Chapitre 17 - Del Cyrispile

Comme beaucoup de Maegis, Del n'avait jamais été à l'aise avec le concept même de cadavre.

Pour être honnête, il se doutait bien que personne n'avait envie de se retrouver nez à nez avec un corps mort, mais pour les Maegis, rien que l'idée que les cadavres existent était dérangeante. A leur mort, les Maegis ne laissait rien : iels se désintégraient intégralement en quelques secondes, le record ayant été enregistré à une heure et trois minutes, pour un Maegis corrompu capturé dans les Tours gardiennes des Marais Perdus. L'anecdote était tellement étrange qu'elle avait vite couru partout, jusque sur les bancs de l'école de Chevalerie. Rien ne garantissait qu'elle soit vraie, en plus. L'information importante, cependant, restait la même : la mort d'un Maegis, c'était à la fois la disparation de son esprit et de son corps. La seule chose qui restait, c'était les souvenirs des vivants.

— Il faut l'enterrer, constata Lo.

Del frissonna. Iels étaient resté·es quelques instants face au squelette, sans rien dire, sans même vraiment oser bouger. Lea Chevalieresse s'approcha doucement, posa un genou à terre, commença à dégager avec soin les os pour les rassembler. Ode se tourna vers Del, incertaine, et il haussa les épaules, tout aussi perdu qu'elle.

— Tu veux qu'on, euh... creuse un trou ?

— Oui. En bas de la pente, à un endroit où le sol ne s'érodera pas comme ici.

— Bien, chef·fe !

Del se détourna avec soulagement de Lo et de la morte, suivi par Ode. A elleux deux, iels réussirent à creuser un trou avec un sortilège et l'épée émoussée. Lorsque Del se laissa tomber à côté, épuisé, Lo avait aussi terminé sa tâche : rassemblés dans un linceul de tiges et de feuilles enchantés, les os de la faune glissèrent jusqu'à leur nouvelle sépulture, dirigés par la magie de lea faune. Le trou n'aurait même pas été assez grand pour y allonger Ode ou Del, mais ce dernier aurait pu s'y recroqueviller pour une sieste. Lo s'assit tout au bord, déposa les os les uns après les autres. Lorsqu'iel arriva au crâne, le dernier encore dans le linceul, Lo l'attrapa entre ses deux paumes, comme s'iel tenait la morte par les joues pour la regarder une dernière fois. Iel ferma les yeux, posa doucement son front contre le front blanc, puis murmura :

— Puisse quelqu'un se souvenir de ton nom.

Avec délicatesse, iel déposa le crâne avec le reste des ossements. En silence, les trois compagnon·nes remirent la terre déplacée dans le trou, recouvrant de façon plus pérenne le squelette de la faune fugitive. Alors qu'iels se redressaient, la tâche accomplie, et qu'iels reprenaient lentement leur route, main dans la main, Del remarqua quelque chose d'étrange : Lo avait parlé à la morte en aradhien. Une langue qu'iels comprenaient toustes les trois, mais pas nécessairement celle qu'elle avait parlée de son vivant. Comme si Lo ne s'était pas adressée à elle, en cet instant, mais plutôt à toustes celleux qui pourraient vraiment se souvenir d'elle. 

Elleux trois.

Del trembla, sentit son estomac se contracter avec douleur, une brûlure vive et cruelle. S'il n'était pas tombé tout à l'heure, si la forêt ne leur avait pas montré la marche silencieuse des esclaves et la fuite de la faune, cette dernière aurait été oubliée pour toujours.

Combien, comme elle, avait disparut corps et mémoire dans cette forêt ?

***

— C'était différent, cette fois-ci.

La petite voix pensive d'Ode brisa le silence qui s'était installé entre elleux, assez fort pour que Del sursaute. Vu l'ambiance, il n'avait même pas honte. La forêt était devenue franchement glauque, depuis sa chute, et pas seulement parce qu'il s'attendait à retomber sur un squelette à chaque seconde.

— La vision ? supposa Lo.

Ode acquiesça. Del comprenait ce qu'elle avait voulu dire, sans qu'elle ait besoin d'expliciter : ce n'était pas juste une hallucination, qu'iels avaient vécu. C'était un vrai souvenir du passé, concret, réel. Pas un fantôme sous l'eau ni un cadavre dans un tronc. C'était une vraie mort, une vraie histoire. Et les mots aussi avaient été différents. Le ton des voix étrangement moins sinistre. Comme si ce n'était plus la même personne, ou la même entité, qui cherchait à parler avec elleux.

— J'ai besoin d'une pause, déclara Del avec une grimace. Mon estomac me tabasse depuis un moment mais j'avais surtout envie de m'éloigner.

— On peut s'arrêter ici, proposa Lo. Ce n'est ni meilleur ni pire qu'ailleurs.

— Trop rassurant, j'adore.

Lo leva un sourcil et Del lui tira la langue, ce qui eu au moins l'effet de détendre les traits tirés d'Ode. Il ne manquerait plus qu'elle ait des rides à onze ans ! Lui ne serait pas surpris s'il en avait déjà. C'était vraiment stressant, les aventures.

Iels s'installèrent le plus confortablement possible, dans un carré formé par des buissons aux bouquets de fleur d'un bleu presque gris. Tout était grisâtre, ici : les troncs des arbres étaient brun gris, leurs feuilles vert gris, l'humus rouge gris. Del n'avait pas remarqué quand les couleurs avaient ainsi glissé du paysage. Même si cette forêt avait tout de suite paru moins colorée que celle d'Hexe, les quelques couleurs du début était encore assez contrastée pour stimuler un peu le regard. Désormais, seul·es ses camarades cassaient la monotonie de l'ambiance : Lo avec sa peau brune constellée de tâches claires, une cape vert émeraude sur les épaules ; Ode avec sa peau d'un noir brillant, ses quatre yeux rouges pétillants, sa robe d'ivoire et son chapeau de paille jaune. Del non plus ne devait pas être en reste, avec ses vêtements de divers tons de bleu, et il se doutait que sa cicatrice oscillait toujours entre plusieurs couleurs différentes en fonction de son humeur. C'était presque rassurant, de la savoir là, bariolant son visage blanc aussi terne que le reste du paysage. Presque.

— Vous avez senti quelque chose de bizarre, pendant la vision ? demanda Ode une fois assise sur une couverture pliée.

Del attrapa un pot de poudre pour préparer une crème anti-douleur, pendant que Lo inspectait leurs réserves de biscuits secs. Pas vraiment le repas le plus réjouissant en perspective - de toute façon, Del n'avait pas vraiment si faim.

— C'était glauque ? tenta le garçon.

Et terrifiant, aussi. Mais ça, il se refusait à le dire à haute voix. Il avait encore un semblant de dignité.

— Oui, mais... d'un point de vue magique ? insista Ode. Parce qu'avant, pendant les autres, je ne sais pas... je ne sentais rien et ça avait l'air réel. Alors que cette fois-ci, c'était plus évident, vous ne trouvez pas ?

— Hum. Tu as raison, constata Lo. Je n'y avais pas pensé comme ça. Je ne sais pas trop ce que ça pourrait vouloir dire...

— Plusieurs options, enchaîna Del. Soit les deux évènements magiques, les hallucinations et la vision, ont le même but, et donc celui qu'on vient de voir est moins puissant, probablement parce que plus ancien que ceux d'avant. Soit ça n'avait juste pas le même but du tout, et la vision n'avait pas besoin de nous faire croire que ce qu'on voit est vrai. Mais je pense surtout que le messager est juste pas le même du tout.

Lo et Ode le fixèrent quelques instants avec surprise. Les lèvres de Del se tirèrent en un léger sourire fier. La théorie magique, il adorait ça. C'était le meilleur moyen de se débrouiller quand on était nul dans d'autres domaines : bien comprendre comment la magie fonctionnait, dans tout ses aspects, permettait d'en tirer des avantages à moindre effort et sans se baser uniquement sur un instinct ou des ressentis pas toujours au rendez-vous.

— Ça semble cohérent, approuva Lo avec un léger sourire.

— Vous avez déjà fait un sortilège avec quelqu'un ? demanda brusquement Del.

Ode hésita, puis acquiesça timidement. Lo leva un sourcil - encore, tiens - puis ses yeux gris s'éclairèrent avec une lueur nouvelle alors qu'une nouvelle contraction douloureuse scia en deux l'estomac de Del.

— Qu'est-ce que tu as en tête ?

— Rien de précis, grimaça le garçon. Mais... Ton lien avec la forêt est foireux, sauf qu'on a quand même l'air lié·es toustes les trois par un truc, alors... si on t'aidais, peut-être qu'il se passerait quelque chose de différent ?

Lo prit le temps de réfléchir, trop longuement au goût de Del. Le garçon en profita pour s'allonger dans une position qui soulagera son ventre, en appui sur son sac et les jambes rehaussées par une couverture pliée.

— On peut essayer, approuva Lo. Quand tu te sentiras un peu mieux.

Del grogna avec approbation. Ce n'était pas maintenant qu'il se lancerait dans un sortilège complexe, c'était certain. Il était grand temps de se reposer et d'essayer d'oublier tous les nouveaux traumatismes du jour qu'il pouvait ajouter au reste. Il ferma doucement les yeux, luttant pour maintenir ses paupières baissées. Ses sens le tiraient régulièrement au présent, comme s'ils refusaient de le laisser prendre ne serait-ce qu'un instant de répit.

— Dis Lo, tu nous chantes une berceuse ?

Del n'eut pas besoin de rouvrir les yeux pour savoir que lea Chevalieresse avait levé un sourcil perplexe.

— Je ne chante pas.

— Maestre indigne.

Ode pouffa, juste avant de s'allonger, roulée en boule, juste à côté de Del, visage tourné vers lui. Il entendait Lo se déplacer autour d'elleux, installant des protections autour de leur campement de fortune. La petite fille semblait chercher un rythme du bout des doigts, puis fredonna un air étrangement familier. Del eut beau se remuer les méninges, il ne réussit pas à retrouver où il pourrait bien l'avoir entendu. Quelque chose, au fond de lui, lui soufflait que ce n'était pas ses souvenirs à lui, qui étaient réveillés par la mélodie.

Alors qu'il s'enfonçait doucement dans le sommeil, il eut presque l'impression que le vent dans les feuilles se joignait à Ode pour murmurer les paroles de la berceuse, dans une langue que Del n'aurait jamais dû comprendre.

Mon écorce te protège,
Mes fruits te nourrissent,
Mes branches te portent vers le haut,
Mon humus accueille tes muscles fatigués,
Mes feuilles chantent dans les oreilles,
Et lorsque la nuit tombe,
Ma lumière reste encore
Juste au-dessous de ton coeur,
Pour te garder avec moi jusqu'à dans tes rêves.

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