deux
Anastasia attendait depuis dix minutes, assise seule sur le banc du parc. Elle grelottait, les bras autour de sa poitrine, enfonçant le nez dans son écharpe. Elle était arrivée en avance, comme souvent (elle détestait être en retard), mais maintenant elle se maudissait intérieurement, pestant sur ce trait de caractère.
Elle croisa les jambes, se repliant encore plus sur elle-même. Pourquoi lui avait-il donné rendez-vous ici ? Il avait dit qu'il voulait lui parler, mais elle doutait fortement de ses intentions. S'il avait voulu juste lui parler, il l'aurait fait au lycée. Elle n'était pas une imbécile.
Involontairement, sa jambe commença à bouger, signe que la jeune fille était de nature anxieuse. Lorsqu'elle s'en rendit compte, elle arrêta immédiatement :
« Je deviens comme maman, super, maugréa-t-elle.
—Tu parles toute seule maintenant ? »
Elle se redressa, surprise. Devant elle se tenait Jordan, celui à cause de qui elle se trouvait là.
« Je commence à te connaître, je sais que tu arrives toujours en avance, alors j'ai voulu y être avant toi, mais je vois que tu m'as devancé, rigola le jeune homme aux cheveux bruns.
—Tu gagnes un point-là, souri l'adolescente.
—Ça ne suffit pas je suppose ? questionna-t-il, un sourire en coin.
—Tu supposes bien, affirma-t-elle.
—Je compte me donner un peu plus de mal que ça, ne t'en fais pas, ajouta-t-il, me dévoilant ses dents immaculées.
—Ah oui et comment ? ironisa la jeune fille en haussant ses sourcils.
—Euh, hésita-t-il, bonne question. »
Il leva les yeux au ciel, l'air pensif. Malgré elle, Anastasia sentit ses pupilles se diriger vers le garçon.
« C'est vrai qu'il est plutôt pas mal, pensa-t-elle. »
Des yeux verts, plutôt singuliers, mais cela lui plaisait bien en fait. Des cheveux brillants, une coupe à la mode, et des lèvres qui...
« J'allais te sortir une phrase pour te faire rire du genre : Ton père travaille pas chez Nintendo ? Parce que t'as l'air d'une déesse. Mais je me suis souvenu que t'avais pas tellement d'humour alors j'ai pas osé, dit-il sur le ton de la confidence en s'asseyant à côté d'elle.
—Si tu continues comme ça t'es mal parti, rigola-t-elle en lui donnant une petite tape sur l'épaule. »
Le sourire du garçon s'élargit encore. Le silence s'installa, mais Anastasia le rompit quelques secondes après son commencement :
« Et donc tu voulais me dire quoi ?
—Je voulais te réciter un poème, parce qu'ensuite je me suis dit que t'étais plus du genre à aimer les mecs qui récitent des poèmes, raconta-t-il.
—Oh, et c'est quel poème ? l'interrogea-t-elle.
—Et bien le seul dont je me souviens n'est pas vraiment... approprié, révéla Jordan, une moue déçue sur le visage. »
Anastasia tourna son visage vers celui du jeune homme, et réfléchi un instant
« Peut-être que je préfère ça finalement, un garçon qui récite un poème qui n'a rien à voir avec l'amour, c'est original au moins, assura-t-elle, un léger sourire aux lèvres.
—Tu crois ? demanda-t-il le ton plein d'espoir.
—J'en suis même sûre. Au pire tu me feras rire et ce n'est pas si mal en soit, le titilla-t-elle.
—Fais attention, je déteints sur toi ! Bon, dit-il en reprenant son sérieux, commençons. »
Il se leva et se mit face à la jeune fille blonde.
« Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »
Anastasia le regardait reprendre son souffle. Elle avait les yeux écarquillés et un sourire était scotché à son visage. Du Baudelaire. Ce poème voulait tellement dire. Le poète se compare à l'albatros qui, seul dans son élément, le ciel, était au-dessus des autres. Mais lorsqu'il se retrouvait mêlé aux hommes, il devenait ridicule et incompris.
Jordan s'assit, souriant de la réaction de son public.
« Je ne sais absolument pas ce qu'il veut dire, mais je m'en souviens toujours, se marra-t-il. »
Les lèvres d'Anastasia retombèrent aussitôt.
« A quoi ça sert de connaître un poème si tu ne l'as pas compris ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
—Euh... commença Jordan, se rendant compte de son erreur. A avoir une bonne note en récitation ? »
Anastasia, le regarda un moment, puis détourna son regard en secouant la tête.
« Bon, je crois que je vais y aller hein, annonça Jordan, se maudissant intérieurement.
—C'est peut-être mieux oui, confirma-t-elle. »
L'adolescent se leva, la regarda un moment et l'embrassa sur le front [« Ce truc-là mon gars, ça marche avec n'importe quelle fille ! »lui avait un jour confié son meilleur pote.] . Mais cette fois-ci il l'avait fait spontanément, comme pour s'excuser de ne pas être à la hauteur. Il laissa échapper un « A demain » avant de s'éclipser.
Anastasia regardait dans le vide depuis trente secondes, si bien qu'elle n'entendit qu'au dernier moment que quelqu'un s'asseyait à côté d'elle.
Elle croisa les yeux du vieil homme, qu'elle pensait clochard au vu de ses habits. Elle allait se lever, en pensant à ce que sa mère dirait si elle la voyait assise à côté de cet homme, quand il lui adressa la parole :
« Tu devrais lui laisser une deuxième chance. »
Surprise, elle regarda cet homme singulier, qui avait apparemment épié toute la conversation.
« Laisse-le gagner en maturité, tu verras. »
Elle le regarda quelques instants, choquée, le cataloguant tout de suite de fou, puis se leva et marcha vers la sortie. Lorsqu'elle arriva au portail ouvert, elle se retourna et vit le vieil homme se gratter la barbe, le regard dans le vide.
Sans qu'elle comprenne pourquoi, un sentiment de tendresse envers cet homme l'envahit. Peut-être qu'il n'était pas si fou que ça. Peut-être avait-il raison.
Après tout, qu'avait-elle à perdre à se lâcher un peu pour une fois, de vivre comme une adolescente que l'on qualifierait de « normale » ?
Sans qu'elle ne s'en rende compte, ses lèvres remontèrent doucement pour former un sourire.
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