Chapitre 3

Eddie les conduisit au diner sans un mot, écoutant sa cassette d'Iron Maiden en souriant. Ils se garèrent sur le parking près d'un quart d'heure plus tard et s'installèrent dans le restaurant encore typique des années 50, près de la fenêtre. Le jeune homme parcourut à peine des yeux la carte, tandis que Chrissy s'attarda sur chaque plat.

- Rappelle-toi Cunningham, pas de culpabilité ce soir, ordonna Eddie. Tu prends ce que tu veux, c'est moi qui offre.

Elle hocha la tête, se mordillant les lèvres.

- Comment ?.. commença Eddie.

La cheerleader leva les yeux du menu.

- Comment tu en es arrivée à ça ? À... être aussi maigre.

Chrissy déglutit, le regard fuyant. Malheureusement pour elle, la lumière de la pièce lui renvoyait son reflet sur la vitre. Elle ne pouvait pas s'échapper. Elle se regarda attentivement. C'est vrai. Elle avait les joues creuses, plus de poitrine, et si elle passait une main dans sa veste de cheerleader, elle pouvait effectivement compter ses côtes sans les voir. Eddie avait ce pouvoir : elle ne pouvait que se voir comme elle était, et non pas comme les autres la voyaient.

- En fait quand ma mère a vu tout mon potentiel dans la danse, elle était très fière. Et puis j'ai commencé à prendre de la poitrine, à grandir. À avoir des hanches plus larges...
- Ouais, normal quoi, répondit le lycéen en posant son menton sur son poing fermé, attentif.
- Comment ça ?
- Bah c'est pas comme ça que ça se passe, la puberté chez les filles ?

Il marquait un point. Effectivement, c'était comme ça qu'elle l'avait perçu au début. Sa pensée se stoppa. Pouvait-elle vraiment lui dire tout ce qu'elle avait sur le coeur ? Après tout, ça n'était pas comme si elle n'était pas au courant du problème. Mais les troubles qu'elle vivait au quotidien avait été plantés dans sa tête par sa mère, et Chrissy les avait arrosé elle-même. À présent que les petites graines avaient poussé et laissé place à toute la mauvaise herbe qui la rongeait, elle ne savait plus comment déraciner tout ça. Et c'était très difficile de tout admettre. Très difficile d'affronter son propre regard. Mais Eddie était comme sa safe place. Il voulait qu'elle ne se juge pas. Qu'elle comprenne qu'elle était en sécurité avec lui. Pourquoi garder ça secret alors ?

- C'est ce que je pensais, reprit-elle. Il y a ce qu'on apprend dans les livres, et ce que les parents nous disent. Ma mère... ma mère m'a dit que je prenais du volume parce que je mangeais trop. Elle a commencé à vérifier l'étiquette de chaque vêtement que je m'achetais, et quand je prenais une taille au-dessus de d'habitude, elle me privait de manger. Elle a commencé à compter chaque chose que je mangeais et à me punir pour chaque écart. Et à force... À force j'y ai cru. Alors je l'ai aidé.
- En te faisant vomir.

Chrissy gardait la tête tournée vers la vitre, mais Eddie put voir dans son reflet les larmes qui revenaient au galop aux coins de ses yeux.

- À force, ça m'a pourri la tête. Ma mère ne me dit presque plus rien. Elle ne m'a jamais réprimendé pour faire autant de mal à mon corps, au contraire. Elle me félicite à chaque kilo perdu, me menace à chaque kilo repris.

Eddie ne répondit rien. Son poing s'était serré sous son menton, et il pouvait sentir le métal de ses bagues lui rentrer dans la paume. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-on à se point empoisonner son enfant ? Comment Carver pouvait-il la conforter dans ce comportement ? Il avait toujours était persuadé qu'il était un crétin fini, mais de se rendre compte qu'il en rajoutait une couche en restant passif lui donnait envie de quitter la table pour aller lui mettre son poing dans la gueule.

Chrissy renifla et tourna ses yeux rouges pour capter les siens. Eddie se redressa, déglutit.

- Comment tu fais toi ? demanda-t-elle soudainement.
- Comment je fais quoi ?
- Pour te foutre à ce point de l'avis des gens ? Pour être aussi... toi.
- Tu l'as dit toi-même, je me fous de l'avis des autres. Depuis le collège je suis un paria, trop bizarre, avec des goûts de sataniste, qui tue probablement des vierges dans sa cave le samedi soir...
- Et ?
- Bah j'ai pas de cave, lâcha-t-il, faisant rire Chrissy aux éclats.
- Non vraiment.
- Bah déjà il faut savoir qu'aimer le métal et les jeux de rôle ne nécessitent pas de sacrifices humains. Ce sont juste des goûts qui sortent de ce que les gens appellent l'ordinaire. Et à force, j'ai compris que de toute façon, les gens jugeraient toujours les autres, que quoi que je fasse, je serai regardé de travers. Regarde toi... je dis pas que les ponpons et l'uniforme c'est de la merde, mais tu prends ça tellement à coeur que tu as bousillé ta santé pour être bien vue, et pourtant même les gens les plus proches de toi te jugent. Tout ça pour dire que ça sert à rien de se flageller pour les autres : il y aura toujours quelqu'un pour te regarder de travers.

Un silence se fit. Chrissy regardait Eddie comme s'il était un messi. Ses yeux n'étaient plus rouges, son regard bien moins coupable. Elle était telle qu'il voulait la voir : intéressée, satisfaite.

- De toute façon, renchérit-il, je suis certain que les gens jugent les parias dans mon genre parce qu'on n'a pas honte de se montrer tel que nous sommes. Ils sont jaloux parce que nous nous aimons en dehors des cases.

Tout le long de son monologue, Chrissy l'avait regardé avec des yeux en soucoupe. Il avait raison, au fond d'elle elle le savait, mais plus encore, elle découvrait qui était vraiment cet adolescent un peu loufoque qu'elle avait encouragé au concours de talent de son collège. Elle découvrait un homme avec de l'assurance, des yeux perçants et des goûts assumés. Chrissy ne l'avait jamais jugé, et à présent elle l'admirait.

Le silence se fit, la jeune fille ne sachant quoi dire après une tirade pareille. Heureusement pour elle, la serveuse vint prendre leur commande. Chrissy regarda Eddie commander un triple cheeseburger avec une grande boisson et des frites. Comment pouvait-il enfourner tout ça et rester aussi plat ? Où rangeait-il toute sa nourriture bon sang ?

- Mademoiselle ? appela la serveuse alors que la cheerleader regardait dans le vide.

Chrissy sursauta et la regarda. Elle haussa un sourcil, attendant sa réponse. D'un côté, son vendre hurlait. De l'autre, son coeur tambourinait dans sa poitrine, angoissée à l'idée de prendre un seul gramme.

- Rappelle-toi, murmura Eddie. Tu es en sécurité ici. Je te ne jugerai pas. Ne te juge pas non plus. Tu as faim ? Mange.

C'était vrai. Chrissy avait faim. Très faim. Trop faim. Elle ne pourrait pas se gaver de toute façon, mais elle pouvait au moins, pour une fois depuis des années, manger ce qui lui ferait plaisir.

- Un double pour moi, avec une petite portion de frites et de l'eau ! finit-elle par répondre, le sourire aux lèvres.

Le sourire candide de Chrissy, toute contente d'écouter son estomac plutôt que sa raison, le fit fondre.

- Pourquoi tu souris comme ça Eddie ? demanda la jeune fille sans faire disparaître sa joie.
- Parce qu'on va manger comme des cochons et que ça va nous faire un bien fou ! s'exclama-t-il, se tapant allègrement le ventre.

La lycéenne détourna le regard, sa joie s'évaporant. Instinctivement, elle rentra sa tête dans ses épaules et baissa les yeux vers son ventre.

- Eh, Cunningham, appela le metalleux, pas de pression on a dit. T'as été raisonnable. Et tu n'es pas obligée de finir si tu n'as plus faim. Ok ?

Elle acquiesça. C'était vrai, elle avait faim. La pointe de culpabilité était toujours là, dans un coin de sa tête, et elle tentait de tout faire pour faire taire la voix.

Chrissy regarda Eddie triturer ses bagues, n'osant dire un mot. De temps en temps, il saisissait une de ses longues mèches désordonnées et en observait les pointes. Quand il levait la tête et croisait son regard curieux, elle lui sourit, gênée. Il répondit à son sourire, ne sachant quoi penser.

Heureusement pour eux, la nourriture arriva rapidement. Eddie marmonna un "bon appétit" et croqua à pleines dents dans son burger. Chrissy l'imita, prenant une plus petite bouchée. Dieu que ça faisait du bien. Elle se repentirait à l'église plus tard. Un bon burger, ça ne pouvait que lui être bénéfique. Elle ferma les yeux, savourant le steak, les cornichons et la sauce. Quel plaisir.

Eddie s'apprêtait à croquer une nouvelle fois dans sa nourriture, mais devant lui, Chrissy avait fermé les yeux, le sourire aux lèvres. Il se foutait de cette fille. Enfin il s'en foutait. Pas vraiment. Mais au final, même s'il avait eu une attirance pour elle au collège, elle restait une personne mystérieuse qui avait grandi loin de lui. Ses problèmes lui faisaient un peu mal au coeur, mais bon, chacun ses casseroles non ?

....

Non, l'auto-persuasion ne fonctionnait pas sur lui. Ça lui faisait extrêmement plaisir de la voir savourer un repas. Ses trais étaient détendus. Il n'y avait pas une once de culpabilité sur le visage de la lycéenne, et Eddie en était plus que ravi. Chrissy était magnifique. Et la voir se sustenter sans pression, engouffrer autre chose qu'une petite salade avec trois tomates et deux rondelles de concombres qui se battaient en duel, ça le remplissait d'une joie assez incomparable.

Comme tout avait été dit, les deux jeunes gens mangèrent dans un silence presque religieux. De temps en temps, Eddie s'amusait à lui piquer une frite. D'abord, la cheerleader l'avait laissé faire, timide. Une première fois, puis une deuxième. La troisième, elle lui avait lancé un coup d'oeil faussement outré. La quatrième, elle lui avait assené une petite tape sur la main. La cinquième, ce fut elle qui appela Eddie :

- Eh, c'est pas un de tes potes du Hellfire Club ? dit-elle en pointant la porte du diner du doigt.

Le metalleux avait sauté à pieds joints. Il s'était retourné, et avait tout juste eu le temps de constater que la sortie que Chrissy avait pointé était en réalité une sortie de secours. Quand il l'avait à nouveau regardé, elle avait la main plongée dans son cornet à lui, une petite poignée de frites en main. En riant, elle l'avait enfoncé dans sa bouche, l'air de dire "récupères-les si tu peux". Eddie avait fait les gros yeux, et avait fini par rire. Il préférait cette Chrissy insouciante et décomplexée à celle qui contentait tout le monde sauf elle. Au prix de sa propre santé même.

Le repas se termina doucement. Eddie termina les restes de la cheerleader, qui calée, laissa la fin de sa boisson et un quart de burger. Ils restèrent un moment à table, Chrissy regardant par la fenêtre, une main posée sur le ventre. Eddie regardait ses bagues, lui lançant un coup d'oeil de temps en temps.

- Tu es sûre que ça va ?
- J'ai un peu mal à l'estomac, avoua la jeune fille.
- Ca peut se comprendre. Tu n'as pas dû manger une telle quantité depuis longtemps.
- Pourtant j'ai l'impression que...

Elle se tut.

- Que ?
- Que mon corps sait quoi faire de tout ce que j'ai englouti. Que ça n'a pas servi à rien.

Elle lui sourit. Le jeune homme déglutit. Avait-il vraiment chaud aux joues actuellement ? Etait-il vraiment, lui, Eddie Munson, en train de rougir devant une fille ? Probablement oui.

- Oh mince ! s'écria-t-elle soudain. Il faut vraiment que je rentre chez moi par contre, ma mère rentre bientôt de sa soirée avec mon père, et même si elle est au courant que je devais être à la soirée des sportifs, elle m'a donné seulement la permission de minuit...
- Allons-y alors ! Avant que mon carrosse ne se re-transforme en citrouille.

Chrissy rit. Voir Eddie Munson, le mec le plus bizarre du lycée (d'après les autres toujours) faire une comparaison à Cendrillon, c'était amusant.

Le van du dealer la déposa dans sa maison, en plein quartier chic, près de vingt minutes plus tard. Les lumières étaient éteintes, elle avait donc eu la chance de rentrer avant sa mère. Tant mieux. Elle salua Eddie de la main, sourire aux lèvres, et pénétra dans sa maison.

Aux anges, repue, elle monta dans sa chambre, soupirant de bonheur. Retirant ses chaussures avec ses pieds, elle alluma la lumière, tombant nez à nez avec Jason. Le sourire que son petit-ami affichait était mauvais, ironique.

- Jason ? Mais comment-
- Tu devrais apprendre à verrouiller tes fenêtres Chrissy, répondit-il, glacial.
- Jason...
- Je t'avais dit de ne pas t'approcher de lui. Je te l'avais dit, et tu ne m'as pas écouté.

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Allez, le bal des connards est ouvert ! Le capitaine de la soirée ? Jason Carver mesdames et messieurs !
J'espère que malgré cette fin qui annonce bien des problèmes, le chapitre vous a plu.

N'hésitez pas à me faire part de votre avis, ça me motive, m'aide à m'améliorer, parfois ça me donne des idées aussi (les petites théories et les expectations ça me botte de fou pour orienter mon histoire, même si j'en reste la seule écrivaine et que je vais garder ma ligne conductrice).

Merci à toutes celles qui ont commenté jusqu'ici, ça me fait hyper plaisir de vous lire ❤️
Des bisous !
Alice

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