C'est étrange de me retrouver là.

Devant la porte de cette maison que je connais depuis toujours, je me sens plus nerveux que jamais. Je sens le regard de Miles dans mon dos alors qu'il me fixe depuis la voiture. Je n'ai pas intérêt à gâcher ma dernière chance de rattraper mes erreurs.

Je réalise que depuis cette foutue Révélation l'année dernière, je n'ai fait qu'accumuler les mauvaises décisions. Et je dois maintenant affronter le regard de celle qui a perdu le plus par ma faute.

Je frappe trois coups sonores à la porte et recule d'un pas. L'attente est insupportable.

Mais bientôt, la porte s'ouvre sur Maggie qui ouvre de grands yeux en m'apercevant. Je peux presque imaginer Miles m'intimant de ne pas tout faire foirer. Alors je me compose un visage détendu et sourit de façon convaincante.

-Bonjour, Madame James.

Son expression change et elle lève le menton en m'étudiant attentivement. La ressemblance avec Faustine est frappante lorsqu'elle adopte cette attitude de défi.

-Je t'ai vu si souvent escalader la maison pour entrer par la fenêtre de la chambre de Faustine, que je me demandais si tu savais frapper aux portes.

Je ris nerveusement en passant une main dans mes cheveux.

-Heu... ouai. Je n'avais pas réalisé que vous saviez que je venais...

Comme quoi, je suis bien moins malin que ce que j'imagine. Les parents de Faustine n'ont jamais rien dit pour mes visites inopinées et j'ai bêtement pensé qu'ils ignoraient ma présence alors qu'en réalité, ils se contentaient de fermer les yeux.

-Allez, entre, dit-elle en ouvrant plus largement la porte. Viens me dire ce qui t'amène ici.

Je jette un rapide coup d'œil à la voiture garée un peu plus loin dans l'allée et la suit à l'intérieur. Elle m'offre une tasse de thé que je refuse et nous nous installons dans le salon. Je regarde un peu partout, mais je ne vois personne, ni aucune caméra. Mais ça ne veut rien dire.

Elle n'a pas l'air surprise de me voir. Aussi, notre soudaine disparition n'a peut-être pas encore été rendue publique. Je ne cris par victoire pour autant. Le temps joue toujours contre nous.

-Et bien, j'ai pensé qu'il serait de bon ton de m'introduire officiellement, je commence en me souvenant des paroles de Miles. Je voulais vous rencontrer personnellement avant la cérémonie des Liens.

Elle continue de m'étudier avec attention, ne laissant rien transparaître d'autre qu'une curiosité soutenue. J'ai presque l'impression qu'elle retient un sourire.

-Nous voulions venir après la Révélation, mais on nous a assigné directement une maison. Je vous donne notre adresse.

Je sors un papier de ma main, le déplie soigneusement et le lui tends. C'est la véritable adresse de « notre » maison. J'espère que Maggie va comprendre pourquoi je la lui donne.

-D'accord, soupire-t-elle. Où est Miles ?

Stupéfait, je recule légèrement et plisse les yeux. Mais elle me devance à nouveau.

-Cette mascarade a assez duré. Je ne suis plus sous surveillance. Tu peux dire à Miles de venir. Je pense que vous avez des choses à me dire.

Sans répondre, je lui fais un signe de tête et me lève pour aller à la fenêtre. Je fais signe à la voiture et les portières s'ouvrent aussitôt. Quelques secondes plus tard, Myla et Miles nous rejoignent dans le salon... accompagnés de May.

Cette dernière est toujours attachée et bâillonnée, mais la rage dans ses yeux est toujours aussi présente. Son visage cramoisi affiche toute la haine qu'elle ressent. J'évite son regard. Après tout, c'est à cause d'elle que nous en sommes là. C'est elle qui m'a manipulé en jouant avec mes émotions pour arriver à ses fins.

-Où est-ce qu'on peut l'enfermer ? demande Myla qui la tient par le bras.

-Mettez-là dans la buanderie, au fond du couloir.

Alors que Myla quitte la pièce en entrainant May de force, Miles et Maggie s'affrontent du regard. Il y a quelque chose entre eux que je ne comprends pas. L'ambiance devient de plus en plus étrange à mesure que le silence s'épaissit.

-Bonjour Maggie, lâche finalement Miles avec flegme.

-Miles, répond-t-elle avec un peu plus de froideur dans la voix.

Pourquoi ai-je la sensation de me retrouver au milieu de retrouvailles non désirées ? Qu'est-ce qu'il se passe entre ces deux-là ?

-Est-ce que vous prendrez du thé ? demande-t-elle enfin en reprenant son rôle de maîtresse de maison à la perfection.

Faustine détestait cette habitude et je comprends pourquoi.

-Non, plutôt du whisky pour moi, réponds Miles.

-Tu ne devrais pas boire, réplique Maggie.

-Il y a longtemps que je n'ai plus besoin de ton avis.

Sa réponse jette un froid et Myla entre dans la pièce à cet instant. J'ai presque envie de la remercier de choisir ce moment précis pour faire son apparition.

-Bonjour, dit-elle en tendant la main à Maggie. Je suis Myla. Je me suis occupée de votre fille dernièrement.

-Jolie formulation, ironise Miles en levant les yeux au ciel.

Myla lui lance un regard lourd de sens et il se contente de soupirer en regardant ailleurs. Je voudrais être n'importe où sauf ici. Mais c'est peut-être ma chance de réparer mes erreurs. De m'impliquer suffisamment pour aider les gens que j'ai blessés.

-Bon, ça arrive ce whisky ? s'agace Miles.

-Tu sais où il se trouve. Ah, mais non ! J'oubliais que tu as disparu de ma vie il y a près de dix-huit ans.

Miles ricane et je décide de couper court à ce règlement de compte auquel je ne comprends rien.

-On devrait aller s'asseoir, je propose en les poussant vers le salon.

Puis je vais vers le placard du fond pour sortir la bouteille de whisky. Je connais cette maison par cœur et particulièrement la cachette pour les bouteilles d'alcool. Cela me rappelle une soirée que nous avons passée à la cascade avec Rune et Faustine. Mais j'ai l'impression que c'était il y a mille ans.

-Fais comme chez toi, me lance Maggie.

Je me demande si elle insinue quelque chose d'autre que mon simple geste. Est-ce qu'elle sait que j'ai volé de la nourriture pendant que je courrais les rues ? Est-ce qu'elle m'en veut ?

-Je pense qu'il faut que tout le monde se calme.

La voix de Myla nous apaise tous immédiatement. J'ignore comment elle fait, mais c'est terriblement efficace. Je rapporte le verre de whisky sur la table basse devant Miles et m'assoie sur un fauteuil.

Le fauteuil d'Henry.

C'est comme si tout dans cette maison me rappelait à quel point j'ai déconné. Mon cœur se serre douloureusement quand je pense au fait que Faustine ne reverra plus jamais son père à cause de moi. Et de la harpie qui se débat dans la buanderie.

-Bien, maintenant que nous sommes là, venons-en au fait, poursuit Myla. Je commence.

Elle se tourne vers Maggie qui lâche enfin Miles du regard.

-Madame James, je travaillais en tant qu'agent double auprès du Gouvernement et de la Résistance. Je connaissais bien votre Partenaire, j'ai déjà travaillé avec lui. C'est pour ça que Faustine compte beaucoup à mes yeux. Et aussi parce que, je suis la cousine de Jérémie.

-Le Partenaire de Rune ? s'étonne-t-elle. Le monde est petit...

-De plus en plus petit, confirme Miles avec irritation.

J'ai envie de rire, mais je me retiens de justesse.

-Bref, reprend Myla en jetant un regard noir à Miles, nous avons besoin de votre aide. Mais je vous dois d'abord la vérité.

Elle nous balaie du regard et poursuit :

-A tous.

Nous acquiesçons et la laissons continuer sans rien dire.

-Il n'y a pas de bonne façon de vous l'annoncer alors je vais simplement le dire : Faustine a subi plusieurs traumatismes à la Tour dont elle ne se remettra jamais. Le but était de tester ses gênes et de déterminer ce qui la rendait différente des autres. De comprendre pourquoi son ADN a évolué différemment de la plupart de la population.

-Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ? enrage Miles.

-Bois ton whisky et laisse-la parler, lui balance Maggie.

Il s'apprête à répliquer à son tour mais Myla poursuit sans leur laisser le temps de répondre. Dans le même temps, Miles vide son verre cul-sec et se resserre. J'ai presque envie de lui demander de me servir un verre.

-Je ne peux pas vous dire ce qu'elle a vécu. C'est trop... trop... Je ne peux rien vous dire. Ce ne serait pas juste pour Faustine. C'est elle qui décidera ce qu'elle voudra vous révéler.

J'ai envie de lui dire qu'elle ne s'en souvient pas, que si elle ne nous dit rien, on ne saura jamais ce qu'elle a vécu. Mais au fond, je n'ai pas vraiment envie de savoir. Je me souviens encore de son regard affolé sur scène, de son corps couvert de bleus, de la façon dont elle tremblait de peur.

-Au départ, le Gouvernement voulait la tester, récupérer ses résultats, l'envoyer à la Révélation pour la décréter Unique afin de prouver que le Système ne commet pas d'erreurs. Et puis, il aurait suffi d'organiser son assassinat et de le masquer en accident. En tant qu'Unique officielle, personne ne se serait intéressé à sa disparition.

-Alors pourquoi le gouvernement a-t-il décidé de mettre ces deux-là ensemble ? demande Miles en me désignant de la tête.

Maggie s'apprête à nouveau à lui lancer une piquer, tel un chien enragé, mais Miles la stoppe d'un signe de la main.

-Oui, je sais, je la ferme.

Elle acquiesce, satisfaite, et se tourne vers Myla.

-Honnêtement, je pense qu'ils commençaient à avoir des doutes sur mon implication car ils ne m'ont pas donné la raison. Je pense que les tests de Faustine ont dû révéler quelque chose qu'ils veulent approfondir et pour ça, ils ont besoin d'elle en vie. Jake avait passé un marché avec le Gouverneur.

Elle me regarde avec insistance pour que je m'explique alors je prends mon courage à deux mains et révèle ma dernière erreur en date. Si l'on exclue l'enlèvement de Faustine. Cela dit, je ne peux pas expliquer à sa mère que je la détestais pour m'avoir préféré un autre. C'est plus compliqué que ça, d'ailleurs. Tout ce que j'ai toujours voulu, c'est qu'elle se rebelle avec moi contre le Système et qu'on s'en aille. Que l'on construise une vie ailleurs, sans Révélation, sans Partenaire, sans Orientation. Sans un Gouvernement pour nous dire quoi faire et qui être. Et alors qu'elle trouvait l'idée ridicule et impossible avec moi, Faustine a tout de même fini par faire exactement ce que j'aurais voulu qu'elle fasse...mais pour un autre que moi.

Quand elle a tenté de m'empoisonné dans la forêt, et que Peeter l'a convaincu de me laisser vivre, j'ai compris que je n'avais plus aucune chance qu'elle m'aime un jour. Et maintenant, je dois ma vie à Peeter en plus d'avoir une dette envers Faustine.

-J'ai demandé au Gouverneur de me révéler Unique, et de me muter dans un autre Secteur. Le plus loin possible d'ici. Il a fini par comprendre que je voulais m'éloigner de Faustine parce que... Parce que je ne pouvais pas l'avoir.

Maggie me lance un regard compatissant. Elle ne semble pas surprise du tout. J'imagine qu'elle m'a suffisamment vu dans les parages pour comprendre qu'il s'agissait plus qu'une simple amitié. Du moins, pour moi.

Miles, de son côté, roule des yeux et boit une autre gorgée. Je sais qu'il préfère Peeter. Aussi, je ne comprends pas pourquoi il ne me traite pas plus mal qu'il le fait.

-En échange, je continue, il voulait que je le renseigne sur la Résistance. J'ai passé trois jours à tout leur raconter : qui était là, pourquoi et combien de temps. Ils avaient l'air extrêmement intéressé par toi.

Miles ne semble pas étonné.

-Je sais, soupire-t-il. Je suis absolument passionnant.

Maggie secoue la tête mais ne fait pas de commentaire.

-Ils ne m'ont dit que Faustine allait être Liée à Jake qu'au moment où nous l'avons sorti de la pièce. Je ne pouvais plus faire grand-chose à ce moment-là. Mais je me doutais qu'ils faisaient ça pour avoir Faustine sous la main... pour refaire des tests. Et je ne pouvais pas laisser ça arriver.

Myla marque une légère pause, comme plongée dans ses pensées. Je sais qu'elle revoit des scènes qu'elle a vécu là-bas et son expression me donne froid dans le dos.

-Alors j'ai appelé la Résistance, je leur ai expliqué que j'allais mettre Faustine et Jake dans une maison non surveillée, et qu'il fallait que des agents viennent les extraire rapidement.

Elle se tourne timidement vers Miles.

-C'est parce que j'ai entendu Max Drop parler de ton ancienne maison que j'ai eu l'idée de les y mettre. Il trouvait ça ironique que la maison choisie pour Jake et Faustine soit si proche de la tienne. Alors, j'ai échangé les maisons.

-Mais comment tu as fait ? Je veux dire, tu n'as pas les clés et...

Elle me lance un regard qui veut dire « franchement, tu penses qu'une serrure peut m'arrêter ? » et je me tais. Si ça se trouve, elle a utilisé son pouvoir de persuasion sur les anciens propriétaires. Ou alors la maison était déjà vide.

-Voilà tout ce que je sais.

-Est-ce que tu as déjà vu d'autres Uniques être... testés ? demande Maggie.

-Non. C'était la première fois. Mais avant Faustine, je n'avais pas le droit de pénétrer au dernier étage. Je ne savais pas à quoi il servait.

Un autre silence envahit la pièce. Tout le monde est plongé dans ses pensées. Il reste encore des zones d'ombres dans cette histoire, mais je sens qu'on arrive bientôt à l'explication finale. Et avant qu'elle se fasse, il faut absolument que je prouve qu'ils peuvent me faire confiance. Je veux me retrouver dans le bon camp cette fois.

-Madame James, je souhaitais m'excuser auprès de vous pour mon rôle dans cette histoire.

Elle secoue la tête et ajoute :

-Ce n'est rien.

-Ce n'est pas rien. Je ne me suis jamais présenté à la Révélation. C'est pour ça que May m'a trouvé quand elle a compris que j'étais proche de Faustine. Au début, je faisais ce qu'elle me demandait par chantage. Mais ensuite, j'ai commencé à l'aider, juste pour que Peeter ne puisse pas avoir Faustine. J'étais égoïste et à cause de moi, Henry est mort.

Cette fois, Miles et Maggie sont extrêmement surpris. Je lis différentes émotions sur leurs visages mais finalement, c'est la lassitude qui triomphe.

-Ce n'était pas de ta faute, Jake.

Ils ont parlé tous les deux en même temps et se lancent un regard gêné. Je donnerais tout ce que j'ai pour comprendre ce qu'il se passe dans leurs têtes.

-Où est Faustine ? demande enfin Maggie.

-Avec Peeter, répond Miles d'un ton neutre.

Puis il se lève pour couper court aux autres questions qui nous brûlent les lèvres, s'étire, et nous dévisage tour à tour. Il prend même le temps de finir son verre avant de faire son annonce.

-On est bien d'accord, cette fois, nous sommes tous dans la même équipe ?

Nous acquiesçons.

-Aucun de vous ne va secrètement contacter la Résistance ou le Gouvernement ?

Nous secouons la tête.

La situation est risible. J'ai l'impression d'être un écolier en train d'être interrogé par son professeur.

-Et aucun de vous ne va m'empêcher de faire ce que j'ai à faire ?

Cette fois, nous nous observons avec hésitation. Maggie hausse les épaules comme s'il y avait longtemps qu'elle a abandonné l'idée d'aller contre Miles. Pour ma part, j'espère toujours l'aider pour me rattraper. Et Myla semble bien décidée à nous soutenir.

-On est une équipe maintenant, confirme-t-elle.

-Bien, reprend Miles satisfait. Alors il est temps que je m'occupe de Mademoiselle Ryan.