10. Un compromis comme un autre

Lentement, Reykjavík se frotta les yeux avec le dos de sa main droite. Mais sa main n'était pas assez propre pour retirer parfaitement les cendres et la poussière qui s'étaient déposées sur ses cils pendant que ses paupières étaient closes. Alors, elle ouvrit très doucement les yeux, prête à les refermer si elle sentait qu'une grosse impureté entrait en contact avec sa cornée.

L'air était troublé par la fumée et la poussière. Les silhouettes aux alentours se mettaient très lentement en mouvement, comme encore engluées dans une torpeur, comme peinant à s'extraire des bras de la Mort qui avait tenté de les emporter. Reykjavík était encore accroupie, mais plutôt que de se relever, elle se décala d'un pas pour être près du mur et plus au pied de la petite table. Elle s'assit alors, dos appuyé contre le mur, jambes allongées, et elle regarda plus attentivement ce qui se passait autour d'elle. Le commandant Sagasta demandait comment allait ceux qu'il ne pouvait pas voir depuis sa position, Gandía était seulement en train de quitter le couloir pour se remettre à l'abri des tirs qui allaient bientôt reprendre. Arteche n'avait plus son casque, laissant apparaître de longs cheveux blonds ramenés en queue de cheval et rasés d'un côté, et elle s'avançait lentement vers l'épicentre de l'explosion. Elle se baissa pour retourner sur le dos le corps toujours immobile de l'un de ses camarades, et sa réaction permit à tous de conclure que le soldat étendu près d'Arteche ne se réveillerait plus jamais.

« Ils l'ont tué... », souffla Arteche.

Sa gorge était serrée par la tristesse, mais lorsqu'elle se retourna vers Gandía, Reykjavík comprit qu'il n'y avait pas que ça. Sa voix tremblait de haine, peut-être même plus que de peine.

« Ils l'ont tué, et c'est de ta faute ! » reprocha-t-elle à l'homme agrafé.

Pour une fois, Gandía sembla comprendre qu'il ne devait pas se montrer agressif mais plutôt faire preuve de patience et de docilité, car il leva tout doucement ses mains en répondant que c'était un accident. Mais Reykjavík se demanda s'il pensait vraiment que cela suffirait : la technique du geste apaisant n'avait pas eu d'effet sur lui lorsque Sagasta l'avait utilisée peu de temps auparavant, et là c'était bien plus grave qu'une fierté mise à rude épreuve, il y avait un mort. Reykjavík inclina la tête en arrière pour appuyer son crâne contre le mur, et ses yeux se posèrent sur le plafond. Elle avait l'attitude de quelqu'un d'ennuyé par le manque de professionnalisme, pourtant elle avait envie de savoir comment tout cela allait finir, et elle continuait à surveiller vaguement ce que faisaient les deux belligérants.

« C'était un accident », ajouta Gandía sans pourtant dire qu'il était désolé.

Arteche ne fut pas du tout convaincue, et elle se jeta sur Gandía, lui assénant plusieurs coups de poing dans le visage jusqu'à ce qu'il se retrouve coincé contre le mur. Là, elle sortit un couteau et plaça la lame contre son cou, clairement prête à le tuer.

« Ça arrive, parfois..., reprit Gandía.

— Avec nous non, cracha-t-elle en retour.

— Arteche », intervint Sagasta depuis de l'autre côté du couloir pour tenter de dissuader la militaire d'aller plus loin.

Mais Arteche ne relâchait pas Gandía, et le commandant prit une nouvelle fois la parole :

« Arteche, tout le monde se calme. »

Gandía se dégagea de la poigne d'Arteche grâce à un rapide enchaînement, mais il ne l'attaqua pas lorsqu'elle fut repoussée devant lui ; il voulait simplement la maintenir à distance, elle et son couteau, car il avait peur que la lame n'entame sa chair avant que le commandant Sagasta ne soit parvenu à calmer la militaire.

Mais Arteche n'abandonna pas pour autant, et, le visage déformé par la haine, elle dégaina un pistolet et se jeta de nouveau sur Gandía. Elle l'attrapa de la main gauche pour le maintenir de force contre le canon de son arme, mais il manqua de peu de se prendre une balle en provenance de la cuisine. Arteche le tira alors violemment en arrière et elle le plaqua au sol, pistolet toujours prêt à lui ôter la vie. Sagasta interpella de nouveau Arteche, mais il tourna la tête vers Reykjavík l'instant d'après, visiblement pas convaincu que ses nombreux appels puissent suffire à calmer la militaire en colère.

« Ortega ! » lança-t-il pour capter l'attention de l'adoptée du commando.

Reykjavík, toujours assise contre le mur au pied de la petite table, tourna alors la tête vers le commandant. Il n'avait plus son casque, ses cheveux étaient en désordre, et il était actuellement le seul debout de son côté de la salle, mais en bon commandant, le chaos n'entamait pas la détermination qui transparaissait dans son regard.

« Interviens », ordonna-t-il brièvement.

Reykjavík ne souhaitait pas mettre fin à l'altercation entre les deux militaires, mais elle ne voulait pas non plus se mettre le commandant à dos, alors elle se leva, s'avança, et passa la sangle de son fusil d'assaut autour de son épaule pour libérer ses mains. Elle saisit le poignet droit d'Arteche et le tordit rapidement dans son dos pour lui faire lâcher prise sur le pistolet, qu'elle récupéra alors que la militaire à la longue queue de cheval grimaçait.

« Lâche-moi bordel ! s'énerva-t-elle en tentant de dégager son bras.

— Fais pas quelque chose que tu pourrais regretter, se contenta de répondre Reykjavík.

— Tu crois vraiment que je pourrais regretter de le tuer ? T'es complètement à côté de tes pompes ! Lâche-moi et laisse-moi lui régler son compte !

— C'est pas ce que j'ai voulu dire. Je pense pas que tu regretterais de l'avoir tué, mais de l'avoir tué si vite. Tu penses pas qu'il mérite pire qu'une balle dans la tête ou qu'un coup de couteau ? »

Reykjavík sentit que la résistance d'Arteche à sa prise se faisait moins forte, alors elle poursuivit :

« Tu crois pas qu'il mérite de mourir lentement, de se noyer dans son sang, de bouffer des clous avant de passer dans une machine à IRM ? Réagis pas à chaud, laisse le temps à ton imagination de faire mûrir ta vengeance. »

Un silence s'installa, silence que Reykjavík laissa planer le temps qui lui paraissait nécessaire pour qu'Arteche réfléchisse à ces mots.

« Alors, qu'est-ce que t'en dis ? » tenta Reykjavík après ces quelques secondes.

Arteche ne répondit rien, mais elle hocha légèrement la tête, les yeux toujours rivés dans ceux de Gandía. Alors, Reykjavík relâcha son poignet avant de s'éloigner d'un pas, et la militaire se redressa, fixa Gandía quelques instants de plus, puis elle pivota pour faire face à la femme en combinaison rouge. Cette dernière lui tendit l'arme qu'elle lui avait confisquée, et elle recula de nouveau pour se mettre près du mur dès que les doigts d'Arteche se furent refermés autour du pistolet.

« Arteche, occupe-toi des blessés, vas-y je te couvre », annonça Sagasta.

Il commença alors à faire feu en direction de la cuisine, et il échangea de place avec Arteche, qui rejoignit l'autre côté pour aider le pyromane à soigner les blessés. Gandía, toujours au sol, tendit sa main droite à l'arrivée du commandant, attendant de l'aide pour se relever. Sagasta approcha lentement, si lentement que Reykjavík se demanda s'il allait aider le militaire allongé par terre, mais finalement, le commandant attrapa bien la main tendue et la tira pour assister Gandía. Cependant, lorsque ce dernier fut de nouveau sur ses jambes, Sagasta attrapa brusquement l'arrière de son crâne et le tira vers lui jusqu'à ce que leurs fronts soient pratiquement collés. En faisant abstraction des minutes précédentes, on aurait pu croire qu'il allait lui rouler une pelle.

« Si tu désobéis encore une fois aux ordres, je te jure que je te mets à genoux et que je te colle une balle dans la nuque », le menaça pourtant Sagasta avec détermination.

Toujours brutalement, il relâcha Gandía, qui semblait maintenant calmé : il savait pertinemment qu'Arteche attendait avec impatience la permission de le tuer, et il était aussi conscient que Sagasta s'en chargerait sans problème s'il pensait que c'était nécessaire. Le chef de la sécurité de la banque d'Espagne n'ignorait pas non plus que celle qui se faisait nommer Izira Ortega était loin de l'apprécier ou même de le respecter, portant à trois le nombre de personnes susceptibles de l'abattre, ce qui faisait beaucoup sachant qu'on ne parlait là que de son camp.

Une fois le problème Gandía réglé, Sagasta pivota vers Reykjavík. Il était visiblement partagé, indécis.

« C'était vraiment nécessaire ? lui demanda-t-il en s'avançant vers elle lentement.

— Quoi donc exactement ?

— D'encourager les pulsions meurtrières d'un soldat qui veut en tuer un autre, précisa le militaire en s'arrêtant à un mètre de la femme en rouge.

— Commandant, vous m'avez demandé d'intervenir, vous n'avez pas précisé comment, se défendit la blonde aux yeux gris. Et je pense sincèrement que c'était le moyen le plus efficace de les séparer. Dans d'autres circonstances j'aurais peut-être utilisé une autre méthode, mais là le temps nous manque. La torture est un compromis comme un autre », ajouta Reykjavík en haussant faiblement les épaules.

Doucement, le commandant hocha la tête en pinçant légèrement les lèvres, puis, enfin, il se détourna de Reykjavík pour reprendre le cours de la mission.

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