Chapitre 6

~~Howk~~

 'Loss and possession, death and life are one. There falls no shadow where there shines no sun.' - Hilaire Belloc ("La perte et la possession, la vie et la mort ne font qu'un. Nulle ombre ne s'étend là où le soleil ne brille point." - Hilaire Belloc) 

Le programme d'aujourd'hui est simple : passer du temps entre potes. Je n'arrive pas à me rappeler la dernière fois qu'on a fait ça. Bien sûr, on se voit presque tous les jours mais c'est toujours au café.

C'est plus pratique comme Marley y travaille à temps plein avec moi. Et si ce n'était pas Darren qui venait nous aider à ces heures libres, je ne le verrais peut-être plus.

À la fin de la terminale, on craignait que nos chemins ne se séparent. Lui avait envie de continuer ses études et moi non. On avait des objectifs différents.

Même si on vit dans le même quartier, on n'aurait plus les mêmes emplois du temps, je me disais.

Avec l'université de son côté, on aurait eu du mal à rester en contact et on se serait de moins en moins vu. Il aurait été occupé avec ces nouveaux amis et peu à peu on se perdrait de vue. Chacun plongé dans son nouveau monde.

Mais non.

Rien n'a changé malgré le temps qui a passé et tous les imprévus qui ont fait tanguer nos vies.

Il est resté le même.

Tout aurait été différent sans lui qui ne m'a pas abandonné et qui sacrifie de son temps pour qu'on garde le contact.

Maintenant que j'y pense, je n'aurais plus mon meilleur pote. Tout ça parce que j'étais obnubilé par mon travail, coincé dans ma petite bulle.

C'est le moment de rattraper le temps perdu ces dernières années.

J'ai pris plus de temps que prévu en cherchant un parking pour garer ma moto.

Je presse le pas pour les rejoindre, lui et Marley. On a prévu d'aller d'abord manger un morceau et ensuite aller au ciné. Et pour la suite, on décidera plus tard.

J'ai hâte !

Mon téléphone sonne. C'est Darren.

Je mets mes airpods et je décroche sans pour autant faire attention à la nature de l'appel. C'est en voyant son visage grimaçant qui apparaît sur l'écran que je remarque que c'est un appel vidéo.

J'ai un mauvais pressentiment tout d'un coup. Je sens que je vais douiller, pensais-je lorsque je croise son regard insistant et suspicieux. En plus de son imitation à la Dwayne Johnson: le sourcil droit exagérément arqué qui fait ressortir le vert de ses yeux et le front plissé qui accentue son air interrogateur.

- Je sais que je suis en retard. J'arrive dans–, tentais-je de dire quand il me coupe.

- Où est-elle ? dit-il en me dévisageant et en inspectant minutieusement chaque recoin de son écran à la recherche de je ne sais quoi.

- Elle s'appelle comment ? Son nom, sa date de naissance, sa taille, son poids, sa pointure, la taille de ses sous-vêtements, ses dimensions faciales, sa boîte postale, son adres—, continue-t-il d'une traite sans introduction, sortie de nulle part.

J'entends une voix féminine s'esclaffer à sa gauche tout en essayant d'étouffer les éclats de rire qui suivent.

Je ne m'attendais pas à être acculé de questions. C'est tout lui ça. Il aime prendre les gens au dépourvu avec des sujets et des accusations les plus insensés. Ou grâce à son flair bien aiguisé de journaliste et sa curiosité bien à lui qui ne veut manquer aucun scoop.

Je tourne au coin de la rue et manque de bousculer quelqu'un trop distrait par les énumérations de Darren.

- Oula on se calme.

Je ralentis mon rythme. Le passage piéton est beaucoup trop bondé. Rien de bien étonnant quand on se retrouve dans le quartier commercial et très prisé par le tourisme de Boston. Le restaurant est situé juste au bout de la grande rue que je viens d'emprunter.

- Elle a une sœur célibataire ?, réussit-il à placer avec un sérieux presque étonnant.

Les rires cessent et une petite main soigneusement manucurée et vernis apparaît dans l'écran pour pincer Darren au bras.

Un dégradé de jaune assez sobre sur des ongles courts et la moitié d'une fleur de tournesol dessinée sur les ongles de son annulaire et son index. Je reconnais rapidement la main de Marley.

Une grimace de douleur apparaît sur son visage mais disparaît rapidement pour laisser place à un air amusé et joueur.

- De quoi est-ce que tu parles ? Tu veux faire une carte d'identité ou quoi ?, je rentre dans son jeu.

- Fais pas ton char. On m'a annoncé la bonne nouvelle.

- Quelle bonne nouvelle ? Mec tu ne peux pas commencer à parler comme ça et espérer que je suive ce que tu me dis. Explique-toi.

Je suis presque arrivé. Seuls quelques mètres me séparent de notre lieu de rendez-vous. Mais à cause du monde autour je ne peux pas les apercevoir de ma position.

L'avantage de ma taille– à part d'attirer le regard curieux des gens autour– c'est de pouvoir avoir un point de vue différent des autres. Et dans ce cas précis pouvoir vite trouver les personnes que je recherche.

- Bah la meuf que t'es allé voir aujourd'hui. Je suis au courant de tout, tu sais. J'ai entendu l'info et mon détecteur de plan cul s'est activé. Ou c'est même plus parce qu'une meuf qui fait que Howk prenne sa journée, elle doit être spéciale. Apparemment je serai bientôt tonton si ça continue. Mes sources sont fiables à 100%.

- Ton détecteur doit être cassé, mec. Parce qu'il n'y a aucun plan cul à l'horizon. Et qui a encore inventé cette histoire de tonton ou je sais pas quoi ? Pour un futur journaliste, tu as vraiment des sources douteuses.

- Je plaide coupable. Je suis la source douteuse. Marley glisse la tête au coin de l'écran en levant les mains pour admettre sa culpabilité.

- Et Jaz aussi qui a dit que tu étais trop suspect aujourd'hui, continue monsieur le journaliste.

Comme si ça me surprenait. Juste parce que je me suis réveillé de bonne humeur aujourd'hui et que j'ai voulu lui faire plaisir ?

- Marley cherche déjà un prénom pour l'enfant. On a déjà tout prévu. De la crèche à l'université. Même son parcours professionnel. Si la mère est aussi belle que le père, tout sera réglé. Il aura de bons gènes et il va faire carrière dans le mannequinat. Ça rapporte bien, tu sais. Marley sera la marraine et moi le parrain et Jaz le tonton. Il sera chouchouté, le petit ou la petite.

Plus il s'enfonçait dans la narration de leur délire collectif, plus je me retenais de ne pas exploser de rire au beau milieu de la rue tellement leur scénario était détaillé.

On a l'entourage qu'on mérite, hein. Moi je suis heureux de celui que j'ai. Une bande de délurés qui pourrait pondre un scénario de film si on les laisse tous les 3 ensembles quelques minutes.

- Vous êtes fous tous les 3, je lui réponds hilare.

- Tes zinzins préférés alors sinon on serait déjà à l'asile, rétorque-t-il aussitôt tout fier.

- Mais t'as raison j'ai bien un date aujourd'hui. Mais pas avec une, mais deux personnes. Impressionnant, non ?

Il arque les sourcils incrédules mais je détourne le regard de l'écran en continuant sur ma lancée.

- Déjà avec un plouc aux cheveux châtains et quelques mèches plus claires qui lui tombent sur le visage. Il a un piercing à l'oreille droite et porte un pantalon jean de couleur marron, un débardeur noir et une veste beige. Mais aussi avec une magnifique demoiselle dans une robe à motif floral qui lui va à ravir. À l'instant, elle balaie ses cheveux blonds derrière son oreille. La belle demoiselle est au bras du plouc.

Marley se fige dans son mouvement. Elle sillonne les environs dans l'espoir de me débusquer. Lorsque nos regards se croisent, son visage s'égaye d'un sourire. Elle donne un coup de coude à Darren suivi d'un "il est là" que je devine sur ces lèvres. Il relève la tête à son tour avec un sourire en coin sur le visage. Je leur adresse un coucou de la main pendant que Marley vient à ma rencontre.

Je m'abaisse à la hauteur de son mètre soixante-deux pour recevoir ma bise quotidienne précédée d'un câlin.

 -T'es radieuse

- Merci pour le compliment.

Mon plouc de meilleur ami nous rejoint. Son amusement avait disparu et laissait désormais place à un air qui me dit qu'il n'en a pas fini avec moi.

- Quoi ? Ma réponse ne te satisfait pas ?

Il partage un regard complice avec Marley avant de passer sa main dans ses cheveux dans un grand soupir pour se donner du courage.

- Tu me déçois vraiment beaucoup.

Marley s'accroche à mon bras dès qu'il dit ces mots comme pour me témoigner son soutien. Je sens que la conversation qui va suivre va être très désagréable pour moi.

Il ne s'amusait plus et on le savait tous. On s'éloigne de la porte vitrée de l'entrée du restaurant pour se rapprocher d'un mur. Un endroit plus calme pour la discussion pas très plaisante qui s'annonce. L'ambiance est palpable. J'avale difficilement ma salive avant de lui demander ce que j'ai bien pu faire pour le décevoir.

À cet instant, je suis comme un gamin qui attend que son père le réprimande. Comme si j'avais fait une bêtise. Et en l'occurrence le père en question a le même âge que moi. Mais pourtant il aime ça, me paterner. Tous les deux, Marley et lui.

D'un coup, un tableau assez abstrait et très cliché se profile dans mon esprit. Le père qui gronde l'enfant et la mère qui défend son enfant face aux accusations du père.

Ils sont faits l'un pour l'autre ces deux-là, ça c'est sûr. Et cela malgré leur relation compliquée...

- Je te dresse le tableau. J'ai devant moi un beau jeune homme de (bientôt) 24 ans. Tu as tout pour plaire: grand, charmant, respectueux, bosseur, avec une situation stable, intelligent–

- Surtout gentil, fait remarquer Marley.

- Oui et encore mieux, un vrai cordon bleu. Même moi je t'épouse juste pour déguster à tes plats tous les jours.

- Merci pour tous ces compliments. Ça me flatte. Mais ce n'est pas tout n'est-ce pas ? Allez déverser votre colère sur moi.

- On n'est pas en colère. Juste inquiet pour toi... Jaz aussi l'est, déclare Marley à ma droite.

Mon cœur rate un bond et une crispation s'installe dans ma mâchoire.

- Qu'est-ce qu'il a dit ?

- Rien. Enfin rien qu'on ne t'ai pas déjà dit. Mais lui il a plus de mal à en parler parce qu'il sait que tu fais tout ça pour lui. Et il se sent coupable.

Pourquoi il ne me l'a pas dit directement ? Je pensais qu'on se disait tout. Il n'a pas confiance en moi ?

Non, je dois être raisonnable. Comme elle l'a dit, il se sent coupable. Mais quand même...

- On dit ça juste pour ton bien, reprends la voix à ma droite. Arrête de vivre dans le prisme de ton frère. Sors, amuse-toi et fais des choses qui te font plaisir.

Mais ça me fait plaisir de travailler et de veiller sur Jaz.

- Il y a autre chose dans la vie à part Jaz et le café.

- Comme les filles par exemple, surenchérit Darren. Marley lui lance un regard furieux avant qu'il se racle la gorge et change de sujet.

- Alors ouais c'est une conversation que tu ne supportes pas depuis que tes priorités ont changé. Aujourd'hui tout à changer. Ça fait déjà cinq ou six ans–

- Cinq ans, huit mois et–

Dix jours. Ils me regardent d'un air ahuri et décontenancé ce qui me fait prendre conscience de la gravité de mes propos. Si ils n'étaient pas assez inquiets, maintenant c'est sûr qu'ils vont flipper.

Je viens de plomber encore plus l'ambiance. Cette fois-ci c'est à moi de me racler la gorge et de tenter de rattraper ma bourde.

- Je comprends votre inquiétude et j'écoute attentivement à chaque fois tout ce que vous avez à dire. D'ailleurs c'est pour ça qu'on se voit ici au lieu de mon "habitat naturel" (le café). J'applique tout simplement vos conseils: sortir la tête du boulot. Même si c'est très difficile. Et je sens que si on ne rentre pas tout de suite dans le resto, je vais céder à mes pulsions et aller au café.

- Ça, non !, s'exclame Marley. Je compte bien profiter de mon jour de congé jusqu'à la dernière minute. J'ai la dalle, allons-y.

Elle m'entraine avec elle mais avant qu'on se dirige vers le resto, je les retiens pour les remercier de toujours prendre soin de moi et de se soucier de mon bien-être. Je ne sais pas où je serais sans eux.

Ce sont ces 3 zinzins les personnes spéciales dans ma vie.

- Je devais être payé juste pour ça.

- Et si je payais pour toutes les dépenses aujourd'hui ça te va comme rémunération ?

- J'espère pour toi que ton portefeuille est blindé. Tout le monde ne peut pas me date juste comme ça.

Le sourire aux lèvres, on se dirige vers la porte vitrée. Darren ouvre le chemin avec Marley qui le rejoint.

Après avoir vu les prix pour une simple salade et failli s'étouffer à chaque ligne de la carte, on était tous d'accord pour aller au McDo au lieu de payer une fortune pour une portion de misère.

Un bon burger frite pour être rassasié et en avoir pour son argent, c'est beaucoup mieux.

Au ciné, il y a 2 séances prévues à la même heure qui nous intéressent mais après un vote à l'unanimité, on prend les tickets pour voir La planète des singes 4.

Deux grands pots de pop corn, des boissons et on profite du film. Ensuite, on est allé dans un centre commercial assez grand pour qu'on s'y perde pendant des heures. Vêtements, chaussures, aires de jeux, etc...

J'en ai profité pour voir l'arrangement des commerces, en particulier les cafés.

Pendant notre pause-café avant de passer chez le coiffeur (ordre de Marley), je ne peux m'empêcher d'inspecter chaque recoin de ce café populaire à l'international. Comment sont disposées les pâtisseries dans les vitrines, l'arrangement des tables, le prix et les clients. C'est intéressant de voir ce qui attire les clients et la stratégie marketing des autres pour pouvoir améliorer la qualité de ce que j'offre.

J'ai toujours hésité entre ranger les gâteaux par couleurs ou par nature ou juste je fais au pif. Ils mettent les croissants dans un panier ou ils les disposent méticuleusement dans la vitrine: c'est ce que je fais.

Et pour l'ambiance de la salle: des tons clairs ou plus tamisés pour renforcer cette sensation de confort et permettre aux clients de s'y sentir bien et d'y travailler sans problème.

Avec une musique en fond sonore ou sans ?

Je laisse les pailles en libre service mais peut-être que je ne devrais pas ? En tout cas, eux ne le font pas.

Je m'égare encore. Je secoue vivement la tête pour faire disparaître ses pensées.

On ne pense pas au boulot aujourd'hui. Pas boulot. Pas boulot. Pas boulot.

Mais faut me comprendre, je n'y peux rien.

Tenir un café c'est comme jouer à un jeu de séduction. Un jeu d'attraction et d'envoûtement. Il faut savoir charmer la clientèle. S'accaparer de leur attention et les hypnotiser pour qu'ils ne regardent plus jamais ailleurs plus tard. Séduire les grands comme les petits, les jeunes comme les vieux, les étudiants comme les personnes dans la vie active. C'est offrir un cadre de travail mais aussi de détente. J'ai eu de la chance de pouvoir m'installer pas loin du parc de la Charles River Esplanade. Ça contribue grandement à ce côté paisible que je voulais.

Après avoir passé commande, Marley nous presse pour qu'on s'éloigne le plus vite possible de l'endroit. Elle a dû remarquer que je commençais déjà à penser au travail. On continue notre tour du centre commercial et à mesure que le temps passe, les sacs de course commencent à s'entasser et à devenir lourds. On décide d'arrêter les frais pour aujourd'hui et d'aller déposer tout ça dans la voiture de Darren avant d'aller chez moi.

Il est quinze heures passées et en sortant du bâtiment c'est comme si je revenais dans le monde "normal" alors qu'à l'intérieur j'étais dans un monde à part avec mes meilleurs potes. On a rit, on s'est amusés et même disputés pendant ces quelques heures. On était dans notre bulle à nous.

Mais j'en avais vraiment besoin. Cette journée a été parfaite depuis qu'elle a commencé et j'étais sûr qu'elle allait continuer à l'être. 

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