Chapitre 21 - La coque est percée


Étant donné que le buffet n'a presque pas été touché par les passagers, certainement trop occupés à essayer de parler au commandant, j'ai lancé un défi à Apollon. Chacun a pris la corbeille de fruits de son choix, les pommes pour sa part et les fraises pour moi. Le but étant de tremper chaque morceau dans la fontaine de chocolat et de le manger ensuite, tout cela le plus rapidement possible.

En lançant cette idée farfelue dont je suis la seule à avoir le secret, j'étais persuadée qu'il aurait refusé. Monsieur « je ne rigole jamais » m'a incroyablement surprise en acceptant ce challenge qu'il pense réussir haut la main.

- Tu es vraiment sûr de vouloir le faire ?

- Combien de fois je vais devoir te dire oui ?! Me répond-il d'un ton agacé.

- Désolée mais c'est tellement improbable.

- Contraire à ce que tu penses de moi, je ne suis pas un mec indifférent à tout et n'importe quoi. Je sais m'amuser.

- Toi ? T'amuser ? Je dois rêver, ironisais-je.

- T'es chiante à la fin ! Je commence !

Sans attendre le top départ, il entame son panier de fruits. Peut-être est-ce la triche qui l'amuse au final ? Quoi qu'il en soit, interdiction de me laisser faire aussi facilement. Je m'empresse de planter mes fruits sur mon bâton de bois et de passer la brochette entière sous le chocolat. C'est une technique peu raffinée mais très efficace.

En ce qui concerne mon adversaire, il prend les morceaux de fruits un à un sans en mettre partout. La vitesse à laquelle il les mange est déconcertante, je me demande comment il arrive à faire cela. Pas une seule goute de chocolat ne déborde sur le coin de ses lèvres tandis que pour ma part, j'en ai absolument partout. Autant sur le visage que sur les doigts.

Malgré son air concentré me mettant la pression, je ne fléchis pas et tiens bon. Je veux gagner, ne serait-ce que pour pouvoir le bassiner avec ça jusqu'à la fin du voyage. Sinon, je sais qu'il ne manquera pas de me rappeler sa victoire. Il en va donc de ma réputation.

- Terminé ! Crie-t-il en posant sa corbeille vide sur la table.

Puisque j'entame seulement ma dernière fraise au chocolat et que lui n'a plus rien dans la bouche, il est donc le vainqueur de ce défi. J'entends déjà son petit discours pour me narguer, celui qui fait mal à l'égo du perdant.

- Tu vas avoir besoin de plus d'une serviette là.

En s'apercevant de mon apparence, il fronce les sourcils d'un air dégouté. Je le comprends, moi-même je serais écœurée de me regarder dans un miroir. J'ai du chocolat absolument partout, seule ma robe a été épargnée par le carnage. Heureusement puisqu'elle est à ma sœur et non à moi, elle m'aurait tué si je lui avais abimé.

- Ne me regarde pas comme ça ! J'ai essayé de gagner comme j'ai pu pour au final perdre minablement.

- Tu n'as pas été minable.

- N'essaie pas de me remonter le moral avec des « le plus important c'est de participer ».

Face à ma phrase, et sans doute à mon état, il se met à rire. Mais ce n'est pas n'importe lequel, celui-ci vient du plus profond de son cœur, il est franc et fait vibrer en moi quelque chose que je ne saurais définir. C'est comme si tout mon être était réceptif à ce chant mélodieux, qu'il était indéniablement attiré par ce petit je-ne-sais-quoi irrésistible. Ce ne sont pas mes poils qui s'irisent sur ma peau blanche, ni même ma respiration saccadée qui m'informent que je perds soudain pied. Non, c'est mon coeur que je sens tambouriner dans ma poitrine. Il est si fort, si puissant, que je peux en définir les contours bien qu'il soit à l'intérieur de mon corps.  

Ce soir, ce n'est clairement pas le Apollon que je connais qui est présent. J'ai presque l'impression de voir une autre personne. J'ai donc une question qui me turlupine depuis le début de cette soirée et je n'arrive plus à la garder pour moi.

- C'est pour que Charles voit que tu t'es excusé que tu te montres si gentil avec moi ?

Son rire se stoppe net comme je m'y attendais. D'un air sérieux, il me toise de haut en bas comme si j'étais une bête de foire. Alors que je croyais l'avoir blessé avec ma question, j'aperçois finalement un petit rictus lorsqu'il attrape la pile de serviettes.

- Charles est le cadet de mes soucis. Je ne lui ai jamais obéit si je n'étais pas d'accord avec ce qu'il me demandait, m'avoue-t-il en me tendant tous ces mouchoirs pour que je m'essuie la bouche et les mains.

- Alors que t'arrive-t-il ce soir ?

Il lève les yeux vers le plafond, comme s'il y avait quelque chose d'intéressant à regarder là-haut. Il fourre ses mains dans ses poches et souffle longuement avant de reposer son regard sur moi.

- Je me suis rendu compte que je n'avais pas été juste avec toi. J'ai mauvais caractère avec tout le monde mais j'ai été pire en ta compagnie parce que tu me rappelles quelqu'un que je déteste.

- Si je te fais penser à une ex-copine chiante, je suis navrée.

- Non, c'était une amie. Ma meilleure amie.

Je l'imagine mal avoir une telle relation avec quelqu'un. En réalité, avec son caractère indéchiffrable et ses problèmes de communications avec autrui, je le pensais seul tel une âme sans accroche. Ce soir, je réalise que non. Il a bien un coeur qui bat tout comme moi dans sa cage thoracique. 

- Que s'est-il passé entre vous ? Me risquais-je à demander.

- Une dispute. Elle avait un gros défaut, c'est d'être naïve et de ne jamais voir le mauvais côté des gens. D'où le fait qu'elle était la seule à me supporter. Mais à cause de ça, elle se laissait avoir par des garçons sans valeur. J'avais eu beau la mettre en garde, elle ne m'écoutait jamais et terminait toujours le cœur brisé. J'en ai eu assez.

- Donc tu me vois comme une fille facile ?! Soufflais-je à demi-mot, légèrement vexée qu'il me pense ainsi. 

- Ce n'est pas ce que j'ai dit car contrairement à elle, tu n'es pas naïve. Cependant, en ce qui concerne le reste, tu as le même caractère qu'elle.

Malgré cette comparaison peu glorieuse, sa confession me touche. S'ouvrir aux autres est toujours difficile, d'autant plus lorsque l'on a déjà été blessé. Il faut du courage pour arriver à se laisser de nouveau aller. C'est pour cette raison qu'une part de moi admire Apollon. Faire preuve de bravoure, s'abandonner aux confidences en sachant pertinemment que la trahison n'est jamais très loin. Pour une personne tel que moi, qui n'a connu que la fidélité, je ne peux réellement comprendre toute la tristesse que cela peut apporter. 

Cependant, je peux mesurer toute la confiance que d'avouer des éléments personnels, à une « fille chiante », doit représenter. S'il ne se sentait pas à l'aise avec moi, il n'aurait rien dit. Il serait resté muré dans son silence avec pour confident, lui seul. Souffrir en silence, car tout le monde sait que la parole libère les démons, n'est pas sain. Cela finit souvent par détruire la personne et donc nous même. Il aura beau me dire que cette histoire appartient au passé, que c'est dommage mais ainsi, ses yeux baissés vers le sol ne trompent pas. Certes je n'ai jamais su lire dans ses pupilles mais là, de les voir fixer un point inexistant sur le parquet, m'indique très clairement que cette dispute l'affecte encore bien plus qu'il ne le prétend. 

Face à sa tristesse qu'il espère dissimuler derrière son masque de garçon inexpressif, la compassion me gagne. Elle m'ordonne de le prendre dans mes bras et c'est ce que je fais. D'un pas déterminé, je m'approche de lui, bien décidée à lui faire comprendre que malgré mon côté « fatiguant » je peux être une épaule sur laquelle il a le droit de s'appuyer de temps en temps. Une épaule prête à l'écouter parler indéfiniment s'il me promet de rire à chacune de nos discussions. 

Me voyant arriver les bras grands ouverts, il se recule de quelques pas. Sa bouche se crispe d'un rictus de rejet et ses mains se lèvent pour me repousser loin de lui. 

- Ne me touche pas avec tes doigts encore pleines de chocolat !

Hypnotisée par son rire et déstabilisée par son comportement, j'en ai oublié de me débarbouiller. Sachant qu'il porte un costume parfaitement blanc, je comprends son rejet catégorique.

- Je n'ai pas besoin de ta pitié de toute façon.

- C'est de la compassion.

- Il y a une différence ?

- Oui, la compassion c'est ce que ressentes tes amis lorsque tu vas mal.

Le visage et les mains propres, je passe mes bras autour de sa taille sans lui demander son avis. La tête posée sur son épaule, je ferme les yeux. Je ne sais pas si c'est parce que nous sommes proches de la fontaine que cette odeur m'enivre, mais Apollon sent le chocolat.

Après quelques secondes les bras ballants, il finit par répondre à mon étreinte. Il m'enserre assez fort pour que je puisse entendre sa respiration ainsi que son cœur battre. Je le sens se laisser aller, lâcher prise. Jouer aux indifférents à longueur de journée doit être épuisant. Cacher ses émotions, ne rien laisser transparaitre, l'être humain n'est pas fait pour cela. Il a besoin de s'exprimer afin d'être compris par ses semblables. Avoir des interactions avec d'autres personnes est vitale pour la survie d'un Homme.

Apollon s'en est interdit depuis toujours et la seule personne à qui il a réussi à faire confiance l'a profondément déçue. Je comprends mieux désormais pourquoi il s'est montré si désagréable avec moi. Enfin plus qu'avec les autres.

- Finalement, je n'accepte pas tes excuses, me murmure-t-il à l'oreille alors que nous sommes toujours dans les bras l'un de l'autre.

- De quoi tu parles ?

- De la claque que tu m'as donné à notre rencontre. Tu as dit que si j'acceptais tes excuses, tu me ficherais la paix. Il se trouve que j'ai encore envie que tu m'embêtes un peu.

Les souvenirs me revenant, je ne peux que rire à ses bêtises. C'est une drôle de façon de demander à ce que l'on continue de se côtoyer. Cela a même un petit côté adorable. Je crois que l'épaisse carapace de cet être mystérieux est fêlée. Je commence peu à peu à en voir l'intérieur et je dois dire que je suis agréablement surprise. Je sais cependant qu'il ne faut pas crier victoire trop vite. Apollon est imprévisible et lorsque l'on croit avoir franchi une étape un jour, on peut reculer de deux autres le lendemain.

- Je croyais que j'étais chiante ? Tentais-je de plaisanter, trouvant le moment opportun.

- Tu es fatigante à parler sans arrêt, ça c'est vrai. Mais malgré tout, ta compagnie est agréable.

Vient-il réellement d'avouer qu'il aime passer du temps avec moi ? Ce n'est plus une faille que j'ai créée mais bel et bien une brèche dont les bords s'écartent de plus en plus. Gratter, en douceur et à l'allure d'une tortue semblent avoir portés leurs fruits.

- Je te raccompagne ?

Avec plaisir, j'accepte sa proposition en hochant vivement la tête. Toujours calé l'un à l'autre, je le sens caresser du bout des doigts mes cheveux dont j'ai soigneusement redessiné les boucles pour l'occasion. En m'éloignant de lui, il relâche la mèche qu'il tenait dans sa main. Sans dire un mot en ce qui concerne son geste, il me fait signe de passer devant lui.

Nous prenons donc la direction de ma chambre. L'atmosphère entre nous est détendue. Pour la première fois, il n'y a pas l'ombre d'une mesquinerie en vue. Je dirais même que l'avoir à mes côtés est plaisant. Nous arrivons à discuter malgré les réponses courtes qu'il me donne. Bizarrement, à cet instant précis, elles ne me dérangent guère.

Ses « oui », ses « non » ne sont plus agaçants. Aurais-je appris à les aimer ? Je ne pense pas, j'ai simplement dû m'y habituer. Ils font partie du personnage qu'est Apollon. Sans ses petites phrases, il ne serait pas vraiment lui.

- Merci de m'avoir raccompagné, dis-je alors que nous sommes devant la porte de ma chambre.

Il me gratifie d'un simple sourire, agrémenté d'un petit « c'était avec plaisir ». Sans en dire davantage, il tourne les talons et s'en va. J'hésite à lui lancer un « bonne nuit ». Le voyant disparaitre au détour d'un couloir, je m'abstiens et me dis qu'il a déjà dû suffisamment supporter ma voix pour la soirée. Lui qui n'apprécie pas beaucoup les conversations, s'est montré d'une patiente inégalable ce soir. Rien que de repenser à notre défi, j'ai le sourire jusqu'aux oreilles.

En à peine quelques heures, je suis passée des larmes aux rires. Je ne m'attendais pas à subir autant d'émotions en si peu de temps. Je pensais encore moins que la personne avec qui j'allais finalement m'amuser allait être Apollon et non Charlee.

Cette soirée est définitivement inscrite parmi mes plus mémorables sorties. Aussi étrange que magique, j'ai eu la sensation de vivre un moment hors du temps. C'est pour des instants tel que celui-ci que j'ai souhaité me rendre en Amérique sur cet incroyable navire. Je n'aurais jamais pu vivre tout cela en embarquant dans un avion. Je ne regrette pas mon choix. 

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Et on continue dans les moments mignons entre notre chère Alix ce "grand" Apollon. Cela va-t-il durer ? Avec lui rien n'est garanti...

Merci pour les 1.7k vues, c'est énorme pour moi alors que c'est mon premier roman d'amour. Je suis heureuse de voir que cette histoire vous plait autant qu'à moi !

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