11. Brouiller les pistes

Du côté des blessés, les deux militaires chargés d'ouvrir une brèche dans le mur du sellier s'étaient remis au travail. Arteche était venue en aide à ses camarades mutilés, et entre les bandes et les miracles de la coagulation, le sang avait pour le moment cessé de suinter des plaies des malchanceux.

Contrairement aux autres, Reykjavík ne surveillait pas le mur du sellier avec attention, et elle repéra donc les points rougeoyants dans l'une des portes du musées dès qu'ils apparurent. Ne voyant au début que de vagues taches orange pâle, elle crut d'abord à une quelconque illusion, mais lorsque les tavelures s'étendirent et devinrent luminescentes, Reykjavík se sentit obligée de prévenir les autres :

« Commandant ? » fit-elle d'une voix hésitante.

Elle n'ajouta rien et ne lâcha pas les taches incandescentes des yeux, alors après s'être tourné vers elle, Sagasta suivit son regard jusqu'à la porte blindée ponctuée d'orange sombre. Reykjavík vit que Gandía faisait de même, pourtant aucun des deux militaires maintenant avertis ne dit quoi que ce soit. Ce silence était bien entendu relatif, et Reykjavík devinait sans trop de difficulté les jurons intérieurs qui avaient dû résonner en réaction à cette découverte déplaisante.

Les secondes s'effilèrent, se dilatèrent jusqu'à devenir des minutes, et plus le temps passait, plus les lignes incandescentes s'étiraient dans la porte blindée du musée, plus la nervosité des militaires s'intensifiait. En constatant que la découpe du métal avait bien progressé, Sagasta échangea un regard inquiet avec Gandía, puis il pivota de nouveau vers Ramiro et Canalejas pour leur demander d'accélérer le rythme.

Cependant, les taches incandescentes se dissipaient petit à petit, une à une, et Reykjavík commença à douter que les braqueurs parviennent à ouvrir une brèche dans la porte.

Soudain, un coup de feu retentit, ou plutôt deux coups de feu simultanés, et Ramiro et Canalejas tombèrent par terre. Visiblement, deux balles étaient parvenues à passer par deux des trous percés dans le mur, atteignant à la cheville les deux militaires chargés de préparer l'incursion.

« Can͂izo, ils sont dans le sellier ! Vous pouvez les atteindre ? » s'empressa de prévenir Sagasta.

Mais à seulement un mètre du brouilleur que portait Reykjavík, sa communication n'avait aucune chance de parvenir jusqu'à son destinataire.

« Et merde ! » s'énerva le commandant en voyant qu'aucune réponse ne venait.

Pourtant, Reykjavík pensait discerner du bruit venant de la cuisine, des cris peut-être, et elle se demanda s'il se passait réellement quelque chose ou si elle se faisait simplement des films : après tout, peu de sons pouvaient lui parvenir distinctement à cause de la plaque en fonte de la cuisinière.

Peu de temps après, les deux nouveaux blessés étaient soignés, et Arteche aida Ramiro à se relever dès qu'elle eut terminé de s'occuper de sa cheville. Sagasta regarda brièvement en direction de la cuisine, et il pivota ensuite vers Gandía et Reykjavík.

« Maintenant, », annonça-t-il.

Il ouvrit alors le feu sur l'entrée de la cuisine tout en traversant pour rejoindre le reste du commando, et Gandía et Reykjavík l'imitèrent. Ils ne cessèrent de tirer que lorsqu'ils furent abrités, et dès qu'ils relâchèrent la détente de leurs armes, les braqueurs ripostèrent. Leurs balles se fichèrent dans les murs, dans les meubles, mais aucune n'atteignit d'être humain.

Lorsqu'ils furent tous trois de l'autre côté, Sagasta s'approcha du militaire aux airs de pyromane, et il le mena doucement à l'écart du mur bientôt prêt à recevoir les explosifs.

« Non toi t'entres pas. Tu restes ici à l'intérieur, annonça le commandant à Ramiro. Vous autres, posez les charges », ordonna-t-il ensuite en tournant brièvement la tête vers le reste du groupe.

Les intéressés confirmèrent de hochements de tête, et ils se mirent au travail.

« Les autres, tous à couvert, vite ! lança Sagasta lorsqu'il eut terminé de briefer Ramiro.

Rapidement, ceux qui n'étaient pas en train d'installer les charges s'abritèrent derrière de lourds morceaux de pierre, à distance raisonnable du mur, et seuls les deux soldats encore en train de s'activer au pied du mur restèrent à découvert.

Reykjavík les regarda user de mille précautions au moment d'installer les charges. Leurs gestes étaient lents, fluides et concentrés, ce qui s'avérait bien entendu nécessaire pour éviter un accident : si les explosifs secondaires étaient relativement stables, la manipulation des détonateurs était beaucoup plus risquée, d'autant plus au moment de les insérer dans les charges. Ils ne demandaient et n'attendaient qu'une erreur minime pour entamer la réaction pyrotechnique, alors mieux valait ne pas les contrarier.

La situation était compliquée pour les braqueurs piégés dans la cuisine, mais Reykjavík n'était pas si inquiète que cela : pour la première fois depuis son entrée dans le jeu, elle allait avoir l'occasion de faire quelque chose de réellement utile. En effet, vu l'installation des explosifs, le commando allait utiliser des ondes radios pour enclencher à distance la décharge électrique qui mettrait en marche la réaction en chaîne jusqu'à l'explosion finale. Or, le brouilleur que portait Reykjavík était toujours en fonctionnement. Pas d'ondes radios, pas d'exploseur. Pas d'exploseur, pas de détonateur. Pas de détonateur, pas d'explosion. Pas d'explosion, pas d'explosion. Cependant, Reykjavík en était bien consciente, elle n'allait pouvoir que retarder la mise en route des explosifs, car il était envisageable que des appareils de communication soient défectueux, il était possible qu'un exploseur ne soit pas fonctionnel, mais les deux pannes combinées risquaient de finir par animer le doute dans les esprits, par créer des connexions qui pourraient mener à une conclusion simple et dangereuse pour Reykjavík : il n'y a peut-être pas de problème avec les appareils de communication et l'exploseur ou les détonateurs, mais avec les ondes radio. Les réflexions suivantes seraient des questionnements sur les causes de blocage des ondes, notamment sur de si petites distances – il y avait moins de dix mètres entre les explosifs et le commando –, et les militaires finiraient par penser à un brouilleur. S'ils en arrivaient là, la couverture de Reykjavík se trouverait en danger, et l'infiltrée savait pertinemment que la méfiance ne s'estompait que difficilement en situation périlleuse. Or, si l'explosion finissait par se produire, les dysfonctionnements ne pouvaient pas être dus à un brouilleur d'ondes, n'est-ce pas ?

Espérant que ce raisonnement était le bon, Reykjavík n'éteignit donc pas le brouilleur dissimulé sous ses vêtements, et elle patienta à l'abri avec les autres.

« Les charges sont en place, annonça bientôt Arteche.

— Connectez les détonateurs », ordonna Sagasta avant de remettre son casque.

Arteche commença donc à brancher les fils qui pendaient du mur à un boîtier posé par terre. Reykjavík cessa de regarder la préparation de l'explosion, et elle abandonna la position accroupie pour s'asseoir à genoux au sol. Même s'il n'y avait pas de raison particulière pour que l'exploseur se retrouve sous tension dès maintenant, Reykjavík n'avait pas de casque, elle devait donc faire particulièrement attention à ce que sa tête ne dépasse pas de son abri.

Arteche avait été efficace : elle avait mis moins de temps pour connecter les détonateurs et rejoindre les autres à couverts que Sagasta pour terminer de mettre son casque.

« Ramiro ? » lança le commandant en achevant de rattacher sa mentonnière.

Même si elle ne pouvait pas le voir, Reykjavík imaginait sans peine l'air réjoui qu'arborait sans doute le militaire qu'elle estimait à trois ou quatre mètres plus loin derrière elle : il allait avoir une nouvelle occasion de faire exploser quelque chose, et cela devait le ravir. Cependant, il allait être contraint d'attendre encore un peu.

Sagasta répéta aux soldats de se mettre tous à couvert, et Ramiro tenta de mettre en marche la réaction en chaîne censée se clôturer par une explosion. Mais seul le silence lui répondit, et après quelques secondes, les têtes baissées pour éviter le souffle d'une déflagration qui ne venait pas se redressèrent timidement, dépassant peu à peu de la statue en marbre et des autres objets qui protégeaient le commando.

« Ramiro ?

— Commandant, ça ne fonctionne pas... répondit le pyromane d'une voix perplexe.

— Vérifiez les branchements, ordonna Sagasta aux soldats les plus proches du mur. Et faites attention ! »

Deux militaires sortirent de leur cachette, et ils inspectèrent l'installation des charges avec encore plus de minutie que quelques minutes plus tôt : ils ignoraient d'où venait le problème, et peut-être que le montage avait perdu sa fragile stabilité.

Tout en suivant vaguement du regard ce que faisaient les deux préposés aux vérifications, Reykjavík appuya la crosse de son arme au sol de façon à ce que sa main droite se trouve près de son gilet pare-balles. Elle n'eut plus qu'un infime mouvement à faire pour atteindre le brouilleur et son unique bouton qu'elle devinait sous ses vêtements. Elle appuya dessus pour éteindre l'appareil, tout en déplaçant son pied droit afin de produire un léger son de frottement capable de couvrir un éventuel bruit créé par le basculement mécanique de l'interrupteur.

Cette fois encore, personne ne remarqua rien, et les deux soldats achevèrent leurs vérifications après quelques minutes ; ils avaient perdu beaucoup de temps, mais il fallait à tout prix régler le problème, or, ne sachant pas ce qui dysfonctionnait, ils devaient tout débrancher, reconnecter, inspecter chaque fil pour repérer un éventuel défaut. De surcroît, tous avaient du mal à croire que les deux militaires qui s'étaient chargés de l'installation initiale aient pu se tromper et faire une quelconque erreur de branchement, alors se contenter de débrancher et de raccorder de nouveau les fils semblait nécessairement insuffisant.

Finalement, sous les yeux du reste du groupe, les deux soldats rejoignirent les abris qu'ils occupaient avant que leur commandant ne leur attribue la mission dont ils venaient de s'acquitter.

« Ramiro, réessaie », fit Sagasta lorsque tout le monde fut de nouveau à couvert.

Reykjavík reprit alors sa première position, recroquevillée sur elle-même et tête baissée pour qu'elle ne dépasse pas de la lourde statue qui la protégeait, et chacun patienta.

Cette fois-ci, les ondes radio se propagèrent, la décharge électrique atteignit l'exploseur, les détonateurs éclatèrent et firent exploser les charges secondaires. Détonation, gerbes d'étincelles, poussière, ainsi disparut le mur qui veillait sur les braqueurs retranchés dans la cuisine.

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