2.1

- Non.

- Si, Ushma.

- Non, fis-je en secouant la tête.

- C'est insensé... fit-il en marmonnant.

Regardant en l'air et faisant une moue contrariée, je fis mine de réfléchir.

- Certes mais c'est toujours non.

- Est-ce que tu es bête ?

La façon dont Ruben accentua le dernier mot me fis lui balancer mon coussin dans la tête. Il n'eut même pas la décence d'avoir mal.

- Je suis insultée.

- Tu ne le serais pas si tu comprenais ce que je disais : tu dois être accompagné.

- Être accompagnée, et puis quoi encore ? reniflai-je.

- Mais, Ushma. Tu ne peux pas partir sans garde du corps, insista Ruben.

Je soufflai plus fort qu'un buffle en colère. Le matin n'était pas fait pour se prendre la tête. Le matin était fait pour se reposer, pour vivre un moment calme et doux. Ou, comme je le faisais, pour se préparer à voyager à l'autre bout de l'île. Je croisai les bras, affichant ce que j'estimais être l'attitude d'alpha.

- Au nom de quoi devrais-je consentir à avoir un « garde du corps » alors qu'il est évident qu'il n'y a aucun danger ?

Ruben se frotta les yeux de ses deux doigts longuement. Jetant un coup d'œil à ses côtés, je vis que Kael n'avait pas bougé. Il était encore devant la porte, m'empêchant ouvertement de sortir. Lui non plus n'avait pas l'air ravie de mon obstination.

- Tu ne connais rien au monde magique...

- Alors, ça, c'est faux, l'interrompis-je en levant le doigt, prête à énoncer toutes les coutumes que j'avais dû apprendre grâce au grimoire de sorcière que j'avais. Je suis tout de même –

- ... presque rien au monde magique, reprit-il rapidement comme si mon intervention était inexistante. Hormis Vy, tu ne t'es jamais aventuré ailleurs sur l'île. Tu vas te faire manger. Tu ne sais pas comment ça se passe à l'extérieur.

- Explique-moi.

Silence. Allons bon. Je le sentais agacé grâce au lien de meute. Face à mon regard déterminé, il flancha.

- Ce n'est pas pareil qu'ici Ush. Les lois humaines permettent le vivre ensemble, et essayent de mettre tout le monde à égalité, et ce peu importe sa constitution. Un vieillard pourrait facilement se faire tuer, tout comme un enfant perdu. A la place, vous aidez les personnes âgées à traverser les rues et essayez de trouver les parents de l'enfant. Il n'existe presqu'une seule loi en dehors des villes contrôlés par les humains : le plus puissant peut faire ce qu'il veut. Certes, on a plus ou moins arrêté de se taper dessus sans raison, mais il suffit qu'une créature magique ait faim pour que toute faute, aussi minime soit-elle, soit une excuse pour que quelqu'un disparaisse. Nous sommes violents par définition. Nous ne cessons de chercher quelle est l'espèce la plus forte et de le prouver au monde entier. Nous détestons toutes autres formes vivantes différentes de la nôtre. Et l'humain est l'espèce la plus méprisée.

Je croisai les bras, dubitative.

- Tu veux dire qu'en allant là-bas parce que je suis humaine, je pourrais disparaître de la surface de la terre ? Je ne suis pas n'importe quelle humaine, je suis l'agent de liaison, une médiatrice. « Me tuer créerai plus d'ennuis que de solutions ».

Je regrettai de ne pas avoir mis plus de conviction dans cette tirade mais après tout, je ne croyais pas à mon immunité avec mon emploi. Pour être franche, je n'avais aucune foi en ce poste. Mais je n'allais vraiment pas cracher sur lui : par bien des manières il me maintenait en vie. Ruben dût entendre l'absence de sincérité dans ma tirade.

- Tu n'y crois pas toi-même. Le fait est que Vy est unique. Enfin, plus depuis quelques temps mais elle l'est sur Tibora. Le reste de Tibora est vraiment différent de la capitale. Tu ne peux pas te promener là-bas et espérer en revenir en un seul morceau par tes propres moyens. Tu dois être accompagnée.

- Tu as un travail, et Kael aussi, fis-je aucunement convaincu par cet argument.

- On peut s'absenter.

- Vous avez mis du temps avant de trouver un emploi qui vous correspondait.

- On peut s'absenter, insista-t-il.

Je baissai les bras. Ils étaient décidés à venir avec moi, qui étais-je pour les empêcher de le faire ? De toute façon, je n'avais plus la volonté de me battre.

- Si je suis l'alpha de cette meute, comment se fait-il que lorsque je dis non, vous ne m'écoutez pas ?

Comprenant que ce n'était que de la curiosité et non un refus catégorique de leur venue, Ruben se détendit et le bas de son corps, la queue de python, s'enroula autour de lui lentement au lieu de barrer l'accès à la porte. Kael trotta vers moi, sauta sur le lit et posa son museau sur ma cuisse en soupirant. Il poussa son nez vers mon ventre, cette partie sensible et fragile face à un prédateur. Il respira une fois, deux fois, et je sus que mon odeur l'apaisa.

- Tu es l'alpha de notre meute, de ce fait, nos instincts nous poussent à te protéger à tout prix. Nous ne sommes pas suffisamment de membres pour rester en même temps dans la maison et t'accompagner. En tant que métamorphe, nous donner des ordres contradictoires n'est jamais une bonne chose. Par ailleurs, tu n'as pas ordonné qu'on reste ici.

Le ton qu'il employa en disant « notre meute » fit dresser les poils de ma nuque, comme si j'avais senti quelque chose d'anormal. Je réfléchis. J'inspirai brutalement et regardai alors Ruben dans les yeux.

- Ruben, quand tu parles de « notre meute », peux-tu me dire qui tu inclus dedans ?

Il se figea, pris en faute. Je le sentais, c'était là, sous mon nez. Je pouvais sentir cette vérité qui n'aurait jamais dû en être une en premier lieu. Il ne dit rien.

- Ruben, grognai-je, réponds-moi.

- Kael.

- Je sais.

- Toi.

- Oui.

- Moi.

J'attendis, car je le savais, la réponse allait tomber.

- Et José.

Au début, je ne fis rien. Après tout, je pensais qu'il allait me dire que ce n'était qu'une blague. Mon compagnon avait un certain sens de l'humour après tout. Puis je me mis à marmonner à quel point c'était improbable qu'il ait rejoint la meute. Qu'il était un Ours solitaire, que je l'aurais su si ça avait été le cas. Instinctivement donc, je me repliai en moi-même, là où je voyais tous les liens que j'avais créé au fil de l'année passée. Pour une raison qui m'échappait totalement, l'intérieur de ma personne ressemblait à un dessert aride. Au loin je distinguai des grandes rocheuses, faîte pour m'empêcher de voir plus loin, j'en était persuadé. Je ne comprenais pas pourquoi je n'avais pas un endroit paisible, noyé de verdures en tout genre. Et ce n'était sans compter sur le fait que j'avais rarement une forme physique. D'ordinaire je n'étais que quelque chose de vague. Je regardai autour de moi. Comme escompté, je vis les liens de Ruben, de Kael, la Maison Jaune, le vieux grimoire au tendance maléfique, la Taverne. Et, aussi tenu que possible, si fin, si timide, au sol, d'une couleur marronnée comme pour se fondre dans le décor en adoptant une fissure dans le désert, le lien qui m'attachait à José bougea lentement, pour adopter une nouvelle fissure. Il se faisait oublier.

J'ouvris les yeux, décalai rapidement le museau de Kael qui couina d'exaspération et me précipitai vers les escaliers. José se trouvait dans le jardin. La veille, il n'avait pas retrouvé sa forme humaine et ce matin-là, il gardait sa forme animale. Allongé dans l'herbe, dormant plus ou moins profondément, la tête sur les pattes avant, l'Ours qui était mon ami, se reposait. Je m'approchai lentement, comme prise d'hallucination. Je chuchotai, incertaine de comment gérer ça.

- José ? José ? Est-ce vrai ? Tu fais partie de notre meute ?

Il se tourna vers moi, me regardant dans les yeux quelques instants avant de détourner le regard. Il se redressa sur ces deux pattes puis s'avança lentement, la main redressée vers mon visage. J'attendis, la peur au ventre, impressionnée et fascinée. Une grosse patte se posa sur mon crâne et en même temps, un rugissement emplis mon jardin. José la tête en arrière cria, tellement que je savais que quelque part, son âme s'était fendue. Son angoisse, sa peur, sa solitude. Je ressentis tout, je le comprenais, comme si je comprenais tous les non-dits que signifiaient être métamorphe. Prise de passion, j'enroulai mes bras autour de lui, ou essayai tout du moins. Je ne savais pas depuis combien de temps il était seul, depuis combien de temps il n'avait pas fait partir d'une tribu, ou meute, ou que sais-je. Quand bien même les ours n'avaient pas pour habitude de vivre en groupe, la partie humaine des métamorphes Ours avaient besoin d'être ensemble, d'appartenir à quelque chose.

Je l'acceptai. Ma tête posée contre son ventre velu, je m'accrochai plus à ses poils que je ne le serrais dans mes bras. Le rugissement faiblit, jusque ne plus être. Bien que j'appréciasse ce moment d'intimité, une question me taraudait l'esprit.

- Comment est-ce possible ? Pourquoi n'ai-je pas senti que tu t'étais lié à moi ? J'aurais dû le savoir.

- Il refusait que tu te sentes oppressée par ce lien supplémentaire, intervînt Ruben depuis le salon. On sait tous que cette histoire de meute te met mal à l'aise. Pourquoi voudrait-on que tu paniques plus que nécessaire ?

- Je ne panique pas, marmonnai-je de mauvaise foi.

Un sifflement dubitatif suivis d'un jappement incrédule et d'un grognement perplexe résonnèrent autour de moi. Même MJ semblait dubitative au fond de moi. Allons bon, personne ne me croyait. Me redressant, je regardai dans les yeux l'ours qui était désormais mon compagnon. Je pris sa gueule entre mes mains et y déposai un doux baiser sur son nez. Il ferma les yeux et bien que notre lien soit toujours tenu, je sentis en sourdine son bonheur d'être accepté.

- Vous avez tous l'intention de m'accompagner alors ? fis-je en me retournant pour continuer à préparer mes affaires. Qui s'occupera de la Maison alors ?

MJ s'indigna et en l'espace de quelques secondes un brouillard épais m'empêcha de voir plus loin que mon nez. Je levai les bras en signe de reddition.

- J'ai compris, j'ai compris. Je n'ai pas besoin de m'inquiéter. Si je pouvais rentrer chez moi, ça m'arrangerait beaucoup.

Le terrain abandonna le brouillard et autorisa le soleil à éblouir mon visage.

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