20. Playlist et pizzas
En qualité de leader du groupe armé, Sagasta avait été le premier à s'engouffrer dans le conduit de ventilation. Une fois en place, il tendit la main à Torrecilla pour l'aider à le rejoindre. Vint alors le tour de Reykjavík, qui se hissa dans le conduit, secondée par les deux soldats déjà en position dans le large tuyau métallique. Lorsque Reykjavík se trouva dans le conduit, les deux hommes relâchèrent ses avant-bras, et Sagasta recula pour laisser la prétendue policière prendre place derrière lui pendant qu'il commençait à examiner les traces de sang laissées par les braqueurs. Chacun d'un côté de la bouche d'aération, Reykjavík et Torrecilla firent monter Hernando. Cette fois, c'est Torrecilla qui se recula pour laisser une place à son collègue. Comme Hernando et Reykjavík étaient les plus proches de l'ouverture donnant sur le couloir, c'est eux qui se chargèrent d'aider Arteche à se hisser à son tour dans le conduit. Hernando attrapa le bras droit de la militaire, et Reykjavík agrippa son bras gauche. La pression qu'appliqua Hernando sur la blessure d'Arteche lui arracha un sourd grondement de douleur, mais étant donné l'étendue de la brûlure, il était nécessaire d'y toucher pour soutenir Arteche. Dès que cette dernière fut suffisamment haut pour s'appuyer sur le bord de la bouche d'aération, elle posa sa main droite et elle poussa du plat de la main afin qu'Hernando puisse relâcher la pression sur sa blessure sans risquer qu'elle ne retombe dans le corridor qu'ils avaient quitté. Reykjavík tira le bras gauche d'Arteche tout en s'écartant d'un pas de l'entrée du conduit, et dès que la militaire eut appuyé un genou derrière Reykjavík, près du bord de l'ouverture, Sagasta donna le signal du départ. Alors le petit groupe se mit en route. Sagasta avançait en éclairant les taches de sang que Tokyo avait laissées dans son sillage, et après avoir braqué sa lampe de chaque côté, il tourna à droite à la première intersection repérée depuis l'extérieur du conduit. Sagasta s'engagea dans cette nouvelle portion de tuyaux, suivi par Reykjavík, Arteche, Hernando et Torrecilla, et ils s'éloignèrent rapidement de la bouche d'aération qui leur avait servi d'entrée.
Puisqu'il fallait être discrets, personne ne traînait les pieds ou les mains pour avancer, pour éviter au maximum le bruit de frottement qu'ils auraient fait autrement. Les armes longues ne servant à rien dans un si petit espace, elles étaient toutes accrochées en bandoulière et reposaient dans les dos de leurs propriétaires. Les armes de poing étaient quant à elles à portée de main, cependant elles n'avaient pas quitté leurs étuis : les tenir en main les ferait à coup sûr toucher le sol du conduit, qui se comportait déjà comme une véritable caisse de résonance amplifiant chaque choc. Donc, à la place de tintements métalliques, seuls les sons feutrés du caoutchouc des chaussures, du tissu des vêtements et de la peau des mains pouvaient s'entendre si l'on tendait bien l'oreille. D'un rythme régulier, ces ondes de choc métalliques étouffées formaient presque une mélodie, et la monotonie de ce moment plus calme, mêlé à la fatigue, écarta les pensées de Reykjavík de l'instant présent.
C'était un jeudi, et au-dehors le ciel oscillait entre franc soleil et épais nuages gris, donnant la déroutante impression que le jour et la nuit alternaient toutes les dix minutes. Étendue dans son lit, Reykjavík observait cette danse ombreuse projetée sur le plafond, pied gauche en appui sur sa couette et pied droit bougeant de gauche à droite en rythme avec la musique qui se diffusait dans ses écouteurs. Soudain, trois petits coup résonnant sur du bois forcèrent ses yeux à quitter le plafond, et Reykjavík aperçut Tokyo qui la saluait d'un grand sourire depuis l'encadrement de la porte. Reykjavík répondit à son sourire, puis elle mit sa musique en pause et elle retira l'un de ses écouteurs afin d'entendre distinctement ce que la brune souhaitait lui dire.
« Je viens te piquer ton chargeur, ça pose pas de problème ?
— Non non vas-y, mon MP4 est chargé à bloc », assura Reykjavík en indiquant d'un geste le dessus de la commode près de l'entrée de la chambre.
Tokyo suivit du regard l'indication de Reykjavík, puis elle fit un pas vers le meuble et elle récupéra le chargeur qui avait été posé sur la commode.
« Merci ! lança joyeusement la brune aux cheveux courts. Qu'est-ce que t'écoutes ?
— Cette chanson-là c'est de New Medicine, mais plus généralement en gros c'est une playlist de rock.
— Et en plus du rock, c'est quoi ton genre de musique ? enchaîna Tokyo en mettant le chargeur de Reykjavík dans la poche droite de sa veste.
— Euh... le hard rock. Et quelques gouttes de pop anglaise, mais c'est tout », avoua Reykjavík d'une voix un peu hésitante.
Elle avait piqué la curiosité de Tokyo, qui haussa les sourcils en inclinant légèrement la tête vers l'avant.
« C'est vrai ? Rien d'autre ? T'as même pas une playlist triste pour quand tu te sens pas en forme, ou même juste pour être au calme ? s'étonna Tokyo en faisant un pas vers le lit.
— Si si j'en ai une, mais je l'écoute jamais. »
Loin d'avoir rassasié la curiosité de Tokyo, la réponse de Reykjavík ne fit qu'augmenter la perplexité de la belle brune. S'en rendant compte, Reykjavík retira son deuxième écouteur et elle se redressa dans son lit. Cette fois, l'ombre au plafond avait aussi empoisonné le regard gris de Reykjavík. S'asseyant en tailleur, elle joua quelques instants avec l'écouteur resté dans sa main droite, les yeux fixés dessus. Lorsqu'elle releva le regard, Tokyo s'asseyait doucement sur la chaise qui reposait contre le mur, au pied du lit. Avec le regard d'une amie inquiète, Tokyo croisa les bras et appuya ses coudes sur le haut pied de lit en bois, prête à écouter, attendant que Reykjavík soit prête à parler.
« Je sais qu'il y a des gens pour qui le fait d'écouter de la musique triste en cas de petit passage à vide aide beaucoup à se sentir mieux, mais personnellement, quel que soit mon état, il me faut de la musique qui bouge, ou en tout cas de la musique joyeuse, énergique. Je sais pas pourquoi, avoua Reykjavík dans un très léger haussement d'épaules.
— Pourquoi tu as une playlist triste si tu ne l'écoutes jamais alors ?
— En fait j'exagère un peu en disant 'jamais'. C'est... disons que les rares fois où je me sens assez mal pour l'écouter, c'est... »
Reykjavík dut faire une pause pour déglutir et ses lèvres se pincèrent alors qu'elle tentait de reprendre contenance.
« C'est que mon cerveau me repasse des images de mon ancien job..., reprit finalement la blonde aux yeux gris. Les très mauvais moments, assez condensés pour me faire perdre pied, précisa-t-elle doucement.
— Tu combattais avec des rebelles contre des régimes autoritaires en Amérique du Sud, c'est bien ça ? »
Reykjavík acquiesça. À présent ses doigts jouaient nerveusement avec les fils blancs qui reliaient ses deux écouteurs entre eux.
« Alors, ces images qui te viennent, c'est... des cadavres ? devina Tokyo, les sourcils à la fois doucement froncés et haussés.
— De toutes les sortes. De tous les âges, de quelques mois à 100 ans. Mutilés, étranglés, noyés, assoiffés, affamés. Ils tiennent les peuples par la peur, les autres pays par les mensonges. Un jour on a entendu dire aux infos qu'un petit garçon avait disparu, il était tombé dans un ravin avec son père en rentrant de l'école, mais les journalistes diffusaient quand même leurs deux photos au cas où ils aient survécu et où ils auraient réussi à s'éloigner de leur voiture. Trois jours plus tard, en prenant une vieille base militaire planquée dans la montagne avec un groupe de rebelles, on les a retrouvés. Mais pas dans le fond d'un ravin, ni morts de soif quelque part dans la nature. Ils étaient sur le dessus d'une petite fosse commune, les chevilles et les poignets ligotés avec de la corde. Ils avaient été égorgés.
— Putain..., lâcha faiblement Tokyo.
— Comme tu dis. J'avais reconnu leurs visages, mais j'ai rien dit, je les regardais juste, j'étais choquée. Et là, mon meilleur ami de l'époque, qui était aussi en quelque sorte mon associé, il est venu voir ce que je regardais, et il est parti en courant pour arrêter un rebelle qui s'apprêtait à tuer le dernier militaire qui servait sur la base. On devait toujours faire vite pour pas se faire choper par des renforts, alors je l'ai suivi, et quand il a commencé à tabasser le militaire pour essayer de lui faire avouer ce qui s'était passé je lui ai crié qu'il devait arrêter, qu'on avait pas le temps et que de toute façon ça servait à rien. Mais il m'écoutait pas, ni moi ni les autres qui étaient du même avis que moi. Le soldat a continué un peu à dire qu'il savait rien, qu'il était pas au courant, mais il a fini par avouer qu'ils avaient reçu l'ordre de kidnapper le petit et son père pour dissuader la mère de témoigner à l'étranger dans un procès qui mettait en cause l'un de leurs commandants. Ils voulaient aller balancer les corps dans le ravin où ils étaient censés être tombés. Ils avaient prévu de les tuer de toute façon, ils ont juste profité de les avoir pour les interroger au cas où ils sauraient quelque chose de plus qu'eux sur la mère. Apparemment, quoi que décide la mère, la mort de son mari et de son fils allait avoir une « utilité » : si elle avait témoigné malgré l'enlèvement ça aurait simplement été l'exécution de la menace, et si elle avait renoncé ça serait apparu comme une punition pour avoir osé penser à témoigner. Quand le soldat a eu terminé de parler, y a eu un silence, un silence horrible. On entendait plus que la respiration du militaire. Il avait du mal à prendre de l'air à cause des côtes que mon associé lui avait cassées. On était tous écœurés, et je suis sûre qu'on se posait tous la même question : puisque les militaires n'avaient pas encore eu le temps de jeter les corps dans le ravin, est-ce qu'ils venaient juste de tuer le gamin et son père ? Est-ce qu'on aurait eu une chance de les sauver en arrivant plus tôt ? Bien sûr, avant d'arriver dans ce genre de planque on savait toujours que des gens se faisaient torturer et que certains allaient peut-être mourir juste avant qu'on arrive. Mais là, je sais pas... on connaissait leurs noms, on avait vu leurs visages plusieurs fois à la télé, et en plus on connaissait leur histoire. Je pense que ça aurait été moins pire si mon meilleur ami n'avait pas forcé le soldat à parler. Ça aurait été... plus loin, plus flou. On aurait eu un pincement au cœur, on aurait été en colère, mais on aurait échangé un regard triste, quelques membres du groupes auraient eu un geste rassurant envers ceux qui avaient l'air les plus choqués, et on aurait continué. Là, c'était la première fois qu'on restait tous bloqués comme ça. Bizarrement, c'est mon meilleur ami qui s'est ressaisi le plus vite. Il a achevé le soldat, et le bruit du flingue nous a tous réveillés. Ceux qui se retenaient de pleurer ont reniflé, tous en même temps, et on a repris notre routine. Une partie du groupe a commencé à monter la garde, et les autres ont récupéré des preuves – photos, enregistrements audio ou vidéo, directives signées..., tout ce qui pouvait permettre de montrer au peuple ce qui s'était passé ici et ce qu'il en restait –. On est partis, et personne n'a abandonné après ce jour-là, mais quelque chose avait changé. C'était la première fois que je voyais mon associé tabasser quelqu'un. En plus ça servait absolument à rien, le gamin et son père étaient déjà morts. C'était de la violence désespérée mais c'était de la violence gratuite quand même, et c'était presque aussi choquant que le reste. Bref. Et donc voilà, des fois j'arrive plus à repousser les souvenirs de ce genre, et y a que dans ces moments-là que j'ai envie d'écouter de la musique triste. Sauf que ça m'aide pas du tout. » Reykjavík déglutit douloureusement, ravalant difficilement un sanglot. Ses yeux avaient maintenant l'air de deux nuages sombres, deux nuages gorgés de pluie. « Ça rend les souvenirs encore plus réels, expliqua-t-elle. J'ai l'impression que la musique triste c'est mon point de non-retour, et après ça il me faut un miracle ou il faut que je tombe d'épuisement pour arrêter d'avoir l'impression de tomber encore et encore. Je sais que je devrais pas écouter de musique triste quand je me sens mal comme ça, mais c'est... c'est plus fort que moi, ça devient un besoin... J'ai jamais réussi à m'en empêcher... »
Reykjavík renifla et elle pinça les lèvres alors qu'elle se retenait de s'excuser pour la longueur de sa réponse à une question pourtant simple.
« Faut pas me laisser écouter de la musique triste », conclut-elle alors avec un sourire douloureux, le regard voilé par une épaisse buée larmoyante.
En réponse, Tokyo adressa un sourire rassurant et encourageant à son amie dans un piètre état. Ses yeux sombres reflétaient bien le tourment qu'avait fait naître ce récit, mais son sourire était lui purement joyeux.
« Viens avec moi, on va se faire une super pizza maison pour ce soir. »
Et Tokyo se leva, tendant la main à Reykjavík sans se départir de son sourire joyeux. Avec un sourire un peu plus sûr, Reykjavík lâcha ses écouteurs et elle accepta l'invitation de Tokyo. Un bras autour des épaules de Reykjavík, Tokyo mena son amie vers la cuisine, hélant tous les braqueurs qui se trouvaient à porter de voix afin de demander qui voulait venir faire une pizza. Quelques réponses positives fusèrent, et Reykjavík sécha ses larmes d'un revers de main, riant doucement lorsque Palerme déclina l'invitation sous prétexte qu'il avait autre chose à foutre et que crier si fort était un crime contre l'humanité. Lorsque les deux femmes parvinrent dans la cuisine, Nairobi attendait déjà aux côtés de Denver et Helsinki.
« On la fait à quoi cette pizza ? demanda aussitôt Nairobi.
— J'vous préviens, j'ai déjà la dalle moi, alors faut en faire plusieurs des pizzas, poursuivit Denver.
— Ça marche, on en fait plein ! »
Après avoir rassuré Denver, Tokyo avait relâché Reykjavík afin d'aller mettre une musique entraînante sur une enceinte. Ils se mirent tous au travail, augmentant le volume de la musique lorsqu'ils entendirent Palerme se plaindre du bruit. Reykjavík se sentit rapidement beaucoup mieux, et ils mirent tous tout leur cœur dans la confection des pizzas. Manille les rejoignit peu après, les cheveux encore humides de la douche qu'elle venait tout juste de terminer.
Tous dansaient en rythme avec la musique tout en cuisinant, ils riaient beaucoup, et plusieurs fou-rires éclatèrent même au fil de la préparation. Un premier lorsque Denver renversa un reste de farine, un second lorsque la farine perdue servit de projectile contre Manille – une attaque totalement injustifiée selon l'ensemble des témoins, et même selon Denver lui-même, qui avait malgré tout beaucoup aimé lancer cette farine sur Manille –, et un troisième lorsque Nairobi glissa sur les restes de farine par terre. Ce troisième fou-rire dura plus longtemps que les autres, car si Helsinki avait rattrapé Nairobi avant qu'elle n'atteigne le sol, Tokyo et Reykjavík avaient toutes deux eu le réflexe de sauver la pizza que tenait Nairobi au moment de la chute. Entre deux éclats de rire, elles répétèrent difficilement des « Pardon Nairobi ! » et des « C'était pas fait exprès promis ! », tandis que leur amie faussement vexée les traitait d'ingrates en leur jetant des épluchures et des emballages.
La préparation de ces pizzas réconfortantes avait pris bien plus de temps que nécessaire, mais ce genre d'instants devait se déguster.
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