Chapitre 13


Ce soir là, je n'arrive pas à fermer l'œil. Je suis trop nerveuse pour rester en place. La dernière fois que je suis restée sans dormir, c'était le soir avant ma Révélation. Il me semble que c'était il y a une éternité.

Je tourne et retourne le problème dans tous les sens, sans arriver à aucune conclusion.

Je ne peux pas révélé l'existence du juriste à May. Je dois garder cette information confidentielle pour prouver qu'il y a eu des erreurs lors de ma Révélation. Et puis, je mettrais mon père en danger pour m'avoir donné le dossier, sans parler de toutes les personnes que j'ai impliqué sur mon chemin.

Mais je ne peux pas non laisser mon meilleur ami être capturé. Si elle m'a observé ces derniers jours, elle en sait suffisamment sur lui pour renseigner le Gouvernement. Ce n'est pas simplement le fait que Jake ne se soit pas présenté à la Révélation. C'est aussi ses vols de voiture, ses entrées par effraction, la prise de nourriture, la cession fantôme sur mon ordinateur et je ne sais quoi d'autre encore avec pour seul point commun : l'illégalité absolue.

Je pourrais trouver une autre excuse, un autre secret à lui donner mais je sais qu'elle ne me croira pas. Si ça se trouve, elle connait déjà l'existence du juriste et cherche à me tester.

Je suis dans l'impasse. Il faudrait que je le prévienne, mais je n'ai aucun moyen de le contacter. Le savoir sous surveillance quand il se croît si invincible me rend malade.

Je sais que c'est un jeu pour lui. Que même si j'arrivais à lui expliquer la situation, il resterait persuadé d'être plus malin que la milice. Il prendrait cette information comme un avantage pour la suite, sans se rendre compte que le jeu est terminé.

La peur m'empêche de réfléchir correctement. J'ai peur que, par ma faute, Jake disparaisse comme tous ces rebelles dont on entend plus jamais parler. J'ai peur de ne plus jamais le revoir et de la culpabilité qui pèsera sur mes épaules jusqu'à la fin de ma vie.

Mais surtout, je suis vraiment terrifiée des mesures que le gouvernement est prêt à prendre, juste pour s'assurer du contrôle d'une fille de dix-huit ans. Menacer la vie de mon entourage, prendre autant de mesures pour m'espionner, les réactions disproportionnés des agents, tout ça dépasse mon entendement.

Sauf qu'ils savent que je ne suis pas qu'une jeune fille ordinaire.

Et il serait temps que je l'intègre à mon tour.

Cette réflexion sur mes capacités me donne une idée. Il est hors de question que je baisse les bras. Je me lève d'un saut, m'habille et dévale les escaliers. Je ne fais même pas attention aux bruits de mes pas. Je prends mon sac et sors dans la nuit, filant dans les rues sur mon vélo.

Je m'arrête au milieu de la route sans prévenir. Loin derrière moi, une voiture éteint ses phares. Je leur envoie un doigt d'honneur avec un immense sourire et leur souhaite mentalement bonne chance. Je coupe à travers un jardin à la clôture ouverte, dévale des escaliers en tenant fermement mon guidon. Les secousses meurtrissent mes bras mais j'ignore la douleur.

Je balance mon vélo sur le bord du trottoir et me mets à courir à couvert dans l'autre direction. J'ai appris par cœur le chemin jusqu'à la nouvelle maison de Rune. J'y arrive après un marathon de 20 minutes et je remercie l'entrainement de la milice.

Je sonne à la porte et tente de reprendre mon souffle. Malheureusement pour moi, c'est Jérémie qui m'ouvre. Il est encore tout ensommeillé et ses cheveux roux sont en bataille. J'ai envie de rire mais je me retiens.

-Je dois parler à Rune, c'est urgent.

-Entre.

Je suis étonnée qu'il me reconnaisse et me laisse si facilement entrer. Rune descends doucement l'escalier, à moitié endormie elle aussi. Elle ouvre cependant de grands yeux en m'apercevant puis lance un regard entendu à Jérémie. Rune me fait signe de me taire.

-Tu fais quoi ? dit-elle à l'attention de son Partenaire.

-Je mets un film, ça te dit ?

Pendant ce temps, Jérémie est en train de mettre en route un lecteur de disque. Une musique de générique se fait entendre et des dialogues enchainent.

-Tu fais le pop-corn ? demande Rune tout en me faisant signe de la suivre.

Tous les deux m'amènent dans un couloir étroit, ouvrent une porte, et descendent à la cave. Je les suis et découvre que ce n'est pas une cave mais un sous-sol aménagé en... En quoi ? En laboratoire ? En salle informatique ?

Je n'ai jamais vu autant de matériel entassé au même endroit. Des écrans de télévision et d'ordinateur, une horde de câbles de toutes les couleurs, des lumières accompagnant des bips sonores, des bouteilles remplies de liquide étranges, des outils et encore tellement de choses que je ne sais plus où regarder.

La porte se referme derrière nous et là, après des semaines, Rune vient me prendre dans ses bras. J'en ai le souffle coupé. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point je me sentais seule jusqu'à ce moment. A quel point elle m'avait manqué. Tous les deux venaient de réagir comme s'ils m'attendaient. Comme s'ils s'étaient préparés à ce que je débarque comme ça chez eux. Je n'ai jamais été aussi reconnaissante à qui que ce soit.

-Je suis contente de te voir, me dit-elle.

-Moi aussi mais...

Je n'ai pas besoin de poser de questions. Rune a cette aptitude à déballer plus de mots en une minute que n'importe qui sur la planète. D'ailleurs, en regardant son visage, je peux lire plus d'excitation que je n'en ai jamais vu.

-Bienvenue dans notre repère secret ! s'extasie-t-elle en me trainant dans la pièce. C'est une longue histoire, mais en gros, après la cérémonie des Liens, on a finalement pu se retrouver sans surveillance. Alors j'ai pu lui raconter ton histoire. Je savais que je pouvais lui faire confiance. Et en rentrant ici, j'ai pu lui prouver que nous étions surveillés. Je voulais te le dire mais c'était impossible alors je n'avais pas d'autres choix que de ne plus te parler. Le temps de trouver une solution.

Elle s'arrête juste un instant pour me toiser.

-J'espérais juste que tu ne ferais rien de stupide en attendant.

-Je ne fais jamais rien de stupide ! je me défends.

Elle ignore mon argument d'un geste de la main, ce qui rend Jérémie hilare.

-Comme Jérémie travaille au Centre, nous avons pu récupéré la moitié du matériel là-bas.

-Comment? je m'étonne.

-J'étais chargé de l'inventaire, explique Jérémie avec un rire nerveux.

J'ai du mal à comprendre pourquoi ils ont prit autant de risques pour m'aider.

-Comment avez-vous réussi à transporter tout ça sans que l'on vous remarque ? C'est impossible que Jérémie ait pu sortir le matériel sans être remarqué. A moins qu'il y ait eu l'autorisation d'un su...

-D'un supérieur ! s'enthousiasme Rune. Oui ! Ton père nous a aidé!

-Quoi ?

J'ai l'impression d'avoir pris une douche froide. Je n'arrive pas à croire tout ce que j'entends. Rune continue d'enchainer mais je perds le fil un instant.

-Rune, calme-toi, dit Jérémie en venant à mon secours. Laisse lui le temps d'assimiler toutes ces informations, d'accord?

-Pourquoi mon père vous aiderait-il ? je m'interroge en me rappelant que ce dernier m'ignore depuis ma Révélation.

-A ton avis ! pouffe Rune. Pour toi, bien sûr !

-Il ne m'adresse plus la parole depuis des semaines. C'est à peine s'il daigne me regarder.

-Tu ne penses pas que c'était plus simple pour lui de t'éviter que de te mentir? Que s'il n'avait pas gardé ses distances, tu aurais fini par comprendre qu'il préparait quelque chose?

-Un simple bonjour de temps en temps, ça n'aurait pas compromis son plan. Pourquoi personne ne m'a tenu au courant de tout ça? Pourquoi est-ce qu'il a fallu que j'affronte le gouvernement seule alors que vous étiez tous de mèches derrière mon dos?

Je sens la colère monter en moi et je fais mon possible pour me contrôler. J'ai toujours détesté être mise à l'écart. Même je sais qu'ils n'avaient pas le choix, je ne comprends pas pourquoi mon père a été aussi rude avec moi depuis plusieurs semaines. C'est trop facile de lui attribuer le rôle du héros après le traitement qu'il m'a fait subir, au moment où j'avais le plus besoin de lui.

-Faustine? m'interpelle Jérémie. Tu sais, ton père se met en grand danger pour toi. Il est de ton côté. Je ne peux pas expliquer son silence ou pourquoi il a réagi comme ça vis-à-vis de toi. Je comprends ta colère. Mais c'est lui qui m'a convaincu de t'aider. De prendre part à ton combat pour prouver que tu n'es pas Unique. Que le Système nous ment.

Je réfléchis un long moment à ses paroles. Mais je n'arrive pas à comprendre ce qui aurait pu pousser un brillant scientifique comme lui à risquer toute sa vie, sa carrière et sa situation pour aider une inconnue.

-Pourquoi? je demande finalement en le regardant dans les yeux.

Son visage se détend et il sourit presque lorsqu'il répond:

-Parce que tu nous apporte de l'espoir.

Je ne comprends absolument pas ce qu'il veut dire. Mon histoire ne concerne que moi. Je ne vois vraiment pas le rapport avec donner de l'espoir aux gens. D'ailleurs, désespoir correspondrait plus à mon cas. Je me demande pendant un moment s'ils ne se droguent pas, pour avoir des idées pareilles.

-On est tous conscient de l'injustice de ta situation, poursuit Rune. Et je suis certaine que tu es loin d'être la seule. Est-ce que tu penses que tous les parents des Uniques ne se sont pas déjà demandé pourquoi le gouvernement les prive de leurs enfants? Tu ne penses pas qu'ils ont l'impression que le Système se sert d'eux? En prenant leur progéniture sous prétexte qu'ils n'ont pas de Partenaire ?

-Et puis, il faut beaucoup de personnes pour créer et tenir un gouvernement, ajoute Jérémie. Qu'est-ce qui se passerait si, pendant plusieurs générations, aucun Unique ne venait à se révéler? Tu ne crois pas que le Système en choisirait au hasard? Juste pour assurer la relève?

-Et dans ce cas, autant recruter ceux qui ont des capacités particulières, non?

Ou ceux qui se méfient du gouvernement.

-Je ne vois toujours pas le rapport avec moi, je les coupe, bien qu'impressionnée par leur raisonnement.

-Et bien toi, jusqu'à présent, personne n'a rien dit. Personne n'a osé contredire le Système. Toi, tu as tout de suite su que quelque chose n'allait pas et tu as tenu tête aux agents du gouvernement.

-Je n'ai jamais voulu tout ça, je murmure. Je ne suis pas du tout celle que vous pensez. Je ne fais pas ça pour le bien de tous. Je n'ai rien à prouver, je n'ai pas envie de mener une révolution. Je fais ça pour moi, pour ne pas rester seule le restant de ma vie. Et si les autres pensent pareils, alors ils devraient mener leur propre bataille.

-Sauf que tu es la seule à posséder un code génétique inconnu.

-Ça reste à prouver, je maugrée.

-Dans tous les cas, ils n'ont pas la preuve scientifique que tu es Unique. Cette année de répit, ce n'est pas pour voir si un Partenaire apparaîtra miraculeusement l'année prochaine. Ils se donnent un an pour trouver comment te piéger. Et c'est notre chance à tous de prouver qu'ils ont tort. Qu'ils nous mentent. Que le Système n'est pas entièrement viable.

Au début, j'ai vraiment envie de rire. Tout ceci est ridicule. Est-ce qu'il prenne tout ça pour un jeu? Suis-je seulement une occupation pour libérer leurs frustrations révolutionnaires?

Mais je rends rapidement compte qu'ils sont extrêmement sérieux. Que la réflexion ne s'arrête pas là. Ils viennent de me servir l'entrée et le plat principal sera d'autant plus conséquent.

-Vous en avez parlé à d'autres personnes?

-Oui.  Nous sommes tout un groupe, prêt à réagir. Quand tout sera prêt. Quand... tu seras prête.

-En fait, je ne suis pas du tout votre symbole d'espoir, je réalise. Je suis votre appât.

Voilà qui me paraît plus réaliste. Ma situation permet aux rebelles de se servir de moi pour atteindre leur but : renverser le Système. Sauf qu'en dehors du cas des Uniques, le Système fonctionne très bien. Et je n'ai pas du tout l'intention de me battre contre lui?

Mais n'est-ce pas un peu égoïste de vouloir justice pour mon cas, et de laisser tous les autres Uniques se débrouiller par eux-mêmes?

Perdue dans mes réflexions, je me souviens soudain de la raison de ma présence ici.

-Écoutez, on en reparlera plus tard. J'ai besoin de votre aide.

Septique, ils hochent néanmoins la tête, sûrement un peu déçus par ma réaction. Mais lorsque je leur explique la menace qui plane sur Jake, ils semblent convaincus que cette urgence est prioritaire sur leur pseudo-révolution. Je passe les prochaines minutes à leur expliquer tout ce qui est arrivé ces dernières semaines, jusqu'à la fameuse sentence : Ton secret contre le sien.

-D'accord, réfléchit Rune. Pour le secret de Jake, c'est assez évident. J'ai même vu sa tête à la télévision l'autre jour. Il est recherché dans tous les Secteurs avoisinants. Mais toi?

Je prends une grande inspiration, sachant que le moment est venu d'exposer mon plan au grand jour.

-Ces dernières semaines, je suis allée presque tous les jours à la base militaire.

Rune et Jérémie sont pendus à mes lèvres et je sens le rouge me monter aux joues.

-Parce que... Parce qu'il est là-bas.

Je prends sa photo dans mon sac et la pose sur la table. Revoir son visage me donne un pincement au cœur. Je ne le reverrais peut-être jamais et à cause de cette photo, mon meilleur ami risque de se faire emprisonner.

-C'est l'homme qui est apparût pendant ta Révélation? demande Jérémie.

J'acquiesce et leur explique ma rencontre fortuite avec lui à la base lors de mon premier jour. Les ennuis que cela m'a apporté avec May ensuite.

-J'ai un plan, j'enchaine sans leur laisser le temps de répondre. Et j'ai besoin de votre aide.

Je récupère le siffler dans mon sac et leur explique son fonctionnement. Je leur montrant comment retirer le cylindre pour vérifier ma localisation. Jérémie semble complètement fasciné et me demande même s'il pourra me l'emprunter pour l'étudier de près.

-Et tu es sûre qu'ils ne te tracent pas en permanence avec ? me demande Rune. Pourquoi seulement quand tu siffles ?

-Je pense que le sifflet réagit à la chaleur, la coupe Jérémie. Tu souffles dedans et la puce s'active. Ensuite, ils te retrouvent et il leur suffit d'éteindre la puce.

-Bon et alors ? s'impatiente Rune qui a toujours détesté les explications techniques.

-Ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils découvrent que je suis ici? D'ailleurs, ils sont peut-être dans le jardin en ce moment même. Il va falloir agir vite.

Je prends une grande inspiration et leur explique mon plan.

-Je voudrais que l'on enfile chacun de quoi nous camoufler, afin que l'on ne puisse pas nous différencier. L'un de vous devra prendre le sifflet avec lui.

-Je m'en charge, affirme Jérémie. Et ensuite?

-Ils ne pourront pas nous suivre tous les trois et ils ne pourront pas non plus savoir lequel de nous est moi. Donc quand tu seras assez loin, il faudra que tu utilises le sifflet pour les attirer encore plus loin. Rune et moi partirons en premier pour nous assurer qu'ils suivent l'une de nous plutôt que toi. Et lorsqu'ils recevront le signal, ils devront te rejoindre. Enfin me rejoindre. Il te suffira de jeter le sifflet et de partir le plus vite possible.

-D'accord, acquiesce-t-il. Mais en quoi est-ce que ça va aider Jake ?

Je les regarde à tour de rôle, avec une expression pleine de malice.

-Mon plan est de leur faire croire ce qu'ils ont envie de croire.

-Et c'est-à-dire ?

-Que je cherche à m'enfuir.

Je laisse un silence s'étirer alors qu'ils esquissent un sourire.

-On appelle ça, une diversion. Ils seront bien trop occupés à essayer de me retrouver, bien trop fiers de croire qu'ils ont eu raison sur moi depuis le début. Et cela va nous donner du temps pour mettre Jake en sécurité.

-C'est ingénieux, commente Jérémie.

-Comme toujours, ajoute Rune avec un sourire.

Nous passons la minute suivante à récapituler précisément ce que chacun de nous fera. Puis Rune rassemble des chapeaux, des écharpes et de gros manteaux pour nous rendre méconnaissables. Nous mettons même des vêtements à un mannequin que nous positionnons derrière les rideaux.

Jérémie, qui partira en dernier, devra allumer la lampe pour créer l'ombre d'une personne à la fenêtre. Un subterfuge vieux comme le monde. Le nouveau ou l'Ancien d'ailleurs. Rune partira en premier, récupèrera mon vélo et filera vers chez moi. Moi je prendrais leur voiture automatique. Je n'ai pas le permis mais les quelques notions que j'ai de la conduite suffiront. Ils savent que je n'ai pas mon permis et avec un peu de chance, ils ne chercherons pas à rattraper la voiture.

-On se donne rendez-vous ici dans quatre heures.

Nous concluons rapidement notre plan par une embrassade, et, un par un, nous quittons l'enceinte sécurisé de la maison pour mettre en œuvre l'idée la plus risquée que j'ai jamais eu.

***

Quatre heures plus tard, je suis de retour dans le sous-sol de Rune et Jérémie. Ils ne devraient pas tarder à me rejoindre. J'essaie de me persuader que tout s'est bien passé, mais je ne serais rassurée que lorsqu'ils seront ici avec moi. Une voiture de patrouille m'a suivi pendant une heure mais a abandonné ensuite, et j'ai continué de rouler pour ne pas revenir trop vite à notre point de rendez-vous. Je sais que Rune a été suivi pendant plus longtemps mais j'ai cru la voir rouler vers l'avenue centrale il y a une heure, seule. Notre plan repose maintenant sur les épaules de Jérémie et j'espère que tout cœur que tout va bien de son côté.

La solitude commence à m'angoisser. A part les bruits répétitifs des machines et le bourdonnement constant des moteurs, il n'y a rien. Je suis seule. Et l'idée que je trouvais si brillante il y a quelques heures me donne maintenant la chair de poule. Et si j'avais été la seule à m'en sortir ? Et s'ils avaient tous les deux été capturés ? Que devais-je faire à présent ?

Je ne supporte pas d'attendre sans rien faire mais je n'ai pas de meilleure idée. Je reste là, à broyer du noir pendant une bonne demi-heure. Puis la pression est trop forte. J'ai les larmes aux yeux et mon cœur bat si vite que j'en ai la nausée. Je quitte le bunker et remonte dans le salon en essayant de me faire la plus discrète possible. J'ai l'impression d'être silencieuse et pourtant, des bruits continuent de faire vibrer mes tympans. Je regrette de ne pas avoir d'armes pour me défendre. Et en même temps, blesser ou tuer un agent de la milice n'aiderait pas mon cas.

J'avance très lentement vers la cuisine d'où retentissent de légers crissements. Un tiroir qui s'ouvre. Un objet déplacé. Un autre tiroir. Il y a bien quelqu'un dans la maison.

Paniquée, je décide de trouver quand même un objet pour me défendre. Je me dis que je tenterais de prendre un couteau en entrant dans la cuisine, ce que je fais sans que l'intrus ne remarque ma présence. Je n'ai jamais senti autant d'adrénaline parcourir mes veines. Le bout du couteau pointé vers l'homme cagoulé, je me retrouve un mètre derrière lui.

Sans prévenir, je me jette sur son dos et plaque immédiatement la lame contre son cou de manière à le forcer à rester immobile malgré mon poids sur ses épaules. Il pourrait sûrement m'éjecter en me poussant contre un mur mais j'appuie si fort le couteau contre lui qu'il peut à peine respirer.

A cet instant, je me rends compte que je serais capable de tuer. Que si vraiment je me retrouvais en danger, ou si je devais sauver un de mes amis, je serais capable de n'importe quoi. Je n'ai plus peur. Je ne suis guidée que par ma rage. L'ancienne Faustine ne reviendra pas de cette nuit. Quelque chose en moi a changé. Définitivement.

-Tu bouges et je te tranche la gorge avec plaisir, suis-je bien clair ?

Je chuchote, mais l'intrus m'a très bien entendu. Il murmure :

-Jam...J'ai...

-Silence, je lui conseille en pressant la lame un peu plus.

-Je... Jake.

Le choc m'empêche de lâcher prise. Et il faut qu'il se mette à respirer avec difficulté pour que je réagisse et le libère de mon emprise. Je vérifie immédiatement qu'il n'y a personne, ni aux fenêtres, ni dans le salon. Je garde mon couteau bien serré dans ma main.

Au bout d'un moment, Jake se relève et viens vers moi. Non, il fonce sur moi. La colère déforme ses traits alors qu'il arrête son visage à quelques centimètres du mien. Son poing est serré au-dessus de nos têtes, prêt à me frapper avec force.

Je reste stoïque, immobile, prête à affronter la douleur de son poing sur mon visage. A cet instant, je suis beaucoup, beaucoup, beaucoup plus énervée que lui ou que n'importe qui d'autre sur cette putain de planète Terre. Je pourrais imploser. Alors, je n'ai pas peur qu'il me frappe. J'en ai même presque envie. Je pourrais peut-être libérer cette rage qui me tenaille le ventre.

-Espèce de gros crétin, je lâche avec mépris.

Si son visage reste de marbre, une lueur s'allume dans ses yeux. Il y a quelque chose d'étrange dans son regard. Comme si le doute s'insinuait enfin dans son esprit.

-Est-ce que tu as, ne serait-ce qu'une petite idée du risque que tu prends en ce moment ? je siffle entre mes dents.

-Je ne me suis pas fait attraper, réplique-t-il, victorieux.

-Alors tout va bien je suppose, je réponds, sarcastique.

Il acquiesce lentement en me fixant toujours. J'ai envie si forte de le gifler que mes mains tremblent. Je desserre à peine les mâchoires pour lui parler.

-Ma tutrice, May. Elle sait tout. Pour toi.

Aucune réaction.

-Elle m'a fait comprendre que je devais lui donner mon secret, sinon elle te dénoncerait.

Je laisse quelques secondes s'écouler.

Il ne dit rien, ne bouge pas et reste totalement impassible. Je n'arrive pas à le croire. Cette réaction ne ressemble pas du tout au Jake que je connais. Mais est-ce que je ressemble à la Faustine qu'il connait ? Non. Je n'ai jamais été aussi brutale et autoritaire. Aussi sûre de moi.

Nous sommes si proche que j'arrive à sentir l'odeur de terre et de sueur qui lui colle à la peau. Ses muscles sont encore plus impressionnants que la dernière fois.

-Où est Rune ? finit-il par demander en descendant enfin son poing le long de son corps.

Nous sommes toujours dans la cuisine et je ne peux pas lui donner ce genre d'information sans être absolument certaine que je ne fais pas courir un danger plus grand à Rune et à Jérémie.

-Suis-moi.

Nous empruntons donc le couloir menant jusqu'à la porte du sous-sol. Je le laisse descendre les escaliers en premier et vérifie que la porte est bien fermée avant de descendre à mon tour. Il reste debout face à moi, les bras croisés sur son torse.

Je me plante face à lui et m'apprête à tout lui expliquer quand je note la lueur de rage froide qui hante son visage. Ses lèvres se retroussent en un sourire démoniaque que je ne lui connaissais pas.

-Dis-moi Faustine, siffle-t-il. Est-ce que tu as envisagé, ne serait-ce qu'une seconde, de donner ton secret pour me sauver ?

Je reste un moment perturbée par sa question. Je lâche enfin le couteau auquel je me cramponnais depuis tout à l'heure.

Évidemment que je l'ai envisagé, je suis même là pour te sauver, crétin.

Mais je n'ai pas l'intention de lui donner la satisfaction de répondre. Alors il poursuit, en faisant craquer ses articulations pour un effet plus dramatique.

-Je crois que tu n'es même pas consciente de ton plus gros secret.

Je soupire, mais reste stoïque.

-Je suis toute ouïe. Vraiment, j'ai hâte de t'entendre me le dire.

-Tu es une rebelle.

Je soupire et hausse les sourcils.

-Je ne sais pas où tu veux en venir avec ces accusations. Mais ce n'est clairement pas de ça nous nous devrions parler maintenant.

-Moi, je pense que c'est le moment idéal.

-Est-ce que tu as la moindre idée de ce qu'il se passe en ce moment? Tu ne te demandes pas pourquoi je suis ici? Et pourquoi Rune n'est pas là?

-Avoue que tu es une rebelle, et je m'intéresserais peut-être à ce que tu as à dire.

-Je ne suis pas une rebelle. Et qu'est-ce que ça changerait de toute façon? Pourquoi est-ce que c'est plus important que de t'inquiéter pour Rune?

-Parce que je veux la vérité.

Mon instinct me signale que quelque chose cloche. Jake, si doux, si gentil, si joyeux, ne me parlerait jamais comme ça en temps normal. Il ne réalise pas que des gens sont en train de risquer leurs vies pour le sauver. Il s'en fiche. Tout ce qu'il veut, c'est avoir raison.

Alors je remonte les escaliers et prends discrètement les clés du sous-sol avec moi.

-Ne me tourne pas le dos, Faustine, s'énerve Jake. Je t'ai posé une question. Tu t'es assez servi de moi pour que je mérite au moins la vérité.

Je tourne lentement la tête vers lui, n'arrivant pas à croire le ton dur et méprisant avec lequel il s'adresse à moi. Je me redresse autant que possible, hausse le menton, soulève légèrement les sourcils, puis je souris, confiante.

-La vérité? fais-je le plus lentement possible en appuyant mes mots.

Il acquiesce.

-La vérité, c'est que je t'emmerde.

Je referme la porte derrière moi et l'enferme à double tour.

***

Il est à peine plus de sept heures et les rues sont désertes. Pourtant, il y a de la lumière dans chacune des maisons que je croise. Quelque chose doit être en train de se passer.

Je me mets à courir en direction de ma maison, ma tenue de camouflage couvrant mon identité. J'en suis d'autant plus contente que le soleil commence doucement à éclairer le ciel, et me rendant de plus en plus visible. Je remarque que certaines personnes m'observent à travers leurs fenêtres.

Je décide donc d'entrer chez moi par la porte de derrière.

Je laisse mes chaussures boueuses dehors, prends une grande inspiration et m'oriente vers la cuisine. Mon cœur bat à tout rompre mais je ne sais pas si c'est à cause de la course ou si mon instinct me prépare à la suite.

Déjà dans le couloir, j'entends que la télévision est allumée. Personne n'allume la télévision à cette heure-ci. Quelque chose ne va pas. Lorsque j'entre dans le salon, je remarque tout de suite le mouchoir que ma mère tient dans sa main et ses yeux rougis. Mais surtout, je note que la télévision diffuse des images d'un bâtiment en flammes. Qu'est-ce qu'il s'est passé?

Le téléphone est posé sur la table à côté de deux tasses de thé encore fumantes. Deux tasses. Les flammes, le Centre, Rune, Jérémie, les thés chauds. Tout se mélange et devient confus. Mon cerveau refuse d'assembler ces données et pourtant, je m'écroule sur le sol.

Je sais ce qu'il se passe. Je ne veux pas l'accepter. Je ne peux pas l'accepter. Cela ne peut pas être réel.

Ma mère se jette sur moi et m'entoure de ses bras. Je vois sa bouche se mouvoir sans que je puisse entendre un seul mot. Un sifflement strident et continu vient de s'installer dans ma tête. Sous le choc, je remarque à peine que l'on me transporte sur le canapé.

Je n'arrive pas à détourner mon regard de l'écran de télévision. Le Centre du Secteur 9 est en train de brûler. Les flammes détruisent petit à petit chaque parcelle des murs encore debouts. D'autres explosions surviennent de temps en temps, probablement à cause des produits toxiques qui se trouvent à l'intérieur.

-Faustine, me dit doucement cette voix que je connais si bien. Je suis là, ça va aller.

J'entends ma mère étouffer un sanglot et quitter la pièce. J'ai de la terre sous les ongles. Je ne sais pas pourquoi ce détail prend soudain une importance capitale. Il faut que je me lave les mains. Je ne peux pas rester avec de la terre sous les ongles.

-Faust, tu m'entends ? Faust?

Alors que je suis obnubilée par mes ongles, je sens que l'on vient de me gifler. Le silence revient dans ma tête et je me reconnecte avec la réalité. Je dévisage Rune dont l'inquiétude tord les traits de son visage.

-Qu'est-ce que tu fais là? je murmure. J'étais morte d'inquiétude... Et où est Jérémie ?

Je préfère encore m'inquiéter pour lui que de prendre conscience de ce qui est en train de se passer. Parce qu'une fois que je l'aurais dit à voix haute, plus rien ne m'empêchera de m'effondrer. Et je ne suis pas sûre que je pourrais jamais me remettre de cette chute.

-Il est au... Il est au Centre. Avec les autres volontaires.

Rune s'assoit à côté de moi et me prend la main. Son contact me brûle presque et je sens ma gorge se serrer au fur et à mesure que les larmes me montent aux yeux. Je ne veux pas de cette souffrance qui envahit chacun de mes membres.

-Est-ce que tu as compris ce qu'il se passe ? demande-t-elle enfin, aussi doucement que possible.

Je ne réagis pas, mon regard perdu dans le vide. Pourtant, d'étranges suppliques montent de ma gorge et se perdent dans le silence. Oui et non, j'ai envie de répondre.

Je sais que le Centre est en flammes et que ma mère pleure.

Je n'ai pas besoin d'explications et je ne veux pas entendre les détails.

Mon père est mort.

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