12. I've been escaping the desert
Étrangement, j'ai eu du mal à adresser la parole à mon frère et à regarder Rilès dans les yeux après m'être levée.
Une certaine amertume m'habite depuis que j'ai discrètement surpris les deux garçons dans leur échange à propos de mon propre passé. Je sombre dans une espèce de contradiction, celle de la rancœur que j'ai envers mon frère d'avoir osé dévoiler une période difficile de ma vie et celle du soulagement de ne pas avoir été contrainte un jour de le faire moi-même. Je n'en aurait pas été capable.
Je reste alors stoïque et silencieuse, à broyer du noir à propos de tous ces souvenirs qui ont ressurgi suite aux dires de Valentin. Je ne comprends pas pourquoi je réagis comme ça, pourquoi je sombre tout d'un coup dans une morosité mélancolique où la simple évocation de souvenirs me descendent dans un découragement irrémédiable. Et pourtant, j'ai toujours vécu avec mon histoire collée à la peau, un poids qui n'a jamais cessé de peser aussi lourd, de me rappeler à chaque nouvelle seconde ce qui a douloureusement construit ma vie. Mais jusqu'à maintenant, j'étais parvenue à étouffer ces souvenirs brûlants, à les atténuer jusqu'à me convaincre que ce n'était pas les miens, jusqu'à me dire que j'étais seulement spectatrice de l'histoire de quelqu'un d'autre.
Je réalise que la conversation entre mon frère et Rilès ce matin a démoli toutes mes illusions.
Cela m'a remis en face de moi-même: ils parlaient bel et bien de moi, de mon vécu, de ma propre histoire. Ils ont réveillé une ancienne tristesse dont j'ai mis tellement de temps à me remettre, ils ont remué une vieille rancœur que j'ai vainement atténué, et ce trop rapidement, trop violemment.
Mon frère a beau ne pas avoir dit grand chose, cela a suffit pour rouvrir la plaie béate de mon être, d'éveiller la totalité des vestiges de ma mémoire. J'ai l'impression d'être une amnésique ayant subitement été contrainte d'encaisser les souvenirs de toute une vie.
Le pire de tout, c'est que je ne voulais pas que Rilès sache.
Pourquoi? Je ne sais pas. Peut-être parce que je ne veux pas lui inspirer de la pitié. "C'est vrai, pauvre petite Melody qui s'est faite délaisser par tous les gens à qui elle tenait!". Il est hors de question qu'il développe de telles réflexions envers moi. Je ne le supporterait pas.
Peut-être aussi parce je me sens honteuse. Oh oui, tellement honteuse qu'une simple histoire d'amitié soit parvenue à me descendre, à me taire, à m'éteindre. De m'être laissée abattre sans rien dire, sans me défendre.
Je crois que ce qui me met dans cet état au final, c'est cet immense dégoût envers moi même qui me galvanise, cette ferme et douloureuse impression de n'être qu'une pauvre victime qui n'a jamais rien fait d'autre que de se laisser démolir par le moindre obstacle sur son chemin.
Assise en tailleur sur le canapé sur lequel je dormais il y a quelques heures encore, voici ce à quoi je songe, le regard rivé sur mes pieds, l'expression sombre, en faisant tourbillonner mes pensées en silence comme si j'appartenais à un autre monde.
- Melody... Qu'est ce qu'il t'arrive?
J'émerge de mes réflexions brutalement par la question innocente de mon frère.
C'est d'abord de l'incompréhension qui me submerge, avant de laisser place à la colère. Vous savez cette fameuse fureur, foudroyante, acerbe, celle qui enfonce doucement cette épine dans vos nerfs et qui vous fait perdre la tête l'espace d'un instant, celle qui brûle intensément alors que vos forces ne sont déjà plus que des cendres. Cette rage éphémère que l'on appelle la colère triste.
Et c'est cette colère triste qui s'empare de moi à cet instant, comme si la question niaise de mon frère avait été l'ultime étape pour y accéder.
Je fusille Valentin d'un regard si noir qu'il hausse les sourcils de surprise.
- Pourquoi a t-il fallu que tu lui parles de ça?
Mon frère reste quelques secondes bouche bée, les yeux ronds à me toiser comme si j'avais été une parfaite inconnue. Mais malgré sa perplexité, je sais qu'il comprends à quoi je fais allusion.
- Tu... Tu dormais pas?
- Putain non, j'explose. Dis moi ce qu'il t'a pris de lui parler de ça!
- Bah je sais pas, on discutait et on a fini par évoquer chacun nos souvenirs, alors j'ai fini par lui montrer quelques trucs...
Il jette un œil vers la baie vitrée qui mène au balcon où se tient le bouclé en question, appuyé à la rambarde et son téléphone à l'oreille, en train de discuter avec son photographe attitré, Victor, depuis quelques minutes à présent. Je remercie le ciel d'avoir fait en sorte qu'il soit occupé pendant ma crise de nerfs, car pour rien au monde j'aurai apprécié qu'il assiste à ça.
- T'étais obligé de lui raconter?
Mon haussement de ton fut couronné d'un regard cette fois ci affolé de mon frère.
- Mais qu'est ce qu'il t'arrive? Ne t'énerve pas, je ne pensais pas à mal...
- T'avais pas le droit de lui dire, putain! C'est ma vie, Valentin, je veux que personne n'y fourre son nez! Personne, tu entends? Mais qu'est ce qu'il te prend d'aller raconter ma vie au premier venu, hein?
L'incrédulité face à ma colère laisse place subitement à une certaine irritation sur le visage de mon semblable. Il rétorque alors:
- Justement, Melo! Je pense que tu sais tout comme moi que Rilès est loin d'être le premier venu, et même si je ne le connais que depuis récemment, il faut se rendre à l'évidence...
Il reprend sa respiration et déclare, ses yeux planté dans les miens, comme si cela avait été une évidence absolue:
- Il t'aime, Melody, tu es aveugle ou quoi? Il t'aime comme un fou!
L'espace de quelques secondes, j'ai du mal à bien interpréter les paroles de Valentin. Je reste coite, le coeur battant, tandis qu'il enchaîne:
- Et le pire, c'est que toi aussi! Mais toi, tu restes bloquée dans ton passé, t'as peur d'avouer que tu l'aimes simplement parce que tu as l'impression que les choses vont se reproduire, parce que tu penses qu'il va te laisser tomber comme les autres! Mais ce que tu peux être égoïste putain! Les gens ne sont pas tous des connards! T'es tellement occupée à ressasser le passé que t'oublies qu'il y a des gens, ici et devant toi, qui t'aiment et qui feraient tout pour toi! Mais ressaisis-toi, bordel! Il avait le droit de savoir, parce que je sais que tu peux compter sur lui. Et encore, il ne sait pas le dixième de ce qu'il devrait savoir, il est au courant de rien! Fais lui confiance Melo, t'es en train de disjoncter, t'as besoin de quelqu'un sur qui t'appuyer, à qui parler, et Rilès est le gars qu'il te faut! Ne laisse pas passer ça...
Sa dernière phrase était comme s'il me suppliait désespérément, comme si par là il tentait de me libérer d'un profond coma.
Je reste interloquée quelques secondes, en tentant d'encaisser les mots de Valentin qui restent en suspend dans l'air, me martelant la tête en un écho infernal. Le temps paraît se distordre, alors que mes émotions semblent définitivement déterminés à me faire perdre pied.
- Je ne te crois pas...
Ce n'était qu'un murmure, comme si j'essayais de m'en convaincre moi-même. Mais mon frère semble avoir entendu car il me lance tout de même un regard abasourdi. C'est alors qu'une nouvelle vague de rage me noie dans le déni incontestable du discours de Valentin.
- Je ne te crois pas! je répète en hurlant.
Je me lève d'un bond, et fonce vers la porte sans un regard en arrière avant de dévaler les escaliers de l'immeuble, manquant plusieurs fois de me rétamer sur la pierre froide. J'entends mon frère derrière moi qui me hurle de revenir, en me répétant que je suis en train de perdre la tête.
Effectivement. Je perds la tête, littéralement.
Je fuis. Je sors en trombe de l'immeuble, manquant de renverser quelques passants qui ne se gênent pas pour me faire part de leur mécontentement. Mais je m'en fous. Je veux juste fuir, fuir mon frère avec ses paroles qui sonnent faux, qui me font peur, oh oui tellement peur, parce que je crains qu'il mente, parce qu'il a tiré au clair mes sentiment, parce que je déteste ça par dessus tout.
Putain ce que j'ai peur qu'il mente! Je cours dans les rues de Rouen, sous les torrents de la pluie de novembre qui me frigorifie, en bondissant dans les flaques qui m'éclaboussent. Je ne sais plus si les gouttes que je sens sur mes joues sont des larmes ou de la pluie, jusqu'à ce qu'un sanglot s'échappe de mes lèvres entrouvertes et me fasse réaliser que je suis bel et bien en train de pleurer comme je n'ai jamais pleuré.
"Qu'est ce qu'il m'arrive? Qu'est ce qu'il m'arrive?"
Je ne comprends plus rien. Les mots de Valentin me reviennent à l'esprit, presque scandés, sans répit: "Il t'aime! Il t'aime comme un fou!"
- Je ne te crois pas! je beugle toute seule en tentant de passer entre les gouttes.
Pourquoi je ne parviens pas à le croire? Pourquoi ses paroles me font penser à un coup monté, à un piège, un mensonge pour me faire souffrir, encore?
Ce que j'en rêve, pourtant! Une part de moi me hurle d'accepter, parce que je crève d'envie de le croire, mais l'autre est terrifiée à l'idée de se faire avoir à nouveau...
Alors je cours, encore et encore comme une demeurée, de peur que la triste réalité me rattrape et m'emmène, sans me soucier de bousculer les gens ni de l'air humide qui me glace les os, sans savoir où je vais.
Je crois que mon frère ne m'a pas suivi. Je ralentis petit à petit, tremblante de colère et de froid, les larmes dévalant mes joues comme la pluie dévalant les rues. Je tente de calmer les battements effrénés de mon cœur, mais absolument rien ne semble vouloir s'apaiser chez moi en ce moment.
Je réalise que je me retrouve juste devant l'entrée du parc, cet endroit où tout a commencé. Je ne sais pas ce qui a bien pu me guider jusque là, mais je décide de m'y rendre, malgré les images avec le bouclé qui me reviennent et affluent douloureusement dans mon esprit, me faisant tituber.
Je m'avance au milieu du parc, ma vue brouillée par les torrents de pluie, détaillant le lieu comme si c'était la première fois que je m'y trouvait. Il s'est passé tellement de choses en l'espace de deux mois! Et pourtant, ce sont presque tous les plus bons moments de ma vie qui sont concentrés ici.
Je me souviens de la première fois que j'ai aperçu le bouclé ici, lorsqu'il a rejoint son groupe d'amis survoltés, ainsi que lorsqu'on se retrouvait tous les jours sur ce petit banc à l'abri du saule pleureur, lorsque je le surprenais à griffonner les paroles de ses chansons dans ses vieux carnets, lorsqu'on passait nos après midi à rire, à oublier l'amertume de la vie, même sous la pluie. Je me rappelle lorsque Younes, Lionel, Baptiste, Asa et les autres nous rejoignaient, actionnaient la musique à fond et nous faisaient tournoyer dans leurs élans de joie et de bonne humeur indélébile.
Enfin, je me souviens du jour où je l'ai retrouvé ici, exactement par le même temps qu'aujourd'hui, les phalanges en sang pour une raison qui m'est toujours inconnue, face à un arbre, dégageant une rage que je ne lui connaissait pas. Du jour où nous nous sommes enlacés pour nous calmer mutuellement, du jour où je me suis rendue compte qu'il était un mystère indéchiffrable en lui-même. Du jour de notre premier rapprochement réel, ce jour que je n'oublierai jamais.
Ce jour où j'ai réalisé que j'étais amoureuse de lui, et qu'il était trop tard pour revenir en arrière.
Je m'en veux de m'être laissée avoir par mes propre sentiments. Je m'en veux de ne pas être assez courageuse pour aller de l'avant, pour affronter mes peurs et mon passé. Je m'en veux d'être tant en colère contre mon frère alors qu'il voulait juste m'aider et de ne pas l'avoir cru, de tant en vouloir à Rilès d'avoir une telle emprise sur moi alors qu'il cherche simplement à me délivrer de l'ombre qui m'entoure.
Une nouvelle vague de mélancolie me submerge et laisse de nouvelles larmes sur son passage. Je lève la tête vers le ciel et laisse la pluie m'asperger le visage, comme si par là j'espérais qu'elle efface toute ma colère et mon amertume.
- Melody?
Je sursaute violemment. Je pivote frénétiquement sur moi même pour tenter d'apercevoir à qui j'ai affaire au travers du rideau de pluie qui m'entoure. Je distingue alors une large silhouette s'avancer vers moi, puis une masse de boucle noires imbibées d'eau me faire face.
Nez à nez avec Rilès, mon cœur rate un battement et je me contente de le reluquer bêtement, la bouche grande ouverte.
- Je savais que je te trouverais ici, il déclare doucement en s'approchant de moi. Ton frère m'a raconté ce qu'il s'est passé...
Je n'ose rien dire, la gorge serrée, honteuse de moi même. Qu'est ce qu'il m'a pris de réagir comme ça?
Entièrement paralysée, je le fixe silencieusement, sans pour autant parvenir à calmer les larmes de honte au coin de mes yeux. De son côté, il me regarde avec une tendresse qui lui est propre, qui me réchauffe doucement le cœur. D'une voix attristée, il souffle:
- Qu'importe ce que tu as vécu, ce que les gens t'ont fait, je te jure sur tout ce que je suis que jamais je t'abandonnerai, Melody... Fais moi confiance.
Il s'avance encore vers moi jusqu'à me frôler de quelques centimètres, avant d'entourer ma taille de ses bras et de m'enserrer fort contre sa poitrine.
Le souffle coupé, mon cœur tambourinant ardemment dans tout mon être, je me laisser aller une fois de plus dans ses bras, comme si nous étions seuls au monde sous le déluge. Ma tension se relâchant brusquement à son contact, je m'autorise à lâcher un nouveau sanglot étouffé, ce dont il répond en accentuant son étreinte sur moi.
- Merci, Rilès, je couine tandis qu'il semble me bercer doucement en se balançant sur ses jambes. Je suis désolée, désolée...
Il me caresse les cheveux, me murmure à l'oreille de me taire tandis que je continue de me maugréer tout contre lui, il me dit que ce n'est rien, que cela n'a aucune importance, que ce qui compte c'est là, maintenant, qu'il est là, qu'il sera toujours là...
Pendant de longues minutes qui me paraissent durer des heures, je me calme doucement en m'imprégnant de sa chaleur, de son odeur, jusqu'à retrouver une douce sérénité au même rythme que le ciel qui semble s'adoucir lentement.
Le temps s'assèche, mon être s'apaise, tandis que je me dis intérieurement que je viens d'échapper une nouvelle fois au désert.
Rilès rompt alors notre étreinte pour poser son front contre le mien et s'enfoncer dans mon regard. Immobile, je me noie dans ses prunelles vert-gris, je détaille les gouttes d'eau que ses cheveux humides retenaient dévaler ses tempes, je me délecte de cette dangereuse proximité qui me fait perdre mes moyens. Déstabilisée et tremblante, je sens qu'il me maintient les hanches pour éviter que je m'effondre, tandis que, connectés par le regard, nous craignons tous les deux de briser ce lien invisible qui nous tient.
Il approche alors son visage, tandis que nos nez se frôlent, que nos lèvres s'étirent en un sourire gêné, que nos souffles s'emmêlent, et que le temps hésite un court instant...
Jusqu'à ce qu'il pose doucement ses lèvres contre les miennes, et comme dans un rêve mon cœur semble avoir définitivement cessé de battre.
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