2. Now you reminisce the sand
Réjouie, je sors du bar à la hâte et je me met à pousser un énorme cri victorieux, gratifié par les regards sidérés de quelques passants. Sans m'en soucier le moins du monde, je contemple fièrement le morceau de papier que je tiens entre mes mains: Mon contrat de travail.
Une trentaine de minutes plus tôt, j'avais franchie cette même porte en espérant décrocher le boulot de serveuse que le patron de la petite auberge recherchait. Ce dernier, un homme à la chevelure poivre et sel plutôt bien fournie pour son âge et au visage ridé et durci par le temps, me semblait pourtant être quelqu'un d'amical et de bienveillant. Après avoir examiné attentivement mon CV et m'avoir détaillé de haut en bas, il m'a demandé:
- Tu sais chanter ou alors jouer d'un instrument?
- Heu oui, je joue un peu de guitare et il m'arrive de chanter avec, ai-je répondu, légèrement décontenancée par sa question.
Il a dû être satisfait de ma réponse car il m'a embauché sur le champ.
Après m'avoir présenté les lieux et le reste du personnel, puis m'avoir expliqué mon rôle et mes devoirs en tant qu'employée de ce bâtiment, il m'a tendu sa main ridée en souriant chaleureusement.
- Au fait, appelle moi Brice. Bienvenue dans La Rengaine des Artistes!
Je l'ai serrée, aux anges. Ce job, ce patron, ce bâtiment, tout me plaisait. Le vieil homme a ajouté avec un clin d'œil:
- Tu commences ce soir à 17h, sans faute!
Et c'est comme ça que je me suis éclipsée, joyeuse comme un oiseau à qui on aurait rendu ses ailes. Libre pour quelques heures, je décide de me rendre dans le parc où mon fidèle banc sous le saule pleureur m'attend patiemment.
Depuis une semaine que je me suis installée à Rouen, il n'y a pas un jour où je ne me suis pas rendue dans ce petit parc. Dès que j'en ai l'occasion, je m'assois sur ce même banc protégé par le grand saule qui est bizarrement toujours vide, et que je me suis d'ailleurs approprié par la même occasion. Cet endroit me paraît tellement attractif, chaleureux... Vivant. Je n'ai jamais trop aimé rester enfermée chez moi de toute manière, même si avoir un endroit rien qu'à moi me rend toujours aussi euphorique. Mais j'ai toujours préféré pouvoir sentir le souffle du vent frais dans mes cheveux, ce même souffle de vent qui fait chanter le feuillage des arbres.
Comme à mon habitude depuis une semaine, je m'assois en tailleur sur mon banc de bois et je sors mon petit manuel d'anglais pour la forme.
En une semaine, je suis maintenant en capacité de reconnaître certaines personne qui, tout comme moi, sont habituées à venir ici régulièrement, tels que certains enfants ou encore ce vieux couple de personnes âgées qui fuit chaque courant d'air froid.
Mais surtout, ceux que je croise toujours de près ou de loin, ce sont bien cette dizaine de garçons agités qui semblent toujours se retrouver ici tous les après midi. A force, j'arrive à reconnaître le visage de quelques uns d'entre eux, notamment celui du grand bouclé qu'on peut facilement discerner de loin. Il faut dire qu'ils ne passent pas inaperçu quand ils commencent à chanter à tue-tête, où lorsqu'ils se mettent subitement à hurler de rire. Il faut dire qu'ils me font souvent sourire, avec leur indiscrétion, leurs tapes dans le dos et leurs plaisanteries, sans qu'ils ne se lassent jamais de se voir pour ne pas manquer une occasion de rire.
Quand j'essaye de me concentrer sur mon anglais, de soudaines exclamations fracassantes m'en empêchent. Cette fois-ci, ce n'est plus des rires ni même des acclamations, mais une sorte de dispute qui vient d'éclater. Je lève les yeux pour comprendre ce qu'il se passe.
Un garçon aux cheveux noir avec des lunettes semble faire face au grand métisse, ce même bouclé dont le retour avait été presque acclamé une semaine auparavant. Le reste du groupe reste en retrait et se contente de scruter la scène qui se déroule devant leurs yeux.
Le petit aux lunettes crie tellement fort que j'arrive à l'entendre depuis mon banc. Il semble très en colère par rapport au bouclé qui, les bras croisé, reste impassible.
- Faut que tu réagisse là! Arrête de te soucier de ça maintenant, ça te bouffe la vie!
Ses accusations fusent encore pendant de longues minutes, toutes plus cinglantes les unes que les autres.
Lorsque le métisse semble enfin réagir, il se contente de lâcher quelques mots avant de tourner les talons et de s'éloigner, les mains dans les poches, en ayant tout simplement l'air exaspéré. Il passe juste à côté de mon banc, et je le vois me jeter un simple regard furtif et indéchiffrable, avant de continuer sa route prestement. Ses amis restent là, abasourdis, à le fixer silencieusement tandis qu'il disparait de leur champ de vision.
Dans la demi-heure qui suit, la bande reste inhabituellement calme, comme refroidie par le départ du bouclé. Je dois avouer que c'est une ambiance plus adaptée pour pouvoir réviser, même si une partie de moi se demande qu'est ce qui a bien pu causer une telle dispute dans un groupe d'amis qui paraît au premier abord si soudé. Surprise et un brin attristée par ce qu'il vient de se passer sous mes yeux, je n'ai plus le cœur de continuer à travailler mon anglais.
Je me souviens du regard du bouclé lorsqu'il est passé à côté de mon banc. Qu'est ce que ça voulait donc bien dire?
Quand je jette un œil à mon téléphone, je remarque que l'heure du début de mon service approche dangereusement et je décide donc de commencer doucement à me diriger vers le bar, très excitée à l'idée de débuter mon premier soir de travail à La Rengaine des Artistes.
Arrivée en face de l'auberge qui est désormais mon lieu de travail, je m'arrête devant l'entrée et souffle un bon coup, en essayant de me rassurer du mieux que je peux. Après avoir jeté un coup d'œil au dessin chaleureux dessiné sur la façade, j'inspire profondément avant d'y franchir enfin le seuil.
_______
A ma plus grande satisfaction, tout se passe pour le mieux. Et ce surtout grâce à Samuel, l'autre serveur qui, dès mon apparition dans le restaurant, m'a épaulé avec une bienveillance qui m'a beaucoup touchée. Grâce à lui, en l'espace de quelque heures, je me suis sentie à ma place et sûre de moi, comme si j'avais toujours travaillé ici.
Après avoir servi une douzaine de tables sans oublier de lancer un énorme sourire à chaque personne que je croise, je décide de m'appuyer quelques secondes contre le bar pour m'accorder une petite pause bien méritée. Moi qui suis de nature plutôt antisociale, il faut dire que ce soudain contact avec autant de personnes a de quoi me donner mal à la tête.
- Déjà fatiguée, Blondinette?
Je me retourne et tombe nez à nez avec Samuel, qui affiche un sourire radieux.
Sam est un garçon d'à peu près mon âge, blond platine et qui a des yeux presque noirs, ce qui crée une nuance assez aberrante entre ses cheveux et son regard. Grand et très extraverti, il se comporte comme si tout le monde entier étaient des amis de longue date, ce dont je n'ai pas fait exception.
- Nan, c'est juste que j'ai pas l'habitude de parler à autant de gens, je me contente de répondre.
- Espèce de gros ours, va!, rit-il en me donnant une petite tape affective sur le haut du crâne. C'est pas tout mais faut retourner bosser. Allez! Et que ça saute!
Je réplique en lui tendant mon majeur, ce dont il me répond par un rire franc et clair. Je n'ai jamais vu quelqu'un sourire autant, je pense qu'il doit avoir des crampes aux joues à force.
Je soupire, outrée, en me dirigeant vers un couple de nouveaux clients qui attendent patiemment que l'on s'occupe d'eux.
- En quoi puis-je vous aider?
Ils me répondent. Je me raidis. Ce n'est pas du français.
Je pense avoir reconnu quelques mots anglais. C'est bien ma veine. Je tente:
- Heu... Do you speak French?
Je grimace à l'entente de mon accent lamentable, mais je remercie le ciel de m'avoir fait relire ce passage dans mon manuel tout à l'heure dans le parc.
Mais je me raidis encore plus lorsque le couple secoue la tête négativement. Je suis coincée. Aucun mot ne parviens à sortir de ma bouche, je reste paralysée. Pourquoi fallait-il que cela tombe sur moi, qui ne parle pas un mot anglais? Je cherche de l'aide du regard. Je repère Sam, mais il a l'air trop occupé avec d'autres clients et il ne semble pas remarquer ma détresse.
"Qu'est ce que je fais? Qu'est ce que je fais?"
Le couple me fixe, et à l'air de s'impatienter. Si je continue comme ça, il vont s'en aller insatisfaits, et puisque ce sont probablement des touristes, ils vont faire de la mauvaise pub en disant que le personnel de ce bâtiment n'est qu'une bande d'incapables. Sur le coup, je me sens horriblement honteuse et incompétente.
Alors que la panique s'empare petit à petit de moi, me faisant transpirer à grosses gouttes tandis que tous les scénarios catastrophes possibles et inimaginables défilent dans ma pauvre petite tête, je crains que ma petite carrière de serveuse ne touche déjà à sa fin.
C'est alors que quelqu'un intervient soudainement, et s'adresse au couple dans un anglais parfait. Ces derniers, ravis, me sourient poliment et se dirigent vers Sam.
Choquée, je me tourne vers mon sauveur et tombe nez à nez avec un grand métisse aux cheveux bouclé. Ce même garçon qui s'est disputé avec ses amis plus tôt dans l'après-midi, et qui est parti sans rien dire.
La bouche grande ouverte de stupéfaction, je le fixe quelques secondes avant de réaliser à quel point je devais être ridicule. Je ferme la bouche, me racle la gorge et balbutie:
- Que... Qu'est ce que tu leur as dit?
Il hausse les épaules, flegmatique.
- Je leur ai juste dit qu'ils aillent voir l'autre serveur là-bas, il répond en montrant Sam d'un geste.
- Pourquoi?
- Parce que tu avais l'air de galérer, rit-il.
Je remarque qu'il a un très beau sourire, qui contraste avec sa peau basanée.
- Ah heu... Eh bien merci, je marmonne.
Je lâche un long soupir de soulagement.
- T'as pas l'air très à l'aise avec l'anglais, il constate en me fixant.
Gênée, je rougis et tente de me justifier:
- C'est que l'anglais ça n'a jamais été mon point fort.
Je reste accrochée à son regard vert-gris dont je n'avais pas remarqué la couleur auparavant, étant donné que je le connais seulement de loin. Il n'avait pas l'air si grand non plus lorsque je le voyais depuis mon banc: à présent, je dois presque dévisser la tête pour pouvoir le regarder dans les yeux.
J'ai soudainement envie de lui demander ce qu'il s'est passé cette après midi dans le parc, quelle était la cause de cette dispute dont tous les environs ont été témoins. Je refoule très vite cette idée, en me disant que c'est assez déplacé et qu'après tout je n'ai aucune idée de qui il est.
Plongée dans mes remarques silencieuses, j'allais presque en oublier mon job.
- Tu veux quelque chose en particulier? je lui demande en souriant.
- Oh non, je passais juste dans le coin en fait, il répond en se passant la main dans sa tignasse brune. D'ailleurs il va falloir que j'y aille.
Il se dirige vers la sortie et, juste avant d'ouvrir la porte et de partir, il se retourne vers moi et me lance:
- Au plaisir de te revoir une prochaine fois, la fille seule sur le banc du parc.
Il a disparu avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, me laissant là, au milieu de la grande salle débordante de monde, complètement hébétée.
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