Chapitre 32

Cela faisait déjà plusieurs jours qu'Héphasie demeurait cloîtrée dans sa chambre, ne désirant croiser personne, et encore moins celle qui l'empêchait de voir Alex. À la tristesse de la peintresse avait succédé la rage, sa mère constituant le parfait bouc émissaire : de quel droit se permettait-elle de régenter ainsi sa vie, alors même que sa réaction ne ferait qu'attirer l'attention sur leur famille ? Tout Paris savait peut-être déjà que les fiançailles étaient rompues et cherchait à découvrir le fond de cette curieuse histoire.

La jeune femme refusait même de voir ses amies. Celles-ci tenteraient assurément de la réconforter alors qu'elle ne voulait pas l'être. Oublier sa douleur, même momentanément, relèverait de la trahison, que ce fût envers elle-même ou envers le duc. De plus, c'était une manière de signifier à Violette l'importance du choix qu'elle avait fait : si Héphasie n'espérait pas la fléchir, elle méritait au moins de constater tout le mal qu'elle causait à sa fille.

Résultat, cela faisait deux jours que l'artiste n'avait rien avalé : elle devinait que cela rendrait sa mère folle. Et de toute manière, elle n'avait pas faim. Elle n'aspirait qu'à une chose : dormir une éternité, le temps que tout fût réglé. Mais les événements n'étant pas voués à s'arranger, elle se contentait de comater dans son lit douillet.

On frappa à la porte et la peintresse s'empressa de fermer les yeux, feignant d'être assoupie pour ne point avoir à répondre. On entra tout de même, ce qui lui permit de deviner qu'il s'agissait sans doute de Violette, bien que son pas lui parût étonnamment léger. Un nouveau poids vint affaisser le matelas : la personne s'était assise à son côté, ce qui ne la rassura guère. Cela signifiait qu'elle ne comptait pas s'en aller de sitôt, ou en tout cas pas avant d'avoir été entendue.

— Ma fille, je sais que vous êtes réveillée, commença une voix masculine qu'elle identifia d'emblée comme celle de son père. Vous avez le ronflement d'un sonneur, en temps normal.

La principale concernée étouffa un juron fort peu élégant. Elle ignorait ce détail et il était pourtant question d'elle-même. Alex se serait sans doute moqué d'elle, s'ils avaient eu l'occasion de partager une couche... Elle croyait qu'elle en serait morte de honte, mais à présent, la gêne lui paraissait préférable au vide laissé par son absence.

Une main délicate se posa dans ses cheveux et leur prodigua de délicieuses caresses. Héphasie émit un ronronnement satisfait et étira les bras, puis daigna enfin soulever ses paupières alourdies par le chagrin. Elle ne blâmait pas Armand, en tout cas pour le moment : tout dépendrait de ses propos, mais il ne semblait pas là pour lui chercher querelle. Il lui sourit, malgré son expression triste. Des cernes obscurcissaient ses traits.

— Ma chérie, vous devez manger. Je m'inquiète pour vous.

La peintresse, face à tant de sollicitude, ne put que secouer la tête de droite à gauche en retenant de nouveaux sanglots. Elle tâcha de se reprendre et répondit d'une voix brisée :

— Je ne peux pas. Je ne pourrai plus.

Son père l'étreignit et lui tapota la tête.

— Cela passera. Votre mère et vous êtes têtues comme des mules, mais quand cela compte, vous trouvez toujours le bon compromis. Vous verrez.

La jeune femme renifla contre l'épaule réconfortante qu'il lui offrait.

— Vous vous trompez. Elle ne fléchira pas, je le sais parfaitement. Il faudrait... il faudrait...

Ne connaissant pas la solution miracle, Héphasie se tut. Mais il devait bien en exister une !

— Avez-vous... avec le duc, je veux dire... piétina Armand en la relâchant.

Soudain, en comprenant où il voulait en venir, son interlocutrice arrondit les yeux. Mais bien sûr ! Si Alex la compromettait, il n'y aurait plus de débat : il n'aurait d'autre choix que de l'épouser, ce que Violette serait forcée de reconnaître. Elle se retint toutefois de s'exclamer que son père était un génie, car celui-ci n'avait probablement dans l'idée que de s'intéresser à leur relation et à ses sentiments. S'il savait ce qu'il venait de lui souffler, il perdrait toute sa bonhomie. L'artiste se montra tout de même honnête, songeant que cela jouerait en sa faveur :

— Non... enfin, nous n'avons pas été jusqu'au bout.

Elle sous-entendait ainsi que son promis l'avait en partie séduite, ce qui ne pouvait mener qu'au mariage, en tout cas dans des conditions normales.

— L'aimez-vous ? demanda abruptement son père, se remettant promptement du choc dû à sa révélation.

— De tout mon cœur.

Il soupira.

— Je parlerai de ces... circonstances particulières à votre mère. Peut-être cela la fera-t-il plier. Je ne souhaite que votre bonheur, mon enfant, vous savez, ajouta-t-il après avoir observé un silence contemplatif. Même si je suis assez ébahi par la manière dont sont arrivées les choses, j'ai foi en votre jugement. Mon soutien vous est pour toujours acquis, rappelez-vous-en.

Émue, Héphasie l'enlaça de nouveau et le remercia avec effusion. Et elle en profita, bien sûr, pour lui demander un menu service :

— En ce cas, pourriez-vous faire venir mes amies ? J'aimerais leur parler.

Un plan se formait peu à peu dans son esprit, qui nécessitait l'aide de ses comparses. Elle n'allait plus pouvoir faire mine de les bouder, à l'image du monde entier, pour inquiéter Violette. Mais si elle menait à terme son idée, la question ne se poserait plus : elle n'aurait d'autre choix que d'accepter son union avec Alex. Elle devait donc tenter le tout pour le tout.

— Bien sûr, mais vous allez manger quelque chose auparavant, insista son père. Vous risquez d'inquiéter ces jeunes filles. Vous avez une mine à faire peur.

Cette remarque, d'une grande délicatesse, fit grimacer la peintresse. Elle se doutait cependant qu'il avait raison. Nul besoin de recourir à un miroir pour deviner les cernes qui s'étalaient sous ses yeux rougis, ou encore son air apathique dû à son besoin de se sustenter. Elle accepta donc, d'autant plus que l'appétit lui revenait : elle entrevoyait finalement une issue heureuse et elle aurait besoin de toutes ses forces pour parvenir à son objectif.

— C'est d'accord, mais j'insiste pour que vous les fassiez venir le plus vite possible. Je suis certaine qu'elles n'y verront pas d'objection.

Armand acquiesça, puis sortit pour donner des instructions aux domestiques. Quant à la jeune artiste, elle jubilait depuis son lit, consciente de sa chance : le vent tournait en sa faveur, et elle comptait bien en profiter.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top