Chapitre 27 - Peeter
Deuxième Partie : Révolution
Lorsque Faustine arrête le magnétophone, c'est comme si la pièce venait de se vider de son air. Abasourdis, nous restons tous silencieux dans le salon, à court de mots devant l'horreur, devant l'inimaginable.
Jamais je n'aurais pu penser que l'homme qui m'a battu toutes ces années, pouvait ne pas être mon père. Pourquoi m'aurait-il infligé toute cette souffrance sans ça ? Connaissait-il vraiment ma mère ? Si Henry ne m'avait pas adressé cette photo de Faustine, j'aurais vécu toute mon existence sans amour, sans joie, sans personne. Et maintenant, j'apprends que le vrai responsable est précisément celui qui nous a séparé elle et moi, celui qui l'a battu et torturé, celui qui est à l'origine de tout.
Et Miles et moi l'avons laissé nous échapper pour rien.
A cette heure-ci, il a peut-être paisiblement rejoint le Gouvernement et se prélasse tranquillement dans son lit, bien à l'abri dans sa Tour. J'enrage quand je pense que, quelques heures auparavant, nous l'avions sous la main.
Je l'aurais tué. De mes propres mains.
Cet homme n'est pas mon père. Ce n'est qu'un rebut, un débris, un déchet de l'humanité qui ne mérite pas de vivre. Je n'aurais aucune culpabilité à mettre fin à ses jours, car cela reviendrait à mettre fin au calvaire de toutes ses victimes.
Mais ce que je trouve le plus révoltant dans les révélations de May, c'est que tous les Uniques aient pu être envoyé comme du bétail dans des Centres où on les a empoisonné pour les rendre stériles, inoffensifs, isolés, tout en les obligeant à servir le Gouvernement.
Il vaudrait presque mieux ne pas leur dire la vérité. A quoi bon savoir qu'en vérité, ils n'étaient pas Uniques ? Qu'ils auraient pu avoir un Partenaire ou un enfant ? Qu'ils auraient pu continuer leur vie accompagnés de leurs familles et de leurs amis ? Ils ne pourraient pas rattraper le temps perdu, ni fonder une famille. La plupart d'entre eux, d'entre nous, mourra après la quarantaine à cause de l'abus de ces produits qui empoisonnent notre eau et notre nourriture depuis tant d'années.
Je réalise que je suis probablement stérile moi aussi. Même si je n'ai passé qu'un an dans le Centre d'entrainement de la Milice, il est fort probable que je sois déjà incapable de procréer. Mais ça n'a plus d'importance non plus, puisque Faustine ne pourra pas avoir d'enfants.
Nos vies n'ont plus de sens.
Toute la société est construite autour de deux points importants et ancrés dans nos vies depuis toujours : le travail et la famille. L'Orientation et le Partenaire. On nous dresse le portrait d'une vie bien rangée et tracée, sécurisée, aseptisée, contrôlée. On va à l'école, on passe la Révélation, puis on va travailler, on fonde une famille et l'existence continue son cours jusqu'à la mort.
Nous sommes des pions. Des pions que le Gouvernement contrôle à sa guise, et balai d'un revers de main lorsque les pions sont défectueux. En ce moment même, le Gouvernement massacre des centaines de milliers de vies à travers le monde en espérant faire tomber les pions imparfaits, sans se rendre compte que cela n'empêchera pas d'autres de se développer. Toute cette tuerie est aussi inutile qu'abominable.
Depuis que j'ai rencontré Faustine, j'ai affronté bien plus que tout ce que je pensais possible dans une vie. J'ai survécu à une attaque de la base, mené une mission suicide, été enfermé vivant sous terre, réussit à échapper à la Résistance et au Gouvernement... tout ça pour quoi ?
Faustine est finalement la Partenaire de Jake, officiellement. Nous ne pourrons jamais avoir une famille. Le Gouvernement ne nous laissera jamais en paix. Rien de tout ça n'a de sens. Et je me demande si, finalement, ça valait le coup de faire tous ces efforts.
Mais un simple coup d'œil à Faustine qui m'observe avec appréhension, et je sens mon cœur vide se remplir à nouveau. Je ne peux pas baisser les bras. Je ne peux pas abandonner. Ni me plaindre alors que cette fille qui me regarde avec inquiétude, cette fille qui a tout affronté pour me trouver, cette fille qui m'aime, a perdu tout ce qu'elle avait.
J'essaie de la rassurer d'un sourire mais les muscles de mon visage sont si contractés que je n'arrive pas à les bouger. Alors je cligne des yeux, en signe d'apaisement.
Je vois ses épaules retomber légèrement et Faustine hoche imperceptiblement la tête à son tour, en signe d'assentiment. On en parlera plus tard.
Autour du salon, les réactions sont toutes très différentes. Miles a les yeux perdus dans la vague et semble réaliser l'ampleur de la situation. Lui aussi a passé des années dans des Centres et il doit se savoir condamné. Et avec lui, toutes les personnes qu'il a connu.
Maggie pleure silencieusement dans son coin et Jake regarde alternativement chacun d'entre nous. Lorsqu'il croise mon regard, il s'empresse de baisser les yeux. Bien. C'est déjà ça. Je n'ai pas confiance en Jake. J'attends toujours le moment où il essaiera de reconquérir Faustine. Pas besoin d'être un devin pour voir qu'il est complètement amoureux d'elle. Je l'ai compris dès que je l'ai vu sur le parking. En sachant que le Gouvernement lui a accordé sa plus grande volonté, il aurait tout intérêt à nous trahir à nouveau.
Enfin, Myla se contente de regarder droit devant elle. Nous n'aurions pas dû les mettre dans la confidence. En dehors de Miles et Faustine, je soupçonne tout le monde d'être enclin à nous dénoncer à tout moment.
Le silence commence à devenir de plus en plus pesant. Je n'en peux plus d'attendre que l'un de nous se décide à prendre la parole. Pas étonnant que nous soyons au centre de cette histoire, puisque les autres attendent toujours que nous prenions des décisions à leur place. Inutile de se demander comment le Gouvernement est parvenu à exterminé une partie de la population et à dicter à l'autre moitié sa conduite dans le facilité la plus totale.
Je prends le magnétophone sur la table et le brandit devant tout le monde.
-Nous allons remettre ceci aux Centres du Gouvernement. Les Uniques décideront eux-mêmes de ce qu'ils voudront faire quand ils apprendront la vérité.
-Tu ne peux pas simplement déclencher un cataclysme sans te préoccuper de ce qui se passera ensuite, proteste Myla.
J'ai envie de lui balancé qu'elle n'a pas le droit à la parole. Mais entretemps, je prends conscience que Miles ne réagit pas du tout à ce que je viens de dire, alors qu'il est d'habitude assez prompt à réagir.
-Pourquoi pas ? intervient Faustine d'une voix neutre. Ce que nous proposons aux Uniques, c'est ce qu'ils n'ont jamais eu auparavant : nous leur donnons le choix de réagir à leur manière. Ceux qui voudront se révolter et attaquer le Gouvernement le feront. Les autres seront libres de faire ce qu'ils veulent.
-Le libre-arbitre ? s'exclame Myla comme si Faustine venait de dire quelque chose d'hilarant. Tu crois que c'est ça qui sauvera l'humanité ? Laisser le choix aux gens de faire ce que bon leur semble ?
Un éclair de colère passe dans les yeux de Faustine tandis qu'elle remet une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Mais elle reste parfaitement calme et sous contrôle.
-C'est vrai que de la part de quelqu'un qui manipule les autres à sa guise, la notion de libre-arbitre doit paraître désopilante.
La tension monte d'un cran dans la pièce mais permet au moins à Miles de sortir de sa transe. Il fronce les sourcils en regardant l'assemblée avant de se lever.
-Je suis d'accord avec Peeter et Faustine. Notre rôle est de révéler ce que nous savons aux Uniques. Ensuite, il appartiendra à chacun de choisir sa voie. Et vous deux, poursuit-il en désignant Myla et Jake, vous n'avez pas droit au vote. Je vous rappelle que je vous ai tous les deux sauvés la vie alors que vous avez kidnappé ma fille.
Des exclamations fusent tout autour de la table du salon mais Miles garde son calme.
-Oui, Faustine est ma fille. Voilà un secret de plus à ajouter dans notre grande Révélation. Le Système n'est pas fiable. Nous pouvons le tromper à tout moment. Mais je ne vous apprends rien, vous êtes tous ici des experts dans l'art du mensonge et de la manipulation, pas vrai ?
Il s'adresse surtout à Maggie, Myla et Jake. Mais je sens de la frustration dans sa voix. Il me faut un moment pour repasser la conversation entre Faustine et May dans ma tête, de son point de vue, afin de comprendre ce qu'il a dû ressentir quand... J'oubliais que Miles ignorait totalement ce qui s'est passé dans la Tour. Il vient d'apprendre, à demi-mots, ce que sa fille a subi.
Comme s'il lisait dans mes pensées, Miles se tourne vers moi.
-Nous n'aurions jamais dû faire confiance à la Résistance. Nous n'aurions jamais dû relâcher Jay. Et je ne te demande pas la permission, mais je te préviens, la prochaine fois que je vois cet enfoiré, je le tue de mes mains.
-Et je t'aiderais, je renchéris pour lui faire comprendre que je me fiche qu'il soit mon géniteur.
C'est un parasite. Un parasite que l'on doit éliminer.
-Vous n'allez rien faire du tout, coupe Faustine.
A son tour, elle se lève et nous regarde tous. Puis elle récupère le magnétophone dans ma main avant de le montrer à tout le monde.
-Ceci, est à moi. Je déciderais seule de la suite des évènements. Je ne soumets pas ma décision au vote.
Elle range le magnétophone dans sa poche et s'approche de la porte du salon.
-Je vais me coucher. Eviter de vous entretuer ou d'élaborer des plans inutiles. Nous aurons besoin de toutes nos forces demain.
Sur ce, elle quitte la pièce et je l'entends monter les escaliers. Dès que je perçois le claquement de sa porte, je me lève à mon tour. Je ne me donne pas la peine de saluer les autres et quitte la pièce sans un regard. En montant les escaliers, j'entends Miles donner ses ordres pour ce qu'il reste de la nuit. Ils devront tous rester dans le salon pour dormir, sous sa surveillance, ce qui me va parfaitement.
En arrivant dans le couloir du haut, je trouve soudain étrange de parcourir la maison de Faustine comme si je la connaissais. Je sais que sa chambre se trouve au fond du couloir à droite. Pas parce qu'un rai de lumière passe sous sa porte. Mais parce que je sais intuitivement où elle se trouve, elle.
Je frappe doucement à la porte et actionne la poignée. Faustine est bien là, assise en tailleur sur le lit et tient fermement un coussin contre elle.
-Je peux entrer ? je demande doucement.
-Bien sûr.
Je pénètre avec déférence dans sa chambre, comme si j'entrais dans un temple.
J'ai comme l'impression de faire une intrusion dans sa vie privée. Je regarde autour de moi en découvrant chaque détail avec intérêt. Dans un coin, il y a une photo de Faustine, Jake et Rune. Une autre photo du trio se trouve aussi sur son bureau, à côté d'un cliché de Maggie et Henry.
Le parquet est impeccable et le papier peint éclatant. Tout semble parfait. Aussi parfait que devait l'être sa vie auparavant. Je l'imagine sans peine avoir des fous rires avec Rune sur le lit ou travailler avec assiduité à son bureau. J'essaie de ne pas penser au fait que Jake, en bas, a partagé avec elle beaucoup plus de choses que moi. Qu'il passait par cette fenêtre pour la rejoindre. Peut-être même tard le soir. Mon cœur se serre à l'idée qu'ils auraient peut-être dû finir ensemble en fin de compte.
-Viens t'asseoir, dit-elle au bout d'un moment.
Elle tapote le lit à côté d'elle et décroise ses jambes en s'allongeant.
J'hésite à peine une seconde avant de la rejoindre. Je n'ai pas l'impression d'être à ma place ici, mais dès que je m'allonge et que nos mains s'entrelacent, la sensation disparait.
Nous restons un moment silencieux, côte à côte, à fixer le plafond. Quand je tourne la tête vers elle au bout d'un moment, je remarque qu'elle me regarde avec intensité.
-Je t'aime, lâche-t-elle d'un coup, sans prévenir, et mon cœur s'emplit de chaleur.
Sur le moment, je ne sais pas quoi dire. Je sais que c'est difficile pour elle d'admettre ses sentiments. Je comprends le poids de ses paroles et leur signification. Je me redresse alors en m'accoudant et en me penchant vers elle.
-Pourquoi maintenant ? je demande plein d'espoir.
-Parce que demain, j'aurais peut-être oublié jusqu'à ton nom. Mais j'ai besoin que tu saches ce que je ressens. Que tu en sois persuadé. Parce que je regrette de ne pas l'avoir dit plus tôt alors que je l'ai su au moment où je t'ai vu. Parce que je ne sais pas encore ce que nous allons faire demain et que ma seule certitude, c'est que je ne veux pas être séparée de toi.
Elle fronce légèrement le nez à la fin de sa déclaration, comme si elle était gênée d'être aussi démonstrative. Mais la situation n'a rien de niais. Son honnêteté me touche au plus profond de mon être.
-Tu ne m'oublieras plus, je réponds doucement. Et nous resterons ensemble. Parce que, moi aussi, je t'aime.
Faustine rougit et je vois bien qu'elle est franchement embarrassée. Ce n'est pas le genre de fille à aimer les déclarations d'amour et les histoires à l'eau de rose. Elle a vécu trop de choses pour se soucier de ces rêveries insipides. Mais je sais que ses sentiments sont réels et qu'il y a un moyen pour que nous soyons liés. Que nous nous appartenions l'un à l'autre, par choix. Ce que Jake n'aura jamais.
Je sors de ma poche une longue chaîne en argent, où l'anneau de promesse est toujours suspendu. Je détache le collier et laisse le bijou glisser dans ma main. Faustine se redresse et fronce les sourcils.
-Tu t'en souviens ? je demande avec espoir.
Elle ne semble pas certaine. Je la vois qui tente de creuser dans ses souvenirs encore embués par le sérum. Mais l'expression de son visage change et ses joues deviennent écarlates. C'est ce genre de réaction qui la rend complètement unique. Ce genre de réaction qui fait que c'est elle et personne d'autre.
-Je m'en souviens, confirme-t-elle timidement. Je ne savais pas que tu l'avais toujours. Je croyais l'avoir perdu quand j'ai été emmené...
Elle n'arrive pas à finir sa phrase et je prends sa main pour couper court à l'évocation de son enlèvement. Pour l'instant, il n'y a qu'elle et moi qui compte.
-Est-ce que tu veux bien te lier à moi ? je demande en gardant mon souffle.
Elle acquiesce tout en me laissant passer la bague à son doigt.
Faustine fixe l'anneau un long moment, sans savoir comment réagir, avant de sourire.
-C'est toi que je choisis, confirme-t-elle en se penchant pour que nos lèvres se touchent.
Quelques minutes plus tard, Faustine est dans mes bras, allongée sur mon torse. Je caresse doucement ses cheveux et son dos, alors que mon esprit bat la campagne. Je rêve d'une vie différente, où nous aurions pu vivre heureux et tranquilles. Une vie en pleine nature, à vivre simplement. Comme lorsque nous étions dans les bois.
-Qu'est-ce que tu veux faire de l'enregistrement ? je demande au bout d'un moment.
-Je pensais le donner au Sergent Snowden, où qu'il se trouve. Ou aller voir Jérémie et Rune pour m'assurer qu'ils vont bien. A partir de là, je déciderais à qui le remettre.
-Et ensuite ? Tu sais que ces révélations vont détruire le Gouvernement et le Système tout entier.
Elle acquiesce contre ma poitrine et soupire.
-Si le Gouvernement s'éteint, un autre le remplacera. Ce message desservira probablement la Résistance qui s'emparera alors du pouvoir. Je ne veux pas être là pour voir ça.
-Tu n'as pas peur que les Uniques décident de se venger en terrorisant le reste du peuple ? Et si nous commettions une erreur en informant tout le monde d'un coup ? Après tout, c'est eux qui ont les armes...
-Qu'est-ce que tu veux faire ? ironise-t-elle. Demander à être reçu par le Gouverneur pour en discuter avec lui et trouver une solution ?
Un silence s'abat et j'ai l'impression que Faustine réfléchit sérieusement à cette idée.
-Tu ne penses quand même pas...
-Mais si ! En fait, ce serait parfait que le Gouverneur soit le premier au courant. Il est à l'origine du Système, il pourra peut-être trouver comment l'améliorer sans détruire la vie de milliers de personnes.
-C'est lui qui est à l'origine de tout ça, je lui rappelle doucement.
Elle soupire à nouveau et enfouie sa tête dans mon cou.
-Je sais... Je ne pense plus clairement, je suis épuisée.
Je tends alors le bras pour éteindre la lumière et l'entoure entièrement de mes bras.
-Dors, dans ce cas. Je veille sur toi.
En quelques minutes Faustine est complètement happée par le sommeil. Son souffle devient régulier et son corps se détend.
Tandis que moi, je réfléchis à la possibilité d'un face à face avec le Gouverneur.
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