Un restaurateur en enfer

- C'est ça, l'Enfer ?

Gus se tourna vers le démon qui l'avait escorté. Celui-ci lui désigna la rue tranquille dans laquelle il se trouvait. On pouvait voir une petite boutique devant eux.

- C'est ça, répondit le démon. Voici votre local. A l'intérieur, vous trouverez du matériel, de l'argent pour faire des travaux et une liste d'adresses utiles. Votre punition consiste à ouvrir un petit restaurant.

- Vous savez que je suis restaurateur pro et que j'adore ça ? protesta l'homme. Ma punition, c'est exercer un métier que j'adore dans un quartier sympa ?!!

- Exactement !

- Vous êtes sûr que c'est pas le Paradis, cet endroit ?

Le démon haussa les épaules et se volatilisa. Perplexe, Gus entra dans le local et le trouva propre et bien rangé. Quelqu'un avait laissé une coquette somme d'argent sur une table. Il commença par embaucher un serveur et un cuistot compétents, après quoi il alla en ville pour acheter des meubles rustiques et des nappes à carreaux. Il voulait un décor traditionnel qui inspire confiance. En chemin, il constata qu'il y avait beaucoup de restaurants en ville. Chose étrange, beaucoup portaient le même nom : « McOmbine. ». Ça devait être une chaîne de restauration rapide.

Il baptisa son restaurant : « La Petite Table Sympa » et la fit inscrire au registre du commerce. On lui conseilla aussi de l'inscrire dans l'annuaire officiel des restaurants de la ville. Tandis qu'il patientait pour faire ces démarches, il feuilleta l'annuaire et quelque chose le laissa perplexe : toutes les premières pages étaient uniquement consacrées aux restaurants McOmbine : McOmbine chinois, McOmbine grec, McOmbine végane... Il fallait aller plus loin pour trouver d'autres enseignes.

- Votre annuaire est un peu bizarre ! dit-il à l'employée qui lui tendait un formulaire.

- Mais non ! Les restaurants McOmbine sont les meilleurs, c'est normal qu'ils passent en premier.

- Je vois... J'aimerais payer un petit supplément pour que le mien soit en première page afin de me faire connaître avant d'avoir des clients réguliers. C'est possible ?

- On ne fait pas ça ! répondit très sèchement l'agente. Et je trouve très prétentieux de vouloir passer avant McOmbine. Vous savez que c'est de très loin le meilleur restaurant ? Mon mari y travaille !

Le restaurateur avait très envie de dire ses quatre vérités à cette connasse mais il voulait encore plus enregistrer son établissement au plus vite. Il inspira profondément et demanda :

- Dites-moi simplement comment je peux être mieux classé.

- Eh bien, le seul resto qui a parfois un meilleur classement que les McOmbine, c'est « Dîner sexy ».

- Et qu'est-ce qu'il a de si spécial ?

- Il y a des femmes nues qui dansent en permanence sur les tables et des photos pornos géantes aux murs.

- C'est une blague ?!!

- Non. Vous n'avez qu'à y aller si vous ne me croyez pas. Signez ici.

Gus pensa qu'il ne s'abaisserait jamais à de pareilles extrémités pour avoir un meilleur classement. Il utiliserait la stratégie qui avait toujours marché pour lui : de bons petits plats dans un cadre simple et accueillant.

*

Il prépara donc la carte de son restaurant : salade composée, steak-frites, omelette aux champignons, bœuf bourguignon, options sans gluten, plats végétariens et véganes... Il fit aussi passer une annonce dans un journal local pour se faire un peu de pub. Le jour venu, il attendit, plein d'espoir.

Aucun client ne franchit le seuil.

Gus espéra jusqu'au bout mais finit par baisser le rideau, le cœur brisé. Il en fut de même la journée suivante, puis celle d'après.

Au bout d'une semaine, un groupe de six personnes entra.

Ravi, le restaurateur les fit asseoir et leur distribua la carte. Le petit groupe commanda un bon repas, but leur meilleur vin et bavarda longuement. En fin de repas, le serveur leur demanda s'ils reviendraient. La réponse lui fit l'effet d'un coup de poing dans les côtes.

- Non, on ne reviendra pas. On préfère McOmbine, comme tout le monde. On était juste là pour un pari. Pourquoi vous n'iriez pas travailler chez eux ?

- On est un petit restaurant indépendant ! bafouilla le serveur. Ça nous convient très bien.

- Vous avez tort. McOmbine, c'est les meilleurs restaurants. Tout le monde devrait manger chez McOmbine.

*

Ils ne revinrent jamais. Peu après, un restaurant McOmbine traditionnel ouvrit de l'autre côté de la rue. Sa carte était en tous points identique à celle de La Petite Table Sympa.

Ils voulaient jouer à ça ! Furieux, Gus décida de booster les ventes de son restaurant. Il installa un coin enfants, un service de plats à emporter et ajouta trois nouveaux plats qu'il mit plusieurs semaines à mettre au point. De l'avis du cuistot et du serveur, ces plats étaient parfaitement délicieux.

Le lendemain, les mêmes plats apparaissaient à la carte du McOmbine. Effaré, le patron demanda au serveur d'aller déjeuner en face et de commander l'un des plats qui venaient d'être copiés. Celui-ci revint au bout d'une heure.

- Je l'ai goûté, énonça-t-il tristement. Il est beaucoup moins bon que le tien.

- Mais alors, pourquoi les gens vont chez McOmbine et pas chez moi ?!!

- Ils ont un nom qui fait vendre, c'est tout.

*

Déprimé, Gus décida de fermer La Petite Table Sympa pour la journée. Il alla se promener dans le parc le plus proche. Celui-ci disposait d'une aire de jeux pour les chiens et en regardant les toutous jouer et s'ébattre, il sentit son stress s'évanouir.

Près de lui, un jeune homme éclata de rire et se tourna vers lui :

- Ils sont trop drôles, ces clébards, vous trouvez pas ?

- J'ai toujours aimé les chiens, avoua le restaurateur. Avant, j'avais un chien d'eau portugais.

- C'est marrant que vous disiez ça. J'ai vécu au Portugal pendant un an !

- C'est vrai ?

- Oui ! continua le jeune homme. La cuisine me manque, d'ailleurs. J'ai jamais réussi à trouver de bon resto portugais en ville.

- Oh ! s'écria Gus. J'ai l'annuaire de la restauration, vous voulez que je regarde ?

Il sortit l'annuaire de son sac à dos, regarda longuement et finit par repérer un nom :

- Chez Carla ! C'est à dix minutes d'ici, vous pourriez essayer, non ?

- Non, répondit très sérieusement le jeune homme. Si son nom n'est pas référencé en première page, c'est que c'est mauvais.

- Mais il n'y a que des McOmbine en première page !

- Eh bien j'attendrai que McOmbine ouvre un Portugais.

- Monsieur, continua Gus, vous ne savez pas ce que vous dites. McOmbine me pourrit la vie, ils ont complètement copié ma carte !

- Vous avez pas mieux à faire que de faire le ouin-ouin ? s'énerva le jeune homme. Si quelque chose d'aussi génial que McOmbine a copié votre carte, vous devriez vous sentir flatté ! C'est quand même un énorme compliment !

- Non, c'est pas un compliment, c'est un coup bas ! Je suis un spécialiste de la cuisine traditionnelle et jamais je ne me permettrais de copier la carte d'un concurrent !

- Vous êtes nul, stupide et vous ne savez pas ce qui est bon pour vous ! hurla le gamin. Vous feriez mieux de travailler pour McOmbine comme tout le monde au lieu de blasphémer comme ça !

*

A bout de forces, Gus tenta encore et encore d'attirer des clients : flyers, petites annonces, bouche-à-oreille... rien ne marchait. En désespoir de cause, il décida d'aller lui-même dans un McOmbine italien pour voir ce qu'il y avait de si spécial. Il commanda une assiette de tagliatelles à la bolognaise et regarda autour de lui. C'était peut-être un effet de son imagination mais on aurait dit que quelqu'un pleurait quelque part.

Enfin, la serveuse lui tendit son assiette et il ouvrit des yeux ronds. Il y avait un mégot de cigarette planté au beau milieu.

- Madame ! protesta-t-il. Il y a un mégot dans mon assiette ! Faites quelque chose !

La serveuse soupira :

- On dirait que c'est la première fois que vous mangez chez McOmbine ! grogna-t-elle.

- Oui et c'est aussi la dernière !

- Bon, alors je vous explique. McOmbine, c'est les meilleurs restaurants au monde et on n'aime ni les râleurs, ni les gens qui critiquent. S'il y a une petite saleté dans votre assiette, vous la retirez tout seul comme un grand garçon, compris ?

- Quoi ?! Mais vous vous entendez ?!

Un client assis à la table voisine intervint :

- Mais laissez cette pauvre fille tranquille ! Vous voyez pas qu'elle travaille ?

- Vous appelez ça travailler ?

- Vous n'avez qu'à travailler à sa place si vous croyez pouvoir faire mieux ! D'ailleurs, qu'est-ce qui nous dit que vous n'avez pas mis vous-même ce mégot pour pourrir la réputation de McOmbine ?

- Je veux parler au gérant !!! hurla Gus.

- Il n'est pas là aujourd'hui ! laissa tomber la serveuse. Maintenant, vous allez me laisser travailler, oui ou merde ?

Furieux, le restaurateur sortit sans manger. Une fois chez lui, il rédigea une longue lettre et l'envoya au gérant pour réclamer des excuses. Il envoya aussi une copie de la lettre à une association de consommateurs et une autre à un journal local.

Les réponses arrivèrent au bout de quelques semaines. Toutes disaient la même chose : sa réaction était disproportionnée, il avait sûrement mal vu ou exagéré la taille du mégot, McOmbine était une institution au-dessus de tout soupçon, c'était super mesquin de dénigrer quelque chose qui nourrissait des milliers de gens et il devrait plutôt faire des trucs utiles au lieu de critiquer. Il y avait de quoi se mettre à vomir.

La Petite Table Sympa restait désespérément vide et le serveur et le cuistot finir par donner leur démission. Gus essaya encore vainement de faire marcher son établissement, puis décida la mort dans l'âme de mettre la clef sous la porte. Il envoya son CV à d'autres restaurants traditionnels, qui lui répondirent tous poliment qu'ils ne pouvaient pas l'engager faute de clients. Que faire ? Oh, tant pis, il allait travailler un mois ou deux chez McOmbine le temps de se remettre sur pieds.

Il se présenta dans un établissement alsacien et tendit son CV. Il pensait pouvoir être engagé facilement. A son grand désarroi, le recruteur ne le regarda même pas.

- Vous pouvez commencer tout de suite ! annonça-t-il.

- Vous ne voulez pas voir mes références ?

- Non ! Ici, on ne fait pas de discrimination entre personnes diplômées et personnes non diplômées.

- Et... vous ne voulez même pas goûter ce que je sais faire ?

- Non ! Allez, au boulot !

- Et... à qui dois-je donner la photocopie de ma carte de mutuelle et mon r.i.b. pour recevoir mon salaire ?

Le recruteur éclata d'un rire tonitruant, si fort et si effrayant que le nouvel employé en eut le sang glacé. Son rire résonna pendant une bonne minute et fit trembler les murs, puis se calma enfin.

- Elle est bien bonne, celle-là ! bafouilla-t-il en s'essuyant les yeux. Ici, c'est McOmbine. Vous n'aurez jamais ni salaire, ni droits sociaux !

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