Chapitre 28
On était au début de l'après-midi. Chrissy avait beaucoup dormi, repoussant au maximum le moment où elle se lèverait et constaterait qu'elle était vraiment seule. Elle n'avait quasiment rien mangé, économisant au maximum la nourriture, tout en se promettant de manger un repas normal le soir, comme elle en avait pris l'habitude. Elle verrait même pour manger au moins les trois quarts de sa portion. Elle voulait qu'Eddie soit fière d'elle. Que si un jour il décidait de la toucher, qu'il ne sente pas ses côtes. Qu'il ne voit pas les os de ses hanches pointer sous sa peau. Elle voulait qu'il voie une femme avec des formes, séduisante, pas un squelette digne d'un précis d'anatomie. Chrissy n'avait pas faim pour le moment, mais elle prit tout de même le temps de regarder ce qui se trouvait dans les placards. Peut-être qu'elle pourrait tenir une liste des produits à remplacer pour la prochaine fois qu'Eddie viendrait la ravitailler.
Devant le placard des sucreries (dans lequel elle trouva des Twinkies et ses barres préférées Reese's), elle sourit. D'ordinaire, aussi privée avait-elle été dans le passé, Chrissy se serait jetée sur le contenu qu'elle venait de trouver. Ça lui était rarement arrivé, heureusement ou pas, mais les fois où elle avait compensé ses innombrables vomissements par un gavage malsain, elle s'en était beaucoup voulu. Évidemment, ça avait entretenu la spirale. La jeune fille était heureuse. Elle ne mangeait pas autant qu'elle le devrait, et paniquait parfois devant son assiette, mais au moins, les encouragements et la présence d'Eddie l'avait aidé à ne plus se faire du mal. C'était aussi pour ça qu'il lui manquait. Eddie était son seul ami, mais aussi la seule personne à vouloir son bien. Grâce à lui, Chrissy s'était poussée chaque jour à être en meilleure santé. Elle craignait, maintenant qu'il était seul, à retomber dans ses vieilles habitudes et à se dégrader encore plus qu'avant.
Pour la forme, Chrissy mangea une barre de chocolat, puis s'affala devant la télé, à un volume baissé. Il n'y avait pas beaucoup de voisins aux alentours mais il ne valait mieux pas alerter les promeneurs et les pêcheurs qui étaient au lac. Elle zappait les chaînes, s'attardant deux minutes sur une émission pour ménagère (les téléachats, non merci), puis passant sur une sitcom débile. Bon sang qu'elle détestait ces séries où Brandon, Janet et Dwayne vivaient un triangle amoureux tordu, quand Dwayne hésitait entre elle et Brenda (ou bien était-ce Vanessa ?). Beurk. Elle zappa à nouveau sur la chaîne d'informations locales, zappa encore, puis revint en arrière.
Le reportage était lugubre : le caméraman montrait sa reporter analyser ce qui semblait une scène de crime. Chrissy trouva le principe horrible : les coroners n'avaient même pas encore enlevé le corps démembré de... était-ce Fred Benson ?!! La jeune fille se redressa d'un coup, augmentant le volume de deux points afin d'entendre mieux ce que racontait la journaliste, visiblement ravie d'avoir un scoop (encore une fois, quel irrespect).
- "le corps de ce jeune homme a été retrouvé il y a une demi-heure sur la route menant à Forest Hill Trailer Park."
Chrissy retint sa respiration. Derrière la journaliste, elle voyait Nancy Wheeler, bouleversée, regarder le corps de son acolyte avec des yeux vides. Que faisaient-ils ici ? La réponse lui vint rapidement en tête : évidemment qu'ils étaient venus jusque chez les Munsons pour enquêter sur sa disparition. La lycéenne avait envie de hurler. Elle ne s'en voulait pas d'avoir trouvé refuge chez Eddie, mais le lot de problèmes qu'elle avait apporté avec elle la désolait. Elle ne voulait pas avoir honte d'Eddie. Elle ne voulait pas se cacher d'être son amie. Eddie n'était pas un pestiféré, et elle avait tenté de le montrer. Malheureusement, ça avait agi comme un feu et sa disparition était une grande bouffée d'air : personne n'avait vu Chrissy depuis des jours et tout le monde pointait du doigt Eddie. C'était forcément ça.
- "...ne Munson, qui vit dans un des mobiles-home de ce parc, affirme que son neveu Eddie n'y est pour rien, même si à cette heure il demeure toujours introuvable. D'après Nancy Wheeler, qui accompagnait la victime, Eddie Munson serait le dernier à l'avoir vu en vie."
Merde. Non. Chrissy ne put s'empêcher de verser une larme. Eddie allait encore avoir des ennuis. Elle s'attendait à ce que la journaliste, qui devait faire partie de ces personnes à croire que le métal était une musique satanique, attaque son ami d'une minute à l'autre et suppose qu'il était l'auteur du meurtre. Mais la jeune fille connaissait Eddie. Le corps inerte et démembré de Fred ne laissait aucun soupçon : le métalleux était incapable de faire une chose pareille. Il n'avait aucun mobile, et qui serait assez horrible pour briser ses os de la sorte ? Même la légitime défense n'était pas suffisant pour commettre ce genre de crime. C'était monstrueux, et monstrueux n'était pas un mot qui caractérisait Eddie Munson.
Chrissy coupa la télé, et s'allongea sur le canapé, observant le plafond d'un œil absent. Les larmes coulaient sur ses tempes, s'arrêtant dans ses oreilles, et elle réfléchissait. Où pouvait être Eddie ? Que faisait-il ? Elle n'avait aucune réponse, et n'avait pas la force pour trouver une supposition logique. La jeune fille renifla avant de se redresser. Elle retourna dans la cuisine, accroupie pour pas que quelqu'un l'aperçoive à travers les fenêtres, et récupéra son talkie. Eddie lui avait dit qu'ils resteraient sur la même fréquence alors elle ne toucha à rien et se contenta d'enfoncer le bouton latéral.
– Princesse Peach appelle Mario, dit-elle, tentant de faire de l'humour pour détendre un peu l'atmosphère.
Eddie lui avait conseillé de trouver un surnom, quelque chose qui dissimule son identité si quelqu'un venait à tomber sur cette fréquence. Elle relâcha le bouton et attendit, mais aucune réponse ne vint.
– Merry appelle Pippin ? Répéta-t-elle.
Encore une fois, rien. À nouveau, les larmes montèrent aux yeux de la jeune fille.
– Eddie, murmura-t-elle d'une voix étranglée.
Mais aucune réponse ne vint. Eddie avait disparu sans laisser de trace et elle n'avait plus aucun moyen de le joindre. La route était trop longue pour qu'elle revienne au centre-ville. Il lui faudrait au moins un vélo mais elle n'était pas sûre d'en trouver un dans la remise. Il fallait qu'elle se calme, avant que sa respiration ne commence à se saccader. Elle devait pleurer en silence, ne pas se faire remarquer. Chrissy se releva une fois passée dans le salon, et fouilla dans son sac pour y prendre son baladeur cassette et le casque qui allait avec. Elle rentra la cassette de Master of Puppets, la rembobina, et mis le casque sur ses oreilles avant de lancer la musique. Il fallait qu'elle se calme. Qu'elle respire.
Comment Eddie avait fait, il n'en savait foutrement rien. Quand il était sorti de la forêt, de l'autre côté du parc, il avait remarqué que Nancy n'était plus devant chez lui. Wayne était sorti faire une course avec son pick-up, alors Eddie avait attrapé ses clés de voiture et avait foncé à toute allure. Il avait contourné le corps avec son van, les mains tremblantes, et avait abandonné son véhicule au centre-ville, là où tout brouillait les pistes : devant l'ancien Starcourt, toujours parsemé de banderoles pour interdire le passage après l'incendieincendit de l'été dernier. Plus personne ne venait ici, il était passé inaperçu.
La gorge serrée, les larmes ruisselantes sur ses joues, il avait évité tous les quartiers bondés et avait rejoint la forêt entourant Lover's Lake à pied. Et maintenant il était là, à chercher dans quel sens aller pour trouver le chalet de Rick la Fumette.
Chrissy avait fini par s'apaiser. Elle tournait en rond comme un lion en cage, tentant toutes les cinq minutes de communiquer avec Eddie. Mais la radio ne répondait jamais, alors elle la reposa et attendit à nouveau. La jeune fille devait se faire une raison : Eddie ne lui répondrait plus avec ce moyen de communication. Elle était sans nouvelles et le resterait tant qu'il ne viendrait pas ici. Dans le doute, elle devait trouver une arme qu'elle pourrait emporter avec elle. Pas question d'être prise par surprise. Chrissy sortit par l'arrière de la cuisine, vérifiant que personne ne se trouvait à proximité ou sur le lac et pourrait la voir. Elle se faufila rapidement dans le hangar à bateau et contourna la barque qui se trouvait au milieu. La lycéenne promena ses doigts sur l'établi, soupesant un marteau qui traînait dessus. C'était probablement la meilleure arme qu'elle trouverait ici, mais elle aurait peu d'allonge. Elle devrait risquer un combat au corps à corps. Ceci dit, la jeune fille était danseuse, pas combattante. Si elle se faisait prendre par surprise, le marteau serait parfait. Elle le glissa dans sa ceinture avant de se retourner pour sortir, quand elle entendit un craquement à l'extérieur du hangar.
Le cœur de Chrissy fit un bond dans sa poitrine. Il n'y avait aucune voix, la personne était seule. La jeune fille était immobile au milieu de la pièce, visible de tous. Il fallait qu'elle bouge, qu'elle se cache au moins. De plus en plus paniquée, Chrissy évalua la pièce des yeux. Les pas semblaient se rapprocher rapidement du hangar, elle n'aurait pas le temps de se mettre à couvert. En revanche, près d'elle traînait une rame. Elle avait failli se prendre les pieds dedans en entrant, elle pourrait s'en servir pour assommer l'intrus, ou pour le faire tomber. D'un mouvement rapide, elle se jeta dessus, la saisit à la volée et s'approcha de la porte, se cachant du côté où la porte la masquerait.
Les pas s'approchèrent encore. Pour Chrissy, qui respirait lentement pour ne pas se faire entendre, cela lui parut une éternité. Elle retint son souffle lorsque le loquet de la porte grinça, et que le grand panneau de tôle commença à bouger. Pendant une seconde, elle ferma les yeux, ne bougeant pas d'un pouce. La porte continuait de s'ouvrir mais la personne ne sembla pas faire de mouvement brusque. Comme si elle aussi cherchait à se faire la plus discrète possible. Chrissy ouvrit les yeux. Personne n'avait bougé. Une seconde plus tard, elle entendit un pas, mais aucune silhouette ne se profilait devant elle. Ses doigts se crispèrent sur le bois de la rame. Elle était prête. Dès que la porte se refermerait, elle frapperait de toutes ses forces.
Un pas de plus. La frustration et la peur lui donnèrent envie de sauter sur l'intrus et de l'assommerassomer de face, quitte à se faire voir depuis le lac. C'est alors que Chrissy se rendit compte de son erreur. Elle s'était habitué au léger bruit que faisait la musique. Celle de son casque, qu'elle n'avait pas mis en pause. Casque qu'elle avait juste laissé tomber autour de son cou, et dont la mélodie résonnait légèrement dans la pièce. La personne derrière la porte savait qu'elle était là. Chrissy n'avait pas le dessus sur l'autre. Elle était prise au piège comme une biche devant des phares. Mais son ennemi ne savait pas qu'elle était armée. La jeune fille pouvait encore renverser la situation. L'homme, elle le devinait à l'odeur de sueur masculine et d'eau de Cologne, fit un pas de plus.
Le gond de la porte grinça à nouveau et Chrissy saisit sa chance. Elle brandit la rame et frappa un grand coup avec, projetant son adversaire au sol. Heureusement pour lui, la jeune fille avait peu de force, mais la grimace de douleur sur son visage la conforta dans le fait qu'elle lui avait fait mal.
- Ch- Chrissy ! C'est moi !
Le deuxième coup resta en suspens. Par terre dans la poussière, Eddie se frottait le crâne, les cheveux en bataille. Il leva ensuite les yeux vers elle, mais elle put remarquer qu'il avait du mal à faire le point. Le coup de rame l'avait presque assommé grâce à la lourdeur de l'objet. Chrissy lâcha sa rame et s'agenouilla devant lui, un sourire désolé aux lèvres.
- Pardon Eddie, s'excusa-t-elle en portant une main à son front pour constater l'étendue des dégâts. J'ai eu tellement peur...
- Je me fais aucun souci pour toi en tout cas, gémit-il. Tu m'as pas raté...
Chrissy voulut répondre, mais sa voix resta coincée dans sa gorge. Elle avait tant de choses à lui dire. Elle aurait dû être heureuse de le voir, même, de l'avoir avec elle, mais en sachant la nature de sa visite, elle ne put qu'être triste et angoissée. Qu'allait-il advenir de lui ? Hawkins l'avait déjà mis au ban pour une raison stupide (ses goûts et son père), la mort de Fred Benson allait juste enfoncer un peu plus le clou.
- Je suis désolée Eddie... sanglota-t-elle.
Eddie se redressa et la regarda. Chrissy tentait de sourire pour le rassurer, mais c'était peine perdue. Elle ne parvenait pas à se calmer. Les images de Fred se superposaient à sa rétine. Eddie était innocent. L'homme en face d'elle n'aurait pas fait de mal à une mouche. Pourtant, la jeune fille était certaine que toute la ville allait entamer une chasse à l'homme pour lui faire payer un crime qu'il n'avait pas commis.
Les doigts du métalleux se faufilèrent le long de sa taille et il se rapprocha d'elle. Chrissy leva ses yeux vers lui tandis qu'il lui souriait. D'un bras, enserrant sa taille, il la colla contre lui, collant son oreille à son torse et posant son menton contre ses cheveux.
- Je ne resterai pas longtemps Chrissy, je ne dois pas te mettre en danger...
À l'entente de ces mots, la lycéenne tenta de riposter et de s'éloigner, mais rien n'y fit. Il la tenait trop fermement contre lui, et elle ne put que lui assener de minuscules coups de poings dans les côtes.
– Ne dis pas n'importe quoi, rétorqua-t-elle sèchement. Je veux que tu restes. On sera en sécurité tous les deux. Et s'il faut on s'en ira ensemble.
– Je ne veux pas que les gens te fassent du mal à cause de moi.
- Et si tu me laisses seule je te garantis que je rejoindrais la chasse à l'homme pour te casser la gueule moi-même.
Eddie eut un rire franc.
- Ça c'est ma Chrissy.
– Ne pars pas Eddie. J'accepte ta galère avec joie si ça me permet de la vivre à tes côtés.
– Alors je reste. Je suis désolé pour tout, mais tu vas devoir me supporter.
Chrissy se laissa aller contre le torse d'Eddie. C'était tout ce qu'elle voulait entendre.
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