Un genou à terre

Parfois, quelque chose ne va pas. Une difficulté survint, elle paraît momentanément insurmontable. On le vit très mal et on aggrave inconsciemment l'image de cette difficulté que le monde nous impose. On s'enferme dans un cercle vicieux. Bien sûr, nous sommes tous concernés par ce schéma-la, à différents degrés. Mais ce n'est pas une fatalité, si on ne peut pas toujours plier le monde à notre volonté, on peut toujours avoir la volonté de l'aimer...

Julie sent ses genoux congelés sous son jean. Il n'est que 9h10, elle va encore devoir rester assise à sa table 3h de plus. Elle pourrait se lever à la pause de 10h et essayer de trouver ses amis parmi la foule qui se presse dans les couloirs à la sonnerie. Elle pourrait se dégourdir les jambes, faire quelques pas pour soulager son corps courbaturé et aérer son esprit. Mais Julie sait que quand elle bougera, elle devra faire très attention. Si elle se lève trop vite, elle risque de déboîter un de ses genoux. En s'appuyant dessus, elle va sentir sa rotule comme frotter le cartilage. Comme toujours en cette période, elle aura peur de se blesser. En se retrouvant au milieu des autres, elle se trouvera lente, aura peur d'être bousculée. Un simple genou peut handicaper un quotidien.
Julie ne se rendait pas compte de la chance qu'elle avait quand elle marchait normalement. Pas de questions à se poser. Si elle voulait sortir, elle sortait. La météo ne l'impactait pas. La foule ne l'angoissait pas. Elle aimait danser seule dans sa chambre, loin des regards indiscrets. Aujourd'hui elle n'écoute plus la même musique, pour ne pas être tentée de danser dessus et ne pas risquer la blessure.
Il faut comprendre Julie, elle risque l'opération.
Elle était déjà passée par une phase en fauteuil roulant qu'elle avait très mal supporté. Le fauteuil roulant, la dépendance aux autres, pour pousser le fauteuil, ouvrir les portes. Le fauteuil roulant, l'attention de tous les regards, des curieux dont les yeux ne sauraient se détacher de tout ce qui transcende leur norme sociale bien établie. Le fauteuil roulant, elle ne voulait pas y retourner. Alors on comprend pourquoi Julie prenait ses précautions. Elle ne voulait pas être isolée socialement, elle ne voulait pas souffrir non plus.

Pourtant, Julie souffre à cet instant précis quand elle regarde l'horloge. Elle angoisse sur l'heure de la récréation. Comment se comportera-t-elle avec les autres ? Quelle astuce trouvera-t-elle pour éviter de se déplacer ? Sa meilleure amie viendra-t-elle de nouveau la voir si elle l'ignore aujourd'hui encore à la pause ? Il n'y a rien de honteux à avoir des problèmes de genoux, mais Julie refuse d'en parler. Ce n'est pas une blessure sportive, ce n'est pas quelque chose dont elle peut parler. Elle ne veut pas se marginaliser en parlant de ses problèmes. Elle ne veut pas que ses amis se rendent compte qu'elle est limitée par rapport à eux. Alors elle s'éloigne d'eux petit à petit sans même s'en rendre compte. Elle préfère inventer des excuses frivoles qu'en discuter. Plus elle se retrouve seule, moins elle est tentée de prendre des initiatives pour sortir de la situation dans laquelle elle s'enferme. Elle veut croire que c'est pour le mieux, car si elle n'est pas invitée chez Louise au moins ne risquera-t-elle pas de se blesser!

Si seulement Julie avait eu quelques années de plus, elle se serait peut être rendu compte de la bêtise de ses actions. Elle s'empêche de vivre dans un monde qui n'est certes pas celui qu'elle aurait aimé connaître, mais qui n'a pas à la priver de ces moments passés avec ses amis, à la faire mentir pour ne pas sortir. Si Julie avait rencontré Clara, elle ne serait sûrement pas dans cet état de stress à 9h10. Elle serait concentrée sur le cours et n'aurait pas les difficultés scolaires qu'elle rencontre aujourd'hui, au fur et à mesure que les journées s'accumulent et que son attention est accaparée hors des cours.

Clara a de la chance. Sa maman a écouté ses plaintes. Elle l'a emmené voir un médecin avant d'être blessée. Il lui a prescrit une genouillère qu'elle porte tous les jours par dessus ses jeans. Son genou est tenu dedans, elle ne peut pas se faire mal. Ses amis n'ont jamais ri de sa genouillère ou de ses problèmes de genoux. Clara a su rire avec eux en accessoirisant ses bijoux aux couleurs bleues de sa genouillère dès le premier jour. Elle n'a pas cherché à le cacher. Elle a continué à sortir avec eux. Et quand elle sent que son genou est fragile même avec la genouillère, elle demande à rester en classe et il y a toujours quelqu'un pour rester avec elle. Elle danse toujours et ne refuse aucune soirée. Simplement, elle fait en sorte de s'asseoir quand elle fatigue, reste moins longtemps debout et adapte au jour le jour ses mouvements à ses douleurs. Elle n'angoisse pas de ce qui va se passer.

Les amis de Clara ne sont pourtant pas plus matures que les amis de Julie. Clara a simplement su présenter ce petit handicap différemment. Elle en a ri, a refusé de se laisser abattre et a conservé sa vie sociale. Elle s'adapte, et ses amis voient les efforts qu'elle fait parfois pour rester avec eux et s'amuser avec eux malgré les douleurs. Et ils ne l'estiment que davantage pour ça. Il n'y a pas de tabou et ils n'ont jamais pris ce défaut comme un handicap honteux, comme le craignait Julie. Toutefois, Clara a la chance de ne pas avoir connu la blessure comme Julie, dont le souvenir encore douloureux conditionne son quotidien aujourd'hui. Et même si foncièrement, Julie a moins de chances de se blesser que Clara qui prend quelques risques parfois, et à du mal à trouver la balance juste encore, Clara le vit bien. Elle vit tout simplement avec ce que le monde lui a apporté. Et elle a même appris à aimer cette petite genouillère qui la différencie et lui permet de vivre presque normalement. Elle s'est habituée à la voir toujours sur son genou. Elle sourit à la vie et la vie lui sourit en retour.

Et vous, suivrez-vous Julie ou Clara ?

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