9. Pourquoi ? (version éditée)
Avec mille précautions, Alyssandra saisit le journaliste sous les aisselles et le bascula sur le flanc, dans l'espoir qu'il évacue plus commodément l'eau qui pouvait encore obstruer une partie de ses poumons. Il se passa plusieurs minutes avant qu'il réagisse au changement de position. Sa respiration était toujours sifflante, mais elle prenait plus d'ampleur. Quand Woody fut pris de quintes de toux déchirantes, la jeune femme serra les dents. Elle savait bien que c'était extrêmement douloureux pour lui, mais c'était aussi un réflexe nécessaire. Elle se sentait impuissante à soulager sa souffrance.
Elle aurait tellement voulu pouvoir l'aider d'une manière ou d'une autre. Démunie, elle ne pouvait que lui tenir la main. Avec un peu de chance, peut-être percevait-il sa présence. Lorsque les quintes se furent un peu calmées, Alyssandra le mit sur le dos. Puis elle laissa courir ses mains sur le corps du reporter pour tenter d'évaluer son état. Il allait attraper la mort si elle le laissait comme ça. Sa chemise et son gilet étaient trempés et glacés. Il fallait les lui ôter au plus vite.
Alyssandra déboutonna les vêtements et se glissa derrière son codétenu. Elle souleva son torse et l'appuya contre ses genoux repliés. C'était assez malaisé, compte tenu de la stature de Woody, mais elle réussit à faire glisser le gilet et à lui ôter sa chemise gorgée d'eau. La peau du journaliste était glacée malgré la température ambiante. Il fallait le réchauffer à tout prix et vérifier son oxygénation. En l'absence de couverture et de chauffage, rien ne serait plus efficace que de partager sa chaleur corporelle. Elle écarta ses genoux repliés et étendit ses jambes de part et d'autre du bassin du journaliste tandis qu'elle entourait son torse de ses bras. Elle l'attira contre elle pour qu'il appuie son dos contre sa poitrine, puis recula jusqu'au mur. Elle entreprit ensuite de lui frictionner les bras, le dos et le torse tour à tour pour activer la circulation sanguine. Au bout de quelques minutes, elle sentit qu'il se réchauffait au contact de son corps et elle le garda enlacé contre elle.
Au bout d'un long moment, le journaliste émergea de sa prostration et grogna avant de basculer sa tête en arrière contre l'épaule d'Alyssandra. D'une voix méconnaissable, rauque, il souffla :
— Jessi ?
— Chuuuuut ! Ne parlez pas, Woody. Économisez-vous. Tout va bien.
— Vous... vous allez... bien ?
— Moi ? Mais pourquoi vous...
— Ils ne vous... ont... rien... fait ?
Bon sang, il se préoccupait d'elle alors que c'était lui qui avait été torturé ! Il n'avait quand même pas fait ça pour détourner l'attention de leurs geôliers ? Il n'était tout de même pas suffisamment idiot pour tenter de faire diversion dans l'espoir de sauver une inconnue ?
Voulant en avoir le cœur net, Alyssandra posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Que vous voulaient-ils ?
— Je... je ne sais pas.
— Vous ne leur avez pas donné de renseignements ? Ils ne vous ont pas posé de questions ?
— Ils ne m'ont... rien demandé... de plus que... la fois précédente.
— Pourquoi avez-vous fait ça, Woody ?
— Fait quoi ?
— Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Pourquoi n'êtes-vous pas resté de votre côté de la cellule ? Ils ne venaient pas pour vous. Pourquoi les avoir attaqués ?
— Je ne sais pas, c'était un réflexe.
— C'était de la folie ! Ils auraient pu vous tuer pour ça !
— Je ne pouvais pas les laisser faire... sans rien tenter.
— C'était de l'inconscience !
— Non, c'était... instinctif.
Plus émue qu'elle ne voulait le reconnaître, la jeune femme le serra contre elle en murmurant :
— C'était stupide, mais... merci !
— Je ne regrette pas. Si c'était à refaire, je recommencerais.
— Je vous l'interdis ! C'est dangereux pour vous... et ça ne servira à rien.
— Comment ça, à rien ? Vous savez bien qu'il nous faut gagner du temps.
— Vous croyez vraiment qu'un jour ou deux vont changer grand-chose ?
— Nous pouvons être secourus à tout moment, Jessi.
— Ou dans six mois... ou deux ans.
Le journaliste laissa retomber sa tête sur sa poitrine avec un soupir. Alyssandra se mordit la lèvre. Elle venait de lui faire perdre l'espoir d'une libération prochaine alors qu'il n'était pas en état d'entendre la vérité. Elle aurait mieux fait d'entretenir ses illusions. Une fois de plus, elle avait parlé sans réfléchir, en oubliant qu'elle s'adressait à un civil. Quelle idiote !
Quelques minutes plus tard, elle sentit que Woody redressait la tête et, à sa grande surprise, il fut secoué d'un rire nerveux. La jeune femme sourit. Bien, il reprenait du poil de la bête ! C'était bon signe !
— Vous savez quoi ?
— Non. Dites-moi.
— C'est bien la première fois que je me retrouve dans les bras d'une femme, entre ses cuisses, sans rien pouvoir faire !
Alyssandra ne put se retenir et pouffa comme une adolescente.
— Vous êtes vraiment intenable ! Un véritable obsédé !
— Que voulez-vous ? Il faut bien essayer de détendre l'atmosphère.
— Vous faites toujours le guignol comme ça ?
— Non, mais c'est plus fort que moi. Quand je suis avec une jolie fille, j'essaie toujours de la faire rire !
— Vous ne savez même pas si je suis jolie, vous ne m'avez pas vue !
— Non, mais je le sais. Je l'ai entendu...
— Vous l'avez entendu ? Décidément, l'eau a dû vous diluer le cerveau, ironisa Alyssandra.
Woody se tourna à demi vers elle et reprit avec une voix sérieuse :
— Pour une fois, je ne plaisante pas, Jessi. Vous êtes belle ici, là et encore là, ajouta le journaliste en posant son doigt sur la tempe, les lèvres puis sur le cœur de la jeune femme.
Les effleurements du journaliste produisirent l'effet d'une décharge électrique sur Alyssandra. Et c'est la voix tremblante d'une émotion inexplicable qu'elle chuchota :
— Je ne vois pas ce qui vous fait dire cela.
— Vous vous êtes inquiétée pour moi, vous avez pris soin de moi et vous faites passer ma sauvegarde avant la vôtre. Vous n'êtes pas égocentrique ni superficielle.
Alyssandra resta quelques instants sans voix, très émue par la tirade du reporter. Mais elle se reprit quand elle entendit Woody asséner d'une voix plus enjouée :
— Au fait, Jessi... je préférerais nettement qu'on échange nos positions.
— Pas question !
— Hé ! Je vous rappelle que c'est moi l'homme ! C'est moi qui suis censé vous prendre dans mes bras pour vous réconforter !
— Même pas en rêve ! Vous ne bougerez pas tant que je ne serai pas certaine que vous n'allez pas me faire une noyade sèche.
— Ah, ces femmes... toujours à vouloir jouer les infirmières...
— Je pourrais en dire autant sur vous. Ah, ces hommes... toujours à vouloir jouer au docteur !
— Touché ! Nous, les mâles, nous n'avons aucun secret pour vous ! railla le reporter.
— Fermez-la, Woody, et reposez-vous !
Le journaliste ne se fit pas prier. Il était épuisé et sa gouaille n'était qu'un moyen de cacher son état à sa codétenue. Il sentait bien qu'elle s'inquiétait pour lui. Il se laissa glisser entre les bras d'Alyssandra et s'endormit contre la jeune femme, la joue posée sur son ventre. Inquiète à l'idée que le supplice qu'il avait subi puisse provoquer une noyade secondaire chez le journaliste, Alyssandra resta éveillée, surveillant l'apparition d'éventuels symptômes.
Tout en restant attentive à la respiration du reporter, elle laissa ses pensées vagabonder. Cet homme avait voulu la protéger. Ce n'était pourtant ni son père ni son frère. Il n'était même pas de sa famille ! Elle n'était qu'une inconnue pour lui et, pourtant, il avait mis sa vie en danger pour détourner l'attention des shebabs. Cela faisait tellement longtemps qu'elle était habituée à ne compter que sur elle-même pour sa sécurité... Douze ans ! Douze années qui lui avaient enseigné qu'elle ne pouvait faire confiance à aucun homme en dehors de son père et de son frère.
Immanquablement, elle pensa à ce jour où son univers avait basculé. Ce jour où elle avait quitté l'insouciance de l'enfance et où elle avait pris conscience que les garçons pouvaient représenter un danger, tant physique qu'émotionnel. Cet après-midi-là, elle avait appris à ses dépens que les plus faibles subissent la volonté des plus forts et qu'elle ne pouvait compter que sur elle-même.
Dans le silence de la cellule, elle se remémora cet événement, qui avait creusé les fondations de sa vie actuelle et qui était à l'origine de son entrée dans l'armée.
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