Chapitre 8 - Del Cyrispile

Être malade sans aucune raison visible, normalement, c'était le truc de Del. Que Lo fasse pareil, alors qu'iel était censé·e être la personne sur qui il pouvait compter, solide et inébranlable, ce n'était pas correct. C'était inquiétant, surtout ; et le fait que lea Chevalieresse n'ait aucune explication sur son état n'aidait en rien. Del devait garder son calme, cependant. Il devait montrer qu'il pouvait être utile, qu'il pouvait être solide, lui aussi. Qu'il avait ce qu'il fallait pour être un bon apprenti. Peut-être que c'était un test ? Non, ce n'était pas le genre de Lo. Probablement pas. Pas que Del lea connaisse si bien, après tout.

Après une nuit de sommeil dans les bois, le Maegis se sentait un peu plus d'attaque. La journée de voyage de la veille, entrecoupée du contrôle aux frontières, l'avait épuisé. Ni Lo ni lui n'avaient eu l'énergie d'atteindre la ville d'Hexe, et avec Ode qui baillait trois fois par minute, s'acharner à atteindre leur but en pleine nuit n'avait pas semblé raisonnable. 

Iels avaient un programme chargé, aujourd'hui : raccompagner Ode jusqu'à la maison de ses cousin·es, rendre visite à l'oncle de Lo, au nord de la ville, puis se renseigner sur les prochains départs des Marchants en direction de la Botte afin que Del les suive. Il n'était pas particulièrement enthousiasmé par ce dernier point. Del voulait rester. Il pouvait aider Lo. Pas seulement à remplir sa quête, mais parce que quelque chose clochait : le Maegis en était certain. Il protesterait contre son propre départ en temps et en heure.

Hexe était à la fois le nom de la forêt et le nom de sa capitale. La ville n'était entourée d'aucune muraille, contrairement à la cité royale d'Aradhis et, d'après les témoignages de sa famille, Del s'attendait à tomber dans la ville forestière presque accidentellement, sans s'en rendre compte, en traversant le sentier usé par les mastodontes qui montaient la garde tout autour dans une ronde incessante. Il était rare de rencontrer ces individus immenses, à la peau grise et glabre, en dehors d'Hexe. La lumière au-dehors des forêt leur blesserait la peau et les yeux. Ce n'était pas les seules créatures qui avaient du mal à survivre en dehors de leur milieu de prédilection, dans les mondes connus.

Les premiers campements apparurent bien avant le sentier de ronde.

Des tissus, tendus entre des arbres, servaient de tente. Des feux, creusés dans le sol, répandaient une odeur alléchante de champignons braisés par-dessus le parfum de l'humus. Les voix, les rires, les murmures, couvrirent peu à peu tous les chants d'oiseaux et les bourdonnements d'insectes. Les marques de corruption colorées, sur la peau de chaque individu, les désignaient comme des réfugiés des forêts du Nord. Del déglutit, se sentit honteux de détourner le regard - le détourner de quoi, exactement ? Lui aussi, avait une marque sur la peau. Il n'avait aucun droit de se sentir mal à l'aise. Absolument aucun.

Une petite main se glissa dans la sienne, et le Maegis baissa les yeux vers le visage doux et les quatre yeux inquiets d'Ode.

— Del, tu vas bien ? Tu trembles encore.

Il serra la main d'Ode en retour, lui adressa un sourire rassurant.

— Impec'. Après une bonne nuit de sommeil, aucune raison d'être fatigué, non ?

La petite n'eut pas l'air convaincue, mais lui rendit néanmoins le sourire avec un hochement de tête entendu. Elle garda sa main dans la sienne, son regard perdu dans les campements, rendant les saluts des autres enfants qui lui faisaient signe de la main. Plus iels avançaient, plus les bâtiments solides se multipliaient, portes ouvertes et campements installés dans les anciens jardinets, aucune distinction faite entre les habitants d'Hexe et ceux venus du Nord. Del avait mille et une questions, comme à son habitude ; mais un coup d'oeil vers Lo, la mine pensive, bloqua les mots derrière ses lèvres. Ce n'était pas le moment ; pas encore.

Alors Del observa, laissant son esprit courir sur les moindres détails de la capitale des faunes : les lanternes, suspendues aux arbres et aux poutres des maisons, diffusaient des lumières multicolores sous le couvert des arbres. L'odeur de nourriture était omniprésente et délicieuse, ouvrant l'appétit de Del alors qu'il avait copieusement tapé dans leurs réserves avant de rependre la route. Il voulait s'arrêter à chaque rue, chaque échoppe, chaque auberge, pour pouvoir examiner toutes les choses qu'il ne connaissait ou ne comprenait pas. La main d'Ode dans la sienne le retint, l'emmenant jusqu'à un petit bâtiment, enfoncé dans le sol comme les autres, avec un campement installé directement sur son toit et une marmite dont la soupe bouillante se touillait toute seule à quelques pas du palier.

—Nini ? appela Ode. Kerin ? Vous êtes là ?

Alors qu'iels s'avançaient dans le jardinet, le chaos qu'iels entendaient à l'intérieur s'estompa. Une hybride, avec la même queue et deux paires d'yeux comme Ode, sortit, suivie de trois autres hybrides, avec un ou deux attributs en moins ou en plus que la petite fille. Iels se jetèrent tout·es les quatre sur la petite pour la serrer dans leurs bras. Del et Lo restèrent en retrait, le Maegis les mains nerveusement tordues entre elles et lea faune avec un léger sourire attendri sur son visage apaisé. Sur la peau des cousin·es d'Ode, Del repéra des marques de corruption visibles sous les manches retroussées. Avec un serrement au cœur, il comprit que, peut-être, Ode aussi en avait, cachées sous la longue robe qui couvrait presque toute sa peau. Dans les plaines de la Botte, mieux valait ne pas trop les montrer, si on voulait s'en sortir. A moins qu'elle soit trop jeune pour en avoir reçu... C'était le plus logique, oui. A onze ans, elle n'avait pas connu l'exode. Seulement l'après.

— Entrez, entrez, les invita une des cousin·es, que Del identifia comme Nini. La soupe est presque prête, vous devez rester !

Del ouvrit la bouche, prêt à refuser par pure politesse, mais Lo le devança en acceptant. Le Maegis en déduisit qu'à partir de maintenant, il ferait peut-être mieux de se taire et d'observer : peut-être que refuser aurait été malpoli, en réalité. Et puis, ça voulait dire goûter ce délicieux bouillon et, franchement, qui pouvait dire non de gaieté de cœur ? Très vite, iels se retrouvèrent installés autour de la marmite, directement dans le jardin. L'intérieur du bâtiment semblait ne comporter qu'un atelier, qui se répandait hors des fenêtres dans un chaos de tissus et de bobines de fil.

Les conversations fusèrent, mais Del peinait à suivre. Si parfois iels se rappelaient que le Maegis ne comprenait pas un mot d'une autre langue que l'aradhien, la plupart du temps, Lo comme Ode et ses cousin·es utilisaient des langues que Del ne comprenait pas, et pas toujours la même. Del se sentit soudainement incroyablement stupide. Lui ne savait parler qu'une seule langue. Si on le laissait seul ici, il ne s'en sortirait que parce que les habitants de Hexe avaient fait l'effort d'apprendre l'aradhien. Ou y avaient été forcés.

Del se fit le plus petit possible, profitant de la chaleur de la délicieuse soupe qui apaisait ses membres endoloris. Les cousin·es lui lançaient constamment des regards curieux ; il ne savait pas si, ici, on le regardait parce qu'il était un Maegis ou parce qu'il était un Maegis avec une cicatrice, ce qui n'était clairement pas la même chose.

Après le repas, Ode leur montra brièvement l'atelier dans lequel iels travaillaient, un chaos de couleurs et d'outils, dont certains s'actionnaient tout seuls.

— Merci de m'avoir raccompagnée, leur dit-elle une fois le tour terminé. Je me serais sans doute perdue, avoua-t-elle.

Brusquement, elle ouvrit grand ses bras pour y serrer Del, qui lui rendit le câlin avec un rire joyeux. Ensuite, elle fit subir le même sort à Lo, plus brièvement.

— J'étais ravi de faire ta rencontre, Ode, répondit Del. On passera te revoir à notre retour, qu'est-ce que tu en dis ?

Lo souleva un sourcil perplexe, mais ne fit aucune remarque. Ode acquiesça vigoureusement, manquant de perdre son petit chapeau de paille, puis les deux voyageur·euses prirent congés de leurs hôtes, direction le nord de la ville.

Notre retour, donc ? lâcha Lo une fois qu'iels eurent traversés deux rues particulièrement chaotiques.

— Hey, tu as remarqué comme iels avaient l'air fatigués ? esquiva subtilement le jeune garçon.

— Pas particulièrement. C'est peut-être juste leurs travaux en cours ?

— Non, je veux dire... épuisés. Pas assez pour s'écrouler, trop pour penser que se reposer y changera quelque chose.

Lo prit le temps de réfléchir à la question, ses yeux gris perdus dans la foule et les structures temporaires dressées entre les vieilles maisons. Bizarrement, être pris au sérieux déstabilisa Del plus que si Lo lui avait dit qu'il s'imaginait des choses. Surtout qu'iel aurait eu des raisons de revenir au sujet du retour du jeune Maegis. Ce dernier était certain d'avoir vraiment perçu quelque chose, cependant. Il avait de l'expérience, dans le domaine de la fatigue. Peut-être que la seule raison pour laquelle il avait senti que quelque chose n'allait pas était parce que lui-même vivait ça tout le temps. Mais dans son cas, c'était encore différent. Les cousin·es d'Ode n'avaient pas l'air de gens malades et habitué·es à l'être. Iels semblaient... Del n'en était pas sûr, à vrai dire.

— Regarde les autres personnes, suggéra Lo. Autour de nous.

Del obéit. Il se concentra sur tous les individus qui les entouraient, mobiles ou statiques. Les faunes, la majorité ; les gnomes, ensuite ; les hybrides, les nains, les mastodontes, les Branas avec leurs cornes en forme de bois sur la tête. Celleux qui avaient des marques de corruption colorée apparentes, celleux qui n'en avaient pas. Del observa, et vit une chose à laquelle il n'avait pas vraiment fait attention, jusqu'ici.

Tous·tes étaient épuisé·es.

Ce n'était pas seulement la fatigue d'une journée de travail qui, par ailleurs, venait à peine de commencer. Ni même l'épuisement auquel on pourrait s'attendre dans une ville qui accueillait plus de réfugiés qu'elle n'était vraiment capable de contenir. Même si Del venait d'une famille très aisée, et qu'on pourrait sans mentir le qualifier de gosse de riche, il avait assez traîné avec des gens moins favorisé que lui, de part son statut de morrin, pour identifier la fatigue ordinaire de celleux à qui on ne donnait pas assez pour vivre dignement. Quelque chose d'autre s'attaquait aux habitants de la forêt d'Hexe. Quelque chose d'insidieux. Quelque chose que Del ne pouvait pas voir. Il frissonna, se rapprocha de Lo, qui lui attrapa le bras en soutien.

— C'est comme si quelque chose les drainait de leur énergie. Tu vois ça aussi ?

Lo secoua la tête. Ses oreilles caprines se dressaient par moment, comme s'iel cherchait un son disparu.

— Non. Mais je te crois. Il y a quelque chose de bizarre, dans la forêt.

— Et ça n'a rien à voir avec le fait qu'il y a plein de gens ?

Lo hésita. La sente qu'iels avaient atteints était toute aussi peuplée que les grandes rues, grâce aux cabanes qui s'étaient établies sur les branches des arbres les plus larges. Puis lea faune secoua la tête, et ce qu'iel murmura fit trembler Del plus sûrement que la douleur dans ses jambes.

Il est en train de tuer la forêt.

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