cœur sauta dans ma cage thoracique et je criai son prénom très fort juste avant qu'elle n'atterrisse sur le pallier au milieu de l'escalier. Son corps émit un gémissement, ou plus un râle, et je dévalai alors les escaliers, soulagé qu'elle soit encore consciente, inquiet qu'elle soit blessée.

Arrivée près d'elle, je lui ai demandé qu'elle se redresse et qu'elle s'adosse contre le mur si elle en était capable. Elle le fit, encore sonnée par le choc, sans prononcer un mot. Enfin assise elle plongea ses yeux dans les mien et ce à quoi j'assistai là me hante encore.

Ce n'est pas un masque que j'ai vu se détruire sur son visage, non. On aurait plus dit un enfant qui abandonne la dernière chose qui faisait de lui une petit être intact et se prend de plus fouet une réalité refoulée jusque là. Ses sourcils se redressèrent dans un instant de surprise alors que ses yeux s'emplissaient déjà de larmes. Sa bouche s'entrouvrit, dévoilant une entaille sur sa lèvre supérieure. Un premier sanglot la secoua alors qu'elle détourna le regard, à la recherche de quelque chose. Sa main droite. Elle la fixait, comme perdue.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Hé tu m'entends ? »

Je crois qu'elle ne m'entendait pas.

« Non, non, non, non... Non... Non... »

Alors qu'elle répétait ce mot en boucle, des larmes s'étaient misent à couler sur ses joues. Je ne savais pas quoi faire. Elle se mis à pleurer très fort, sa voix se cassa. Ses pleurs étaient ceux d'un enfant perdu. On aurait dit qu'elle était terrorisée. Aucun mot ne voulait sortir de ma bouche, j'étais paralysé. Elle releva la tête vers moi, et dans ses larmes et prononça quelques mots.

« Ma main, j'arrive pas à la bouger... Ma main... Aide moi... »

Et dans sa voix il y avait beaucoup plus que la peur d'avoir une tendinite ou un os cassé. Il y avait un genre de peur panique, phobique. De terreur primaire profonde, prenant aux tripes, réduisant tout le reste à néant. Une peur disproportionnée... Elle était tellement plus forte que ça, je le savais. Alors pourquoi ? Pourquoi ressemblait-elle à un nourrisson laissé à l'abandon ? À une petite chose brisée ?

Je me remuai.

« Ne bouge surtout pas, je vais chercher l'infirmière. Tiens. »

Je lui tendis un paquet de mouchoirs, me relevai et enfin elle réagit.

« Non ! lança-t-elle dans un cri déchirant. Ne me laisse pas tout seule, s'il te plaît ! »

Sa main gauche s'accrocha à mon pantalon. Elle ne ressemblait plus qu'à un tas de chair perdu, les yeux rouges, les joues dévastées par les larmes, le jean troué par sa chute, le sang qui goute sur le menton à cause de sa plaie à la lèvre, le bras encore intact tremblant. L'expression de son visage terrifiante et terrifiée. Sa main droite comme laissée pour morte sur sa cuisse.

« S'il-te-plaît... »

Ses sanglots reprirent et son regard me bouleversa, presque plus qu'au moment où elle était passée de la jeune fille rayonnante que je connaissais à cet adolescente en mal-être profond.

Je m'assis à ses côtés, dans un élan de... Compassion ? Je ne pouvais pas la laisser.

Blottie contre moi, elle vidait son corps de toutes ses larmes, dans des sanglots terribles, on aurait dit que son monde était en miettes et je ne comprenais pas. Je ne comprenais mais je devais tout de même sembler moins perdu qu'elle ne l'était.

J'avais le sentiment de vivre un moment fort, un de ces moments dont on se souviendra toute sa vie, où deux corps sont juste là, et où on se fout du reste, il y a juste ce sentiment vital de soutien.

J'attendis. Pas plus de deux minutes je crois avant que quelqu'un n'arrive par le rez-de-chaussée. Un surveillant je crois. Il a du l'entendre pleurer...

« Jeune homme, jeune fille, que faites vous là ? (puis il vit ses larmes et son sang) Quelqu'un est blessé ?! »

Il s'agenouilla près de nous alors que je lui expliquais ce qu'il s'était passé. Elle, elle s'était encore plus enfouie dans ma veste, comme pour se cacher et disparaître.

Finalement, il me rassura, me dit d'aller en cours et qu'il l'amenait à l'infirmerie. Je ne voulais pas la laisser, à la vue de son état, mais je n'avais pas trop le choix... Je tentai de m'éloigner d'elle mais elle s'accrochait fermement à mes vêtements comme à une bouée. Je lui chuchotai alors quelques mots réconfortant à l'oreille et au bout de quelques secondes de silence dans lequel le surveillant nous fixait, ses doigts relâchèrent la pression. Je me dégageai lentement. Debout, je cherchai son regard. Il était perdu dans le vide, comme si elle s'était résignée. Son désespoir s'était envolé, remplacé par une forme d'indifférence. Terrible.

« Toi, retourne en cours. »

Je tiquai, j'avais oublié que j'avais cours d'anglais.

« Mais elle...

- Elle, rien du tout, on va aller voir l'infirmière, tout va bien se passer, elle ne va pas s'envoler. »

Les mots de mon amie résonnèrent dans mon esprit mais sans me faire réagir.

« Ne me laisse pas tout seule, s'il te plaît ! »

Elle était forte, il le savait. Elle s'en sortirait très bien le temps qu'il aille en cours.

Et plus je tentais de me convaincre plus mon cœur se serrait, alors je décidai de me diriger vers ma salle de cours, non sans avoir lancé un regard d'excuse à mon amie, avant de ne plus me retourner. Ma main glissa le long de ma veste avant d'en attraper un bout, et le serrer dans mon poing, jusqu'au moment où je sens le sang battre dans ma paumes, mes phalanges, mes doigts. Et ses cris résonnaient et résonnaient dans ma tête, sans avoir le moindre sens.

Elle n'est pas venue en cours pendant une semaine. Elle ne répondait plus aux messages de personne. Un tas de gens me posait des questions, pensant que j'étais en couple avec elle, imaginant ce qui avait pu se passer, et je n'avais aucune idée de quoi leur répondre.

En le revoyant, quelques jours plus tard, elle avait le poignet dans le plâtre et un sourire dissonant.

À cet instant, j'ai compris que je ne verrai plus jamais cet amour pour la vie si pur et innocent dans son regard.

Et je ne savais pas pourquoi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top