Chapitre 10


J'ai dormi comme une souche toute la nuit. Au réveil, je m'en veux d'avoir évincer mon père mais je me réconforte en pensant que c'était sûrement justifié. Bon peut-être pas tout à fait. Lorsque je me tourne vers mon réveil, je suis affolée de constater qu'il est déjà dix heures. Je saute de mon lit, m'habille rapidement et dévale les escaliers jusqu'à la cuisine. Ma mère est là, à préparer mon petit déjeuner. Évidemment.

-Oh ! Je pensais que tu dormirais encore un peu plus longtemps !

-May n'est pas déjà passée pour me prendre ?

-May ? S'étonne-t-elle.

-Ma tutrice ?

Je vois sa tête se décomposer au moment où je prononce ce mot. Cela me déchire le cœur. Je repense aux efforts qu'elle fait pour être la meilleure des mères jusqu'à ce que je disparaisse. Qu'une inconnue s'intitule ma tutrice doit être la pire des épreuves pour elle. Ne pas savoir ce que je fais mais savoir que quelqu'un d'autre qu'elle est responsable de moi.

-Non, dit-elle en retournant à ses fourneaux. Elle a appelé ton père ce matin pour prévenir que tu avais ta journée de libre.

Je n'arrive pas à digérer cette information. Je ne comprends pas la réaction de May. Déjà son départ sur le qui-vive la veille, puis son absence du jour. Je commence à m'inquiéter sérieusement. Un membre du Gouvernement pourrait frapper à ma porte et révéler que May s'est désistée de son rôle de tutrice. Que je suis donc obligée de les suivre à la Tour.

-Tu préfères tes œufs brouillés ou pochés ? me demande ma mère.

-Brouillés. Comme moi, je rajoute plus bas.

Je ne sais plus quoi penser. Rune, ma mère, la milice, le garçon, mon père, May... Ma vie était beaucoup plus simple deux jours plus tôt. Je prends d'abord mon petit déjeuner tranquillement, refusant de penser à autre chose pendant toute la durée du repas que le bon goût de cette nourriture faite avec amour. Ma mère est ravie. Je réalise que c'est la première fois que nous prenons notre petit déjeuner ensemble et que je mange sans discuter tout ce qu'elle me propose.

-On pourrait faire une balade toute les deux, me propose-t-elle quand j'ai fini et que je caresse mon ventre pour me faire digérer.

Encore une fois, j'ai beaucoup trop mangé et ma carrière dans la milice ne pourra pas se faire si je deviens énorme. Mais vu la nourriture qu'ils semblent avoir là-bas, je n'ai pas de souci à me faire pour de futurs régimes éventuels.

-Oui, ce serait sympa.

Je m'étonne moi-même d'avoir dit ça. Franchement, je crois que ce sont les mots les plus étranges que l'on ait échangé avec ma mère depuis ma naissance. Je ne la voyais presque jamais en dehors de la maison, à moins d'être invitée chez des amis. Je lui souris franchement. Ça aussi c'est nouveau.

-Tu adores te promener près du lac. Peut-être que tu pourrais m'y emmener ?

Décidément, elle ne cesse de m'étonner aujourd'hui. Je la soupçonne même d'avoir demandé à May de nous laisser la journée. Que ce soit le cas où non, j'admets être contente.

-J'adorerais ça.

Nous partons donc en début d'après-midi pour la rivière où j'ai l'habitude de me rendre, à la limite du Secteur 10 afin de ne pas l'obliger à déroger aux lois en sortant de notre Secteur. Le temps est agréable et doux. Nous empruntons des chemins regorgeant de fruits sauvages ce qui nous obligent à nous arrêter pour en faire la cueillette. Étrangement, ma mère semble épanouie. On pourrait croire que rien ne s'est passé ces derniers jours, que tout est revenu à la normale.

Nous nous asseyons sur un rocher au bord du lac et profitons du soleil dont les rayons caressent tranquillement la nature environnante.

-Tu sais Faustine, je suis très fière de toi.

Je reste une seconde abasourdie. Je ne comprends pas. Comme elle remarque mon étonnement, s'étire et poursuit.

-Depuis toute petite déjà. Tu es si belle, si intelligente. Je sais que tu vas dire que c'est parce que je suis ta mère que je pense ça. Mais tu te trompes. Tu possèdes toutes les qualités qu'une mère souhaiterait voir chez ses enfants. La vérité, c'est que je te porte énormément d'admiration. Tu es juste, loyal, et courageuse. Tu penses que je ne t'observe pas, que je ne te regarde pas mais là aussi tu te trompes. Tu es dans mes pensées à chaque instant. Tu es la chose la plus précieuse que j'ai puisque la génétique semble ne pas vouloir m'accorder un autre enfant.

Je n'ai jamais laissé mon regard si longtemps sur ma mère. C'est comme si avant ce jour, elle était une parfaite étrangère. L'incompréhension de sa soudaine confidence ne laisse aucun autre sentiment prendre place. Elle regarde maintenant son symbole à l'avant-bras. Je sens comme un léger dégoût s'afficher sur son visage.

-Je sais que tu excelleras dans n'importe quel domaine. Mais pour moi, tu restes celle qui pourra enfin faire changer les choses.

-Faire changer les choses ?

Elle m'ignore, se lève, enlève une partie de ses vêtements pour plonger dans le lac. Je ne sais pas ce que je dois faire. Avait-elle prévu dès le début, en me demandant de se balader avec elle, qu'elle me révèlerait tout ça ? Je n'ai jamais compris ma mère mais avant ça, je savais à quoi m'en tenir. Repassage, petits plats et jardinage.

Elle ne parle jamais de son travail à l'université. Bien qu'elle est considérée par ses pairs comme l'une des femmes les plus intelligentes du Secteur, je l'avais toujours reléguée au rang de femme au foyer. Je me rends compte à quel point j'ai été stupide. Ma mère est l'un des professeurs les plus reconnus du Système et jamais ça ne m'avait traversé l'esprit de connaître ses opinions.

Je la regarde faire des brasses, plongée dans mes réflexions. Au bout d'un moment, elle me demande de la rejoindre et je m'exécute à contrecœur. Je sais bien que le sujet est clos mais j'aimerais en savoir plus. Me baigner n'est donc pas une de mes priorités.

D'autres pensées m'assaillent alors que j'entre dans l'eau fraîche. Ma mère est si différente de celle que j'ai toujours connu que je me demande si, à la maison, elle ne joue pas la comédie. Après tout, c'est une femme intelligent et respectée, travaillant sur des données confidentielles tous les jours. Ne serait-ce pas avantageux pour elle de paraître moins perspicace que ce qu'elle est en réalité?

D'ailleurs, mes deux parents travaillant sur des projets top secrets, ce serait logique que la maison soit déjà sous surveillance depuis des années. Voilà donc le but de cette ballade inopinée. Je pense que ma mère voulait me parler. Il y a sûrement des choses qu'elle sait qu'elle voudrait me dire. Mais il faudra que j'attende la prochaine occasion. Elle doit vouloir être sûre que nous ne sommes pas suivies.

C'est à ce moment que je réalise quelque chose qui m'avait échappé auparavant. Je pensais que la conspiration autour de ma Révélation venait de mon ADN... Mais n'est-ce pas une belle coïncidence que la fille de deux si brillants chercheurs, soit révélée Unique ?

Je le répète, je ne crois pas aux coïncidences. Or je semble les attirer, comme la lumière attire les insectes.

***

Le lendemain, May ne se présente pas non plus. Mais elle n'a pas appelé pour prévenir cette fois. Mon père et ma mère ne comprennent pas plus que moi ce qu'il se passe. Je me demande si May est encore fâchée que je lui ai menti.

Mon père part travailler en premier. En partant, je sens qu'il veut dire quelque chose. Il me dévisage un long moment, en proie à une grande hésitation. Finalement, il renonce. J'ai quand même le droit à un au revoir. Ma mère hésite à me laisser seule mais elle n'a pas le choix. Il n'existe pas de congé pour ça. D'ailleurs, à part les quatre semaines de vacances autorisées, il n'existe pas de congés. Lorsque vous êtes malades, vous devez vous rendre dans un Centre, ou les médecins se déplacent chez vous. Les recherches dans la médecine ont grandement avancé par rapport à l'Ancien Monde. Il suffit d'une heure aux malades pour se remettre d'une grippe. Nous avons trouvé le moyen de détruire immédiatement les virus et d'empêcher leur mutation. Les maladies ne peuvent plus se développer pour résister aux centaines de médicaments qui polluaient la Terre un peu plus chaque année. Il n'existe presque plus de médicaments car il n'existe presque plus de maladies bénignes. Les pharmacies se contentent de vous vendre des plantes, des infusions ou des vitamines. Des produits contre les piqûres d'insectes aussi, car le Système ne peut visiblement rien contre ces nuisibles. Il reste toujours le problème des cancers. La planète est maintenant trop abîmée pour enrayé la dégradation de la couche d'ozone, et donc des cancers de la peau. Entre autre.

Je passe ensuite la matinée dans ma chambre. Je songe aux avantages que je pourrais tirer de mes vacances improvisées. J'ai le temps de réfléchir à un plan pour revoir le juriste. Je pourrais aussi chercher Jake qui a mystérieusement disparu de la circulation. J'espère qu'il ne s'est pas déjà fait arrêter. Et puis, je pourrais assister à la cérémonie des Liens de Rune ce samedi. D'ailleurs, je devrais l'appeler. Elle devait passer hier mais avec la sortie au lac, elle a dû se retrouver face à une maison vide. En plus, il est temps que je lui demande comment s'est passé la rencontre avec Jérémie.

Je cherche partout mon téléphone que je n'ai pas touché depuis deux jours. J'abandonne au bout d'une demi-heure et sans réfléchir, je sors, prends mon vélo et me dirige chez Rune. Par chance, c'est elle qui m'ouvre. Je me demandais si je la trouverais encore chez ses parents, ne connaissant pas encore sa nouvelle adresse.

-Faustine? dit-elle d'un air inquiet en voyant mon expression soulagée. Tu as des ennuis?

-Non, mais je n'arrivais pas à trouver mon téléphone et j'avais peur que tu sois déjà partie chez... Chez toi, en fait.

Elle me sourit gentiment et m'invite à entrer en secouant la tête.

-Je prépare mes affaires en fait ! Je déménage définitivement ce soir.

Nous montons dans sa chambre comme si rien n'avait changé ces derniers jours. Comme si nous étions encore les deux adolescentes d'autrefois. J'observe sa chambre avec nostalgie, consciente que c'est probablement la dernière fois que nous nous retrouvons ici.

Rapidement, Rune va chercher un sac et me le tend.

-C'est pour ça que j'étais venue l'autre jour, m'informe-t-elle. Tu es bien la seule personne que je connaisse qui puisse passer plus de vingt-quatre heures sans son téléphone... et ne pas s'en rendre compte !

J'ouvre mon sac et y trouve effectivement mon téléphone. Il n'y a plus de batterie. Je ne regarde pas le reste. Rien ne m'a manqué ces derniers jours après tout, à part elle.

-Comment s'est passé ta rencontre avec Jérémie? je demande de but en blanc après l'avoir remercié.

-Bien. Très bien, même. Il est charmant.

Je suis étonnée par son manque d'enthousiasme. Son regard est fixé sur moi avec une lueur étrange dans le regard.

-C'est tout? je réponds, déçue.

-Je ne peux pas t'expliquer quelque chose que tu ne comprendras jamais, dit-elle en haussant les épaules. Ça n'a pas de sens. D'ailleurs, tu ne devrais pas être avec Maya?

-May, je rectifie. Elle n'est pas venue me chercher.

-Quelque chose à te reprocher?

Cette fois, je tique sur sa réplique. Elle me fait de gros yeux, en contradiction totale avec son attitude. C'est lorsqu'elle pose un doigt sur son oreille, puis sur sa bouche que je comprends. Nous sommes sur écoute.

-Pas que je sache, je réponds d'un ton détaché alors que ma température corporelle atteint son paroxysme.

-Écoute Faust, il y a quelque chose dont j'aimerais que l'on parle toutes les deux.

Elle croise les doigts pour me signifier que ce qui va suivre est un mensonge.

-Il serait temps que l'on mette un terme à tout ça, poursuit-elle. Toi et moi. Ce n'est pas comme si nous allions rester amies de toute façon. Tu es Unique, et ma vie commence bientôt. Tu vas être emmenée ailleurs et j'aurais pleins de choses à faire. C'est déjà le cas à vrai dire. C'est pour ça que je ne suis pas passée hier. Et puis, j'ai hâte de mettre mon enfance de côté.

Même si je sais qu'elle ment, entendre mes plus grandes craintes me fait mal. Mon estomac se serre au fur et à mesure qu'elle déblatère des excuses pour ne plus se voir. Je fais de mon mieux pour caser ça et là quelques répliques, mais je sais que je ne suis pas convaincante dans le rôle de l'amie compréhensive. Et puis, après tout, c'est plutôt bien que j'ai l'air déçue, non?

-Je pourrais tout de même venir à ton union ? je demande en sachant pertinemment que j'y serais de toute façon.

-Si ça t'intéresse, soupire-t-elle. Je t'enverrais un carton d'invitation. C'est samedi.

-Je sais, je réponds en regardant mes pieds.

Depuis ma Révélation, j'ai attendu le moment où Rune me traiterait avec détachement. Comme si j'étais une erreur, une aberration de la nature. Je sais qu'elle ne pense pas ce qu'elle dit. Alors pourquoi est-ce si difficile à entendre?

-Ce sera l'occasion de se dire au revoir, conclut-elle. Une fois pour toute.

Cette fois, les larmes me montent aux yeux et je vois Rune hésiter. Elle me montre à nouveau ses doigts croisées, discrètement. J'acquiesce, mais n'arrive pas à me reprendre.

-Je vais y aller, je soupire en tournant les talons.

Rune rattrape ma main au dernier moment et me prend dans ses bras.

-Tu devrais vérifier ton sac, chuchote-t-elle à mon oreille.

Lorsque je quitte sa maison, je tente de réprimer un sourire. Au fond de mon sac, je retrouve la photo du juriste, intacte. Mon cœur se soulève à sa vue et je retiens l'envie de sautiller de contentement. Au dos de la carte, il y a un clin d'œil de dessiné. Je reconnais l'écriture de Rune qui ajoute en dessous :

De rien.

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