Chapitre 47
Dans le camping-car, personne ne parlait. Personne ne se regardait non plus. Même Eddie, dont elle espérait croiser les yeux, fixait un point dans le vide, droit devant lui. Il avait la mâchoire serrée, les doigts crispés sur sa lance de fortune. Lucas observait Max, qui semblait en proie à une grande réflexion. Chrissy, petit rouage au milieu de l'immense machine, se sentait rouillée, défectueuse. Même avec une paire de poings américains dans sa poche gauche et un couteau de chasse dans la poche droite, elle avait la sensation de n'avoir rien à faire là. À l'avant, Steve conduisait en silence, de temps en temps épié par Nancy. Ce soir, personne ne serait seul.
Personne, sauf Chrissy.
Le véhicule tourna à droite dans une rue déserte et plongée dans l'obscurité. Sur la gauche, une aire de jeux pour enfants. Sur la droite, l'immense manoir victorien des Creel, dominante avec ses tours et ses mansardes, ses frises de bois peintes en clair. Si la porte n'avait pas été condamnée puis forcée, la blonde aurait pu croire que le bâtiment était neuf. Pourtant la demeure avait été désertée dans les années 50, lorsque Henry avait trouvé amusant de tenter de décimer sa famille. Le camping-car ralentit. Chrissy se sentit soudainement prise de nausée, et dut déglutir trois fois lorsqu'il se stoppa devant l'allée menant à la maison. Si quelqu'un lui demandait d'ouvrir la bouche, il serait surpris de la voir se répandre sur le sol de l'habitacle. Heureusement, personne ne lui demanda rien.
Lucas ouvrit la porte du véhicule et en sortit, suivi par Max. Chrissy tenta un dernier regard pour Eddie. Il le lui rendit, semblant plus alerte. La nausée se dissipa pour être remplacée par une terreur sans nom. Peut-être était-ce la dernière fois que les deux jeunes gens avaient l'occasion de se regarder. La blonde comprit alors. Cette peur acide n'était pas celle de le perdre, mais de ne pas avoir eu le temps de lui dire tout ce qu'elle ressentait pour lui. Même si elle doutait avoir un mot assez fort pour décrire à quel point elle l'aimait, à quel point elle se sentait elle-même en sa compagnie, à quel point il l'avait aidé sans vraiment chercher à le faire, la blonde aurait aimé pouvoir essayer.
En face d'elle, Eddie lui parlait silencieusement. Chrissy avait la sensation de lire un livre, dans ses yeux. Un journal, plutôt. Une lettre d'au revoir. Ou d'adieu. Le métalleux était aussi terrifié qu'elle. De la perdre, surtout, à en juger par les pupilles larmoyantes qu'elle avait en face d'elle. Lui aussi avait l'air de vouloir lui dire un tas de chose, de lui parler inlassablement. La jeune femme eut soudain envie de descendre du véhicule, et de remonter la rue à toutes jambes pour partir loin, très loin. Au lieu de ça, elle rompit le contact, et descendit du camping-car sans regarder derrière elle. Autant arracher ça comme un pansement. Eddie devait rester concentré, et elle aussi. D'un pas déterminé, elle avança vers la porte du manoir et la poussa, suivie de Max et Lucas.
Dans son dos, la porte du camping-car claqua. Erika se dirigea vers l'aire de jeux, un talkie et une lampe-torche à la main. Le véhicule démarra, et bientôt, la rue fut à nouveau silencieuse. Chrissy entra dans la maison et referma la porte derrière elle, plongeant l'entrée dans le noir. Tout le groupe était équipé de lampes à lumière bleue, moins visible depuis l'extérieur. Chacun allait explorer une pièce à la recherche de Vecna. Là, la lampe se mettrait à clignoter, et ils n'auraient plus qu'à s'installer ici. Sous lui.
Quelques minutes plus tard, Lucas, Max et Erika vinrent la trouver dans une chambre, à l'étage. Max ne tenait plus sa lanterne. Chrissy déglutit. Les choses sérieuses allaient commencer. Le groupe suivit la rouquine jusqu'au milieu du salon, où sa lampe clignotait doucement. La jeune fille inspira longuement, et Chrissy observa son pouce mettre en arrêt le baladeur cassette qu'elle avait encore sur les oreilles. Elle fit glisser le casque autour de son cou avant de s'en défaire. Lucas récupéra l'appareil et le posa près d'elle alors qu'elle s'asseyait en face de la lampe. La blonde la rejoint, et le "jeu" commença. La première à se faire ensorceler gagnait. Chrissy, au fond d'elle, espérait perdre. Si Vecna jetait son dévolu sur elle, Lucas n'aurait rien pour la faire revenir. Ce serait son mental contre celui du sorcier, et même si elle avait eu un aperçu de ce qu'il pouvait lui faire, elle ne tenait pas à ce qu'il aille jusqu'au bout.
Chrissy s'assit à côté de Maxine, et attendit. Lucas faisait les cents pas près d'elles, prêt à bondir et à calmer le jeu. La blonde ferma les yeux, et commença à penser. Vecna ne la prendrait jamais pour cible si elle ne faisait pas un effort. La pensée qu'elle allait devoir déconstruire tout ce qu'Eddie avait mis tant de temps à bâtir, toute la confiance qu'il lui avait insufflé.
Tes côtes devraient être plus saillantes, se dit-elle en tentant de l'entendre avec la voix de sa mère.
Jason a raison, si votre relation a échoué c'est de ta faute.
Tu aurais dû te laisser faire.
Chrissy ouvrit les yeux. Elle était toujours dans le salon obscur. La lumière bleue se reflétait partout autour d'elle, et si la pièce n'était pas aussi délabrée, elle aurait presque trouvé l'endroit romantique.
– Est-ce que ça fonctionne ? Murmura-t-elle.
La blonde tourna la tête vers la droite pour observer Max. Celle-ci soupira, désespérée. Non, tout ceci ne semblait pas fonctionner. Lucas cessa de faire les cents pas et regarda les deux jeunes filles.
– Peut-être qu'il faudrait l'appeler, suggéra-t-il.
– Et puis quoi encore ? Railla Chrissy. Je suis peut-être sans espoir mais pas à ce point.
Un bref silence se fit. La cheerleader ne l'avait pas remarqué, mais dans son dos, la lumière ne clignotait plus. Lucas la fixa avec un sourire qu'elle ne sut déchiffrer.
– En es-tu bien sûre ? Demanda-t-il d'une voix d'outre-tombe.
Chrissy ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne put en sortir.
- Tu es sans espoir, Chrissy, insista Maxine. Toi, et tous tes amis, êtes sans espoir. Tu as pu te convaincre que la vie était belle, mais au fond de toi tu sais que tu ne vaux rien, que ta mère a raison, que Jason est la seule chose que tu mérites.
- Et encore, fit Lucas en s'approchant d'elle, la peau de son visage tombant en lambeaux. Quels amis ?
Chrissy eut envie de hurler. Non seulement ça avait fonctionné, mais un peu trop bien. Elle n'avait rien remarqué, mais elle était prise au piège dans sa propre imagination. Elle n'avait pas eu besoin de trop se forcer, ni même de vraiment croire à toutes les saloperies que sa mère et ce démon de Jason avaient réussi à lui mettre en tête.
- Parce qu'au fond de toi, expliqua Vecna, transformant le corps de Lucas en une enveloppe à usage unique qui tomba au sol comme un vieux chiffon, tu n'as jamais cessé d'y croire.
La blonde recula en direction de l'encadrement de la porte du salon, cherchant la fuite, tandis que Vecna s'avançait vers elle. Dans son dos, la porte d'entrée était condamnée. Les fenêtres n'existaient qu'en trompe-l'œil, et elle se rendit rapidement compte qu'elle n'avait aucun moyen de se sortir de là. Elle allait devoir y aller de front, et battre seule le sorcier. Mais comment faire ? Il était là, dans sa tête, l'enfermant dans une spirale qu'elle maitrisait de moins en moins. Chrissy regardait le visage de cette chose immonde qu'était Vecna. Ses yeux opaques, blancs, sa peau comme brûlée, son nez inexistant qui ne subsistait que par deux cavernes, sa bouche pincée, ses longues griffes qui lui faisaient office de doigts. Vecna était un cauchemar vivant.
Chrissy inspira, et ferma les yeux. Vecna continuait de marmonner des horreurs pour faire flancher la blonde, mais elle riposta. Elle aussi était dans sa propre tête. Si elle avait un tas de mauvais souvenirs, elle en avait aussi des bons. Le joint dans la forêt, à côté d'Eddie. La tendresse dont il avait fait preuve et qui avait compensé tout le mal que Jason lui avait fait quelque temps plus tôt, ses regards. Ses doigts qui se promenèrent sur les siens alors qu'il lui expliquait comment caresser les cordes de sa guitare. Ses yeux à nouveau, brûlants de désir pour elle. Sa bouche qui la dévorait, ses mains qui la caressait. Tout l'amour qu'ils ressentaient l'un pour l'autre sans jamais avoir eu vraiment l'occasion de le vivre pleinement. Chrissy n'avait jamais rêvé ça. Elle vivait pour ça.
Quand elle ouvrit à nouveau les yeux, elle était toujours plongée dans l'hallucination provoquée par le sorcier maléfique. Vecna avançait sa main vers elle pour tenter de la tuer, mais Chrissy sourit. Le décor se changea en un vaste champ de désolation. Le ciel était rouge sang, de grosses pierres semblaient flotter dans l'air. Voilà où il avait transporté son esprit, en réalité. Chrissy n'avait jamais été prisonnière de sa tête, mais de celle de Vecna. Alors qu'elle allait tenter de lui porter un coup, les premières notes d'une mélodie retentirent.
"Finished with my woman 'cause she couldn't help me with my mindPeople think I'm insane because I am frowning all the timeAll day long, I think of things but nothing seems to satisfy"
Paranoid, la chanson de sa vie. La mélodie préférée de Chrissy. Lucas tentait de la sortir de là car Vecna allait trop loin. Dans le dos du sorcier, le décor sembla se déchirer pour laisser entrevoir le salon du manoir, plongé dans le noir. La voix de Lucas se superposa à celle d'Ozzy, l'implorant de revenir à elle.
Chrissy sourit. Ses mains plongèrent dans les poches de sa veste à la recherche du couteau de chasse, et jubila intérieurement lorsqu'elle sentit la garde sous ses doigts. Vecna l'avait enveloppé toute entière dans son hallucination. La blonde était prisonnière, mais avec toutes ses armes. En plus de ça, le cheerleading l'avait rendu rapide, et endurante.
D'un coup sec, la jeune femme tira sa lame de son fourreau et l'abattit dans le trapèze de Vecna, enfonçant son couteau dans une chair tendre. Elle n'attendit aucune réaction de sa part, mais le sorcier eut un mouvement de recul. Chrissy retira la lame aussi rapidement qu'elle l'avait planté, et contourna son adversaire pour entamer sa course vers la faille vers le monde réel. Paranoid défilait toujours, résonnant dans cette réplique sombre du Monde à l'Envers. Dans son dos, elle entendit Vecna grogner. La blonde se fit violence pour rester concentrée et oublier sa peur. L'envie de se retourner pour vérifier que son ennemi ne la suivait pas la démangeait, mais le temps lui était précieux. Il fallait qu'elle se sorte de là avant qu'il ne reprenne le dessus.
Elle y était presque. C'était trop facile. Chrissy esquissait un sourire alors que ses jambes la rapprochaient un peu plus de la réalité. Vecna lui avait envoyé des rochers, des souches d'arbre, mais chaque fois, la jeune femme avait joué sur son agilité pour les esquiver. Finalement, le sorcier l'avait à peine ralenti.
– Ch-Chrissy ! S'écria une voix masculine, qui se répercuta partout.
La blonde frissonna. Elle reconnaissait cette voix entre mille. Sans s'en rendre compte, ses jambes ralentirent.
– Eddie ? murmura-t-elle.
– Chrissy ! Aide-moi...
Elle se retourna, observa autour d'elle. La musique tournait toujours, mais d'un coup, c'était comme si quelqu'un avait posé un oreiller dessus. Elle n'avait d'attention que pour la voix d'Eddie, suppliante, douloureuse, et introuvable.
Quand Chrissy reporta son regard sur la faille, elle ne vit que l'obscurité, et au milieu, un corps qui tressautait. Le visage de l'agonisant se tourna vers elle et la supplia du regard. Eddie avait la bouche pleine de sang, les yeux vitreux, et le teint pâle. Elle fit un pas vers lui et il toussa une gerbe de sang.
Chrissy allait se précipiter sur lui quand elle eut un éclair de lucidité. Elle était toujours prisonnière dans sa tête. Eddie n'était pas avec elle. Il était sain et sauf, elle en était sûre. Enfin, pour le moment. La jeune femme avait beau être lucide sur ce qui était en train de se passer, elle ne put s'empêcher de ressentir cette tension. Quelque chose de mauvais aller arriver d'ici peu.
Les notes de Paranoid se coupèrent pour passer à la chanson suivante, et Chrissy secoua la tête. Dans son dos, Vecna marchait lentement vers elle. La blonde lui jeta un regard glacial, et reprit sa course vers la faille, qu'elle franchit d'un saut.
Son corps s'effondra sur le sol, rattrapé de justesse par Lucas. Chrissy haletait, déboussolée.
– Ça va ? Lui demanda-t-il.
– Oui, je crois, peina-t-elle à répondre.
Chrissy prit trente secondes pour se remettre sur pied, et commença à s'avancer en direction de la sortie.
– Où tu vas ? Murmura le basketteur à son attention.
– J'ai un mauvais pressentiment. Il va arriver quelque chose à Eddie, et je dois aller l'aider.
– Mais... Chrissy c'est dangereux...
– Je suis armée, trancha-t-elle, et tu maitrises parfaitement la situation ici. Tout ira bien, je serai vite revenue.
Lucas ne répondit rien. Chrissy se tourna pour faire face à l'entrée de la pièce, mais se stoppa nette. Devant la double porte du vieux salon se tenait Jason, les mains enfoncées dans les poches de sa veste de basket, la mâchoire serrée.
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