Chapitre 7
Depuis le magasin, Eddie passa la fin de la semaine au calme. Pas un seul appel, même pour son oncle Wayne. Pas de nouvelle, bonne nouvelle, s'était-il répété. À force, le jeune homme avait réussi à se convaincre. Chrissy allait bien. Connard Carver avait réellement fait des efforts et la jeune fille avait enfin le traitement de princesse qu'elle méritait. Tout allait bien dans le meilleur des mondes et Eddie pouvait se concentrer sur la topographie des lieux qui allaient voir s'affronter de nouveaux monstres et ses joueurs du Hellfire Club.
Tout. Allait.
C'était samedi soir, Wayne était parti travailler sa dernière nuit de la semaine. Eddie était seul, et n'attendait personne. Il était tranquille et prenait des notes pour sa campagne, quand des coups secs contre la porte le sortirent de sa bulle.
Pas bien du tout.
Il était près de 22h. Il faisait nuit dehors. Wayne ne pouvait pas être rentré maintenant. Il se passait quelque chose. Eddie posa son crayon et se leva du canapé, clope en bouche, s'approchant de la porte du mobile-home. Il l'ouvrit à la volée, comme pour surprendre un éventuel agresseur, et tomba sur le corps frêle de Chrissy Cunningham, qui maintenait son haut déchiré contre elle pour ne pas dévoiler sa poitrine. Eddie resta choqué par la vision. La cheerleader avait le visage en sang et en larmes, de la terre sur les bras, sous les ongles, ses baskets blanches étaient crottées et son jean troué.
- Cunningham, qu'est-ce que...
Eddie ne put finir sa phrase. La réponse était évidente. Connard Carver était en fait Sale Enfoiré de Connard Carver. Devant lui, Chrissy perdait pieds. Les larmes ruisselaient sur son visage, se mélangeant au sang qui séchait au coin de sa bouche et sur son menton, et elle se mit à rire. Un rire fou, sonore, presque un hurlement. Ses genoux tremblants se dérobèrent sous elle et il la vit tomber sur la marche du perron. Vivement, il se pencha vers elle et la rattrapa sous les aisselles, de peur qu'elle ne chute plus que ça et se cogne. Ses doigts crispés relâchèrent les lambeaux de t-shirt pour venir s'accrocher à lui et Eddie lui poussa doucement la tête contre son torse, l'invitant à lâcher prise.
Tout allait bien. Elle était en sécurité maintenant.
Le rire se transforma en sanglots. Cunningham était à bout. Eddie en eut la gorge nouée, les larmes aux yeux. Comment une fille aussi gentille a pu attirer autant de méchanceté autour d'elle ? Sans bouger des marches, le jeune homme remonta une main dans les cheveux emmêlés de Chrissy, se balançant d'avant en arrière pour la bercer. Il n'était même pas en colère. Carver ne méritait pas qu'il pense à lui. Il ne méritait rien de la part de personne.
- Tout va bien, je suis là, murmura-t-il.
Les sanglots cessèrent bien vite, mais pas les larmes. Eddie était disposé à resté sur le perron aussi longtemps que nécessaire, mais sous ses doigts, la peau frêle de Chrissy frissonnait.
- Viens Chrissy. On rentre, murmura-t-il en se levant doucement, la portant pour l'aider à se remettre debout.
Il sentit les doigts de la jeune fille s'agripper à son t-shirt, sa joue toujours collée à sa clavicule. Elle se laissait manipuler comme une poupée de chiffons, et il put l'entraîner dans le mobile-home sans trop d'efforts. Eddie marcha, Chrissy toujours lovée contre lui, jusque dans le petit couloir qui séparait le reste de la petite maison à sa chambre. Il s'arrêta en chemin et ouvrit une porte qui se trouvait au milieu. D'un mouvement de bras, il fit pivoter la jeune fille, la forçant à le lâcher. Eddie la fit asseoir sur le rabas des toilettes avant de farfouiller dans le petit meuble sous le lavabo. Il en sortit une serviette délavée et la posa sur le panier à linge à côté de la petite cabine de douche.
- Tu ne peux pas rester dans cet état Chrissy... je vais te chercher des vêtements propres d'accord ? En attendant, je t'ai laissé une serviette propre, et tu peux te servir de tous les savons et shampoings disponibles. Prends ce que tu veux, d'accord ? Et si tu as besoin de moi, je suis juste à côté.
Eddie recula pour sortir de la pièce sans quitter Chrissy des yeux.
Lorsqu'elle avait vu Eddie en face d'elle, la jeune fille avait perdu pied. L'adrénaline était redescendue en flèche, et elle s'était senti soudainement vidée de toutes ses forces. Elle avait entendu son sauveur lui parler, lui murmurer des choses, elle l'avait senti la bercer, la réconforter, mais c'était comme si Chrissy était sortie de son propre corps, comme si tout était devenu mécanique. Elle n'était plus capable de réfléchir, d'émettre une seule pensée cohérente. Elle n'était plus qu'un pantin harassé qui avait trop vécu d'un seul coup. S'il avait voulu, Munson aurait pu en rajouter une couche sans problème.
Il n'en avait rien fait. Au lieu de ça, il l'avait amené jusqu'à sa modeste salle d'eau et lui avait fourni de quoi se laver. De quoi tenter d'effacer les traces de tout ce qui venait de se passer. Comme si un simple savon avait ce pouvoir.
Eddie s'apprêtait à refermer la porte derrière lui, mais, comme frappée par le fait qu'elle se retrouvait à nouveau seule avec son angoisse encore trop peu apaisée, elle s'écria :
- Non ! S'il te plait, se reprit-elle, ne ferme pas la porte...
Il s'exécuta, laissant une interstice qui lui permit de voir un petit bout du couloir.
- Je serai dans ma chambre, si tu as besoin. Juste à côté.
Chrissy entendit la porte d'à côté s'ouvrir, alors elle reporta son attention sur elle. Lentement, elle retira les lambeaux de t-shirt plein de boue, dévoilant sa poitrine maigre, errafflée par endroits, ses bras encore un peu bleus là où Jason l'avait frappé la semaine passée. Elle laissa tomber le tissu près des toilettes, et, de ses mains tremblantes, tenta de débouttonner son jean. Elle y parvint avec difficulté, se débarrassant ensuite de ses chaussures et de ses chaussettes.
Quand enfin elle fut nue, Chrissy fut soulagée de constater que le seul reflet qu'elle pouvait obtenir dans cette pièce était celui de son visage, coupé au cou par le petit miroir au-dessus du lavabo. Elle grimpa dans le bac de douche, tira le rideau, et alluma l'eau. Les perles glacées qui jaillirent du pommeau lui firent l'effet d'une pluie de grêle, mais cela ne la dérangea pas. Au contraire, elle se félicitait de ressentir encore quelque chose, même si la douleur n'était pas la sensation qui lui donnerait envie de rester sur cette terre.
Bientôt, les larmes se mélèrent aux gouttes. Chrissy s'appuya contre la paroi rigide et attendit. Maintenant seulement, elle réalisait. Jason avait donc si peu de considération pour elle. Elle lui avait tout donné, tout son temps, tout son amour, tous ses regards, et à chaque fois, elle avait été récompensée par des mots durs, par des gestes, et là par une tentative de viol ? Il n'avait donc aucune considération pour elle ? Ou était-ce elle qui n'avait aucune considération pour lui en lui refusant tout ce à quoi il aspirait ? Après tout, Chrissy était probablement la seule de sa tranche d'âge à se raccrocher à de vieilles traditions. Non. Les traditions n'y étaient pour rien. Au fond d'elle, même athée, Chrissy lui aurait refusé la couche. Elle n'était pas prête, un point c'est tout. Elle le savait, Jason ne méritait pas qu'elle s'allonge pour lui.
La deuxième question qui se posa fut : que dirait sa mère ? Le meilleur parti d'Hawkins venait de se faire larguer par elle. Non, la jeune fille ne pouvait pas y croire. Sa mère exigeait le meilleur d'elle, mais elle restait sa fille, pas vrai ? Si elle lui disait la vérité, ce que Jason avait tenté de lui faire et pourquoi elle lui avait refusé, sa mère serait de son côté ? C'était obligé. Chrissy ne pouvait être aussi peu aimée. Mais peut-être qu'elle voudrait quand même d'elle qu'elle sauve les apparences. En fait, Chrissy n'avait aucune idée de la réaction que pourrait avoir la personne la plus importante pour elle.
En fait, la conclusion était simple : la jeune fille n'avait plus rien à faire sur cette terre. Plus de petit ami, sa mère la regardait de haut et la poussait à bout, et ses notes, bien que très hautes, étaient le cadet de ses soucis. Elle ne ferait pas du cheerleading toute sa vie, et de toute façon, il y avait longtemps qu'elle ne trouvait plus sa place dans l'équipe de fille qui dansait avant chaque match. Aucune d'entre elle ne semblait l'avoir accepté, même en temps qu'amie. Chrissy vivait seule, et elle mourrait seule.
Sans s'en rendre compte, son souffle était devenu court, ses jambes tremblantes s'étaient dérobées sous elle, et elle se tapait la tête contre le mur de la douche, l'eau ruisselante sur son corps et évacuant avec elle la boue. Le souffle court devint des gémissements, puis une longue plainte.
- Chrissy ? appela la voix d'Eddie de l'autre côté de la porte. Tout va bien ?
Elle ne répondit pas et continua de gémir.
- Je... je vais rentrer d'accord ? Mais promis, je ne regarde pas. C'est juste pour que tu ne sois pas seule.
Encore une fois, la jeune fille lui renvoya un silence entrecoupé de sanglots. Elle capta deux bruits de pas qui se rapprochaient du bac de douche, mais pas plus. Avec le rideau, Eddie ne pouvait pas voir son immonde corps. Tant mieux pour lui.
- Tu as besoin d'aide pour quelque chose ? demanda-t-il.
Chrissy renifla. La voix d'Eddie avait eu un effet étrange sur elle. Il n'avait pris aucun ton particulier, et pourtant, il l'avait calmé juste assez pour qu'elle respire à nouveau normalement.
- Je veux disparaître Eddie, gémit-elle.
- Ne dis pas de bêtise, souffla-t-il. Pourquoi disparaître ?
- Parce que je n'ai plus rien à faire ici...
Sa voix mourrut.
- Rien ne me retient.
- Hey, Cunningham, arrête.
Sa voix n'était pas plus forte, mais elle sentit une fermeté dans le ton qui la surprit. Elle l'entendit s'asseoir sur le couvercle des toilettes.
- La vie est un perpétuel recommencement. Plus rien ne te plaît ? Tu n'as aucun but dans la vie ? Tu penses que tu n'as plus d'ami ? Trouve t'en. Trouve ce que tu aimes, rencontres de nouvelles personnes. Le monde est vaste, et il n'y aucun texte qui dit : "Chrissy Cunningham doit rester à Hawkins et ne jamais changer".
- Je suis fatiguée Eddie...
- Je comprends. Mais se reposer et disparaître sont deux choses différentes.
Un bref silence se fit. Chrissy avait mal au coeur. Le chagrin se consumait en elle comme un brasier trop alimenté, et selon elle, rien ne pouvait apaiser la douleur. Les larmes s'étaient remises à couler pour faire sortir le trop-plein, pour l'aider à supporter.
- Je ne sais pas quoi faire maintenant, sanglota-t-elle.
- Repose-toi, suggéra Eddie. Je te laisserai mon lit aussi longtemps que tu le voudras. Tu seras protégée ici, et tu pourras rester aussi longtemps que tu veux.
Chrissy renifla à nouveau. Les larmes s'étaient enfin arrêtées, pour le moment.
- Tu t'es lavée ? demanda le jeune homme. Je t'ai apporté des vêtements propres. Bon, tu auras l'air d'une metalleuse dans des fringues trop larges et qui sentent un peu le mec, mais tu seras bien dedans.
La jeune fille sourit.
- Je suis désolée Eddie, murmura-t-elle. Je n'ai plus la force de rien. Je n'y arriverai pas...
Elle entendit le jeune homme se lever et faire un pas de plus dans sa direction.
- Est-ce que tu acceptes que je le fasse ? demanda-t-il dans un souffle.
La jeune fille ne répondit rien.
- Je vais ouvrir le rideau, d'accord ? Je vais t'aider à te laver. Tu as le droit de me dire non, et j'arrête tout.
Chrissy acquiesça faiblement. Eddie ne l'avait certainement pas vu, mais comme il le lui avait précisé, elle pouvait dire non à tout moment. Le rideau coulissa, la dévoilant recroquevillée dans le bac de douche. Quand elle leva les yeux vers lui, elle ne vit pas de jugement, pas de pitié, pas de haine ni de moquerie. Seulement de la gentillesse. Il s'accroupit pour se mettre à sa hauteur après avoir coupé l'eau, saisi le shampoing et le gel douche.
- Je commence par les cheveux, d'accord ?
Elle ferma les yeux, et Eddie crut voir un imperceptible sourire plisser le coin de ses lèvres. Il lui pencha la tête en arrière, juste assez pour que l'eau et la mousse ne lui coule pas dans les yeux, et commença à frotter pour laver les grandes mèches claires. Chrissy se laissa faire. Les mains du jeune homme étaient douces et passaient lentement entre les paquets de cheveux mouillés. Ils ne tiraient pas, ne lui faisaient pas mal. La pensée que ce qu'elle vivait là, elle aurait dû le vivre tout le temps, la traversa. Les doigs d'Eddie la lâchèrent.
Pendant tout le processus, Eddie lui parlait. Il la prévenait, lui décrivait les choses. "Il sent bon ce gel douche, tu trouves pas ?", "Je fais doucement, t'es un peu errafflée là", "tu me dis si je te fais mal hein", "voilà, je vais rincer, attention les yeux". Il l'avait même séché et habillé.
- Tu veux manger quelque chose ? proposa-t-il quand ils furent enfin sortis de la salle de bain.
- Je n'ai pas très faim Eddie... mumura-t-elle, le regardant ouvrir un frigo à moitié plein.
- Comme tu voudras. En tout cas, si jamais tu changes d'avis, je peux toujours te faire à manger, ou bien tu peux te servir.
- Je veux juste dormir...
Eddie haussa les épaules en souriant. Pas de problème. Il la conduisit à sa chambre et lui expliqua que son oncle travaillait de nuit à l'usine et qu'il serait de retour au matin, et qu'il ne poserait aucune question. En attendant, lui prendrait le canapé et la laisserait dormir tranquille. Rien ni personne ne pourrait venir la déranger sans passer devant le Cerbère qu'il serait. Elle lui offrit en guise de réponse un sourire éreinté, mais apaisé.
Sans plus de cérémonie, Chrissy pénétra dans la petite chambre. Au milieu de la pièce se trouvait un lit double qui permettait tout juste d'ouvrir la porte sans obstacle, une petite table de nuit avec une lampe à la lumière faible et tamisée, un miroir masqué par un bandana, des autocollants et une guitare éléctrique aux formes pointues. Des frigues trainaient un peu partout et un rideau usé masquait la minucule fenêtre en face de la couchette. La jeune fille sourit. Si on lui avait dit un jour qu'elle dormirait dans le lit de l'élève le plus dangereux (sérieusement... dangereux ?) de Hawkins High, elle aurait probablement haussé les sourcils sans y croire.
Mais elle était là, en t-shirt Megadeth et en caleçon, vidée de toute force. Chrissy s'allongea et glissa ses jambes sous la couette, se tourna vers la porte, qu'elle avait laissé ouverte, et sourit à Eddie qui reprenait sa place dans le canapé.
- Bonne nuit Munson, salua-t-elle d'une voix déjà endormie.
Il lui répondit par un sourire et un mouvement de main, et elle éteignit la lumière. Elle s'endormit presque dans la minute, le bras pendant dans le vide.
Eddie travailla sur sa campagne de Donjons et Dragons jusque tard dans la nuit. Il n'avait pas vraiment prêté attention à l'horloge. Mais, alors qu'il s'apprêtait à regagner le canapé après s'être brossé les dents, il trouva une Chrissy toute ébourrifée, la tête dans le frigo qui regardait les yaourts avec intérêt.
- Un souci Cunningham ? lui demanda-t-il.
Chrissy lui sourit tandis qu'il poussait la petite table basse. Il commença à déplier sa couverture pour la nuit quand il l'aperçut refermer le frigidaire, un yaourt aux fraises à la main. Elle lui offrit un sourire, et piqua une petite cuillère avant de se diriger vers le couloir.
- Bah... j'ai faim maintenant.
Eddie eut un rire franc, et se coucha la tête en direction de sa chambre. Tous deux éteignirent la lumière quelques minutes plus tard. Chrissy avait cette sensation d'apaisement en elle qu'elle n'avait jamais connu avant.
Si c'est Eddie l'origine de toute ça, pensa-t-elle avant de refermer les yeux, alors je le garderai après de moi pour toujours.
--------------------
Voilà voilà...
J'avoue je sais pas trop quoi vous dire là. J'espère que ce chapitre vous aura plu ! Chrissy est pas encore sortie d'affaire mais disons que c'est moins pire que le chapitre précédent 😅
Des bisous !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top